Avec ses codes stricts et ses usages désuets, elle semble parfois d’un autre âge. A quoi ressemblera la haute couture dans un avenir proche ? Explications avec Stéphane Wargnier, le tout nouveau président exécutif de la Fédération française de la couture du prêt-à-porter des couturiers et des créateurs de mode.

A l’heure de la fast fashion et de ses dommages collatéraux, on pourrait croire que la haute couture est obsolète, un vieux machin poussiéreux qui n’aurait pas survécu au XXe siècle et qu’Internet, et le reste, aurait démodé sans remords. Pourtant, cette exception française a toujours sa raison d’être. Parce qu’elle a le chic pour se projeter dans le futur, vendre du rêve comme personne, soigner son image et permettre la transmission – donc la sauvegarde – d’un savoir-faire unique, dans tous les sens du terme.

Dans ce monde-là, codé et codifié, les règles ne se transgressent guère. La haute couture est une appellation juridiquement protégée. Et l’on y entre en montrant patte blanche, avec l’accord de ses pairs et la reconnaissance du ministère français de l’industrie. Ce qui vous donne quelques droits et beaucoup de devoirs à remplir : le créateur  » permanent  » de la maison doit  » dessiner des modèles originaux, qui seront exécutés dans ses propres ateliers, selon des techniques et un savoir-faire conformes aux usages de la profession  » ; chaque saison de printemps-été et d’automne-hiver, aux dates fixées par la Chambre syndicale de la haute couture, ladite maison est tenue de présenter un défilé d’au moins vingt-cinq passages  » composés de modèles de jour et de soir « . En janvier et en juillet, durant cinq jours, dans une atmosphère presque sacrée, les stars, les clientes et la presse – plus la planète Web – assistent donc en direct à l’acmé de la haute couture, avec des shows spectaculaires comme les affectionne Chanel ou des présentations confidentielles façon salon des débuts, telles que les préfère Bouchra Jarrar. Si la visibilité y est grande, elle ne souffre pas l’à peu près ni la médiocrité. Car la haute couture est le conservatoire d’un savoir-faire prodigieux, qui fait que le luxe est luxe. Et un  » outil  » parfait pour la promotion d’une griffe. Démonstration.

En septembre dernier, Jean Paul Gaultier annonçait qu’il arrêtait le prêt-à-porter pour se consacrer entièrement à sa couture. Est-ce la fin d’une ère ?

Non. Jean Paul Gaultier a autant créé en prêt-à-porter qu’en couture, il a envie de se concentrer sur la deuxième, où il est plus libre, où il n’y a pas de contraintes. A l’âge qu’il a, et il a quand même beaucoup donné, il a envie de se concentrer sur ce qui l’excite le plus. Il a la chance d’avoir une société qui a eu l’intelligence de se structurer, entre autres, en développant des parfums qui lui assurent les conditions de sa survie. L’un des éléments-clés pour ce secteur, c’est évidemment de fabriquer de l’image et, pour cela, une collection de couture marche largement aussi bien, sinon mieux, que le prêt-à-porter. La plupart des noms qui étaient dans le calendrier il y a vingt ans n’y sont plus ; ils n’ont pas réussi à s’appuyer de la même façon sur une telle activité. Or, c’est aussi cela qui leur permet de sortir du pur cycle de la mode et les fait entrer dans ce qui relève du luxe, pérennisant ainsi les marques. Chez Jean Paul Gaultier, par chance, cela s’est fait. Sa société se portera bien en conservant uniquement la couture et les parfums. Et lui vivra mieux : il sera moins stressé, il s’amusera plus. Je pense que c’est un calcul habile, il sort la tête haute de la partie prêt-à-porter mais ne quitte pas du tout le milieu de la mode : il continuera à inventer le printemps-été 2015, l’automne-hiver 15-16 et les suivants…

Mais est-ce le signe d’un changement d’époque ?

Je pense que le jour où Gaultier et Mugler ont commencé à défiler en couture fut plus fondamental. Ils l’ont fait sans se poser la question de savoir s’il s’agissait de vêtements cousus à la main ou à la machine, de haute couture ou de prêt-à-porter : c’était de la création. Par chance, la révision des statuts de la fédération cinq ans avant, en 1992, avait permis de laisser entrer de nouveaux membres. Le but était d’assouplir les conditions techniques archaïques qui n’étaient plus respectées par grand monde. Cela a complètement régénéré le vivier de ceux qui défilent en haute couture, cela faisait des années que l’on entendait dire qu’elle était morte. Depuis, les défilés ont lieu durant cinq jours, avec une créativité qui peut partir certes dans des sens différents mais qui n’a rien à voir avec l’idée surannée que l’on pouvait s’en faire auparavant. Que la haute couture, avec son programme unique au monde, soit suffisamment attractive pour la presse internationale est un enjeu. S’il n’était resté que quatre maisons, la terre entière ne se serait pas déplacée. A partir du moment où existe un vrai calendrier et que le message de mode est important pour dire la saison, cela donne de l’attrait pour les médias internationaux. Au-delà de cela, c’est l’une des raisons pour lesquelles un certain nombre de jeunes marques font le choix tactique de défiler plutôt à ce moment-là : il y a quand même un peu moins de monde, donc plus de visibilité, la compétition y est moins dure.

Est-elle rentable pour un jeune créateur ?

Tout seul, non. Et surtout, cela ne suffit pas, cela ne construit pas un label. Pour une griffe émergeante, qui ne peut pas suivre tout de suite le modèle  » couture et parfums « , qui est peut être celui du futur, il faut qu’elle développe son prêt-à-porter. Et il faut qu’il découle stylistiquement de ce qui a été présenté pendant la semaine de la couture, sinon cela n’a pas de sens. Parfois c’est compliqué, certains créateurs font un produit tellement pointu qu’il n’est pas facile à traduire en prêt-à-porter.

Pour un jeune, être dans le giron d’un grand groupe de luxe, est-ce mieux ?

Cela peut aider, ne serait-ce que s’il agit en tant que financier. Mais un tel groupe apporte-t-il autre chose ? Je n’en suis pas certain à 100 %, mais c’est un point de vue personnel. C’est tellement différent, le quotidien d’une entreprise où l’on est trois et celui d’une autre, où travaillent trois mille salariés. Mais de toute manière, pour se lancer dans la mode, il faut beaucoup d’énergie, de détermination et avoir des amis. Tous les biopics sur Saint Laurent ne peuvent laisser ignorer que quand on commence, on commence petit.

A propos d’Yves Saint Laurent, sa robe Mondrian haute couture hiver 65-66 était récemment mise aux enchères chez Drouot, et estimée à entre 6 000 et 8 000 euros. Ce genre d’engouement nourrit-il la haute couture contemporaine ?

S’agissant de cette robe, on ne parle de rien d’autre que d’une icône du XXe siècle. C’est irrationnel de vouloir la posséder. Si c’est pour s’en inspirer, il existe des photos. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Ici, c’est comme acheter le manuscrit d’un écrivain, celui de Sade, par exemple…

Mais la couture, c’est aussi du rêve et de l’irrationnel…

On dit que la haute couture est la Formule 1 de la mode. Et c’est vrai puisque c’est l’endroit où l’on peut faire ce que l’on veut. Mais c’est aussi, à l’opposé, le conservatoire d’un savoir-faire exceptionnel. Sa transmission dans les ateliers est essentielle. Et là, je reprends ma casquette de directeur des études à l’école de la Chambre syndicale : c’est parce que Paris est depuis plusieurs siècles le coeur de cette activité que ce savoir-faire y existe. Or, bien que cet enseignement soit de création, les élèves en sortent diplômés en sachant ce qu’est un patronage, monter une épaule, travailler sur une toile. L’idéal est que la haute couture soit à la fois un conservatoire et un observatoire.

Donne-t-elle le  » la  » d’une saison ?

Non, car il y a autant de créativité dans les collections de couture que de prêt-à-porter. Ce sont les talents qui donnent le  » la « , qu’il s’agisse de Bouchra Jarrar pour la première ou de Rick Owens pour le second. C’est cela qui donne un ton de saison. Nous avons la volonté que ces talents qui font la mode d’une époque montrent leur show plutôt à Paris qu’ailleurs, qu’ils soient Français, Indiens, Américains, Japonais ou Italiens. Cette logique a toujours été celle de la fédération. Et cela donne lieu à une belle expo au Palais de la Porte Dorée, Fashion mix, mode d’ici, créateurs d’ailleurs (lire par ailleurs). Cette idée de Paris terre d’accueil trouve son origine avec Charles Frederick Worth, le premier couturier parisien qui était Britannique, viennent ensuite Fortuny, Schiaparelli, Issey Miyake, … Cette caractéristique fait qu’aujourd’hui durant la Fashion Week parisienne, vingt-cinq nations défilent.

La preuve que la mode est un langage universel…

Cela n’existe pas, une mode nationale, ou alors c’est du folklore, par définition. Cela dit, on peut parler cette langue avec un accent local : il reste quelque chose de japonais dans les vêtements de Yohji Yamamoto, de parisien dans ceux de Jean Paul Gaultier, d’italien dans ceux de Versace. Cela n’empêche que la teneur de leur création fait qu’ils ont une place sur un échiquier mondial, et qu’ils s’inscrivent dans cette compétition planétaire. Un Libanais qui crée des robes qui ont l’air purement libanaises a-t-il ses chances à Paris ? Non. Un Indien qui dessine des saris, non plus. Cela n’a de sens que s’ils délivrent un message de mode. Ce milieu est un drôle d’écosystème, il a l’air hétérogène, cinquante nations assistent aux défilés à Paris, mais il est incroyablement homogène : comme par hasard, une marque dont on n’a jamais entendu parler, soudain, la même saison, est achetée par des boutiques telles que Colette à Paris, Corso Como à Milan ou Lane Crawford à Hong Kong. Et, comme par hasard, la journaliste du New York Times et celle du Vogue en parlent elles aussi…

La fast fashion et la digitalisation ont-elles modifié les rythmes de la mode ?

Oui, beaucoup. Avant, il existait ce que l’on appelle un press release, les journalistes avaient le droit d’assister à la présentation de la collection mais pour communiquer, il fallait attendre une certaine date. A une époque, il n’était même pas question de faire des photos pendant les défilés, ceux que l’on prenait sur le fait, en train de dessiner, se faisaient virer manu militari. Cette notion de conserver la création jusqu’au moment de sa commercialisation était plus forte. La télé a perturbé les choses, le digital les a transformées. Chez Hermès, en 1998, on interdisait encore les télés, une équipe maison filmait le show et donnait les cassettes à la presse quand c’était le moment. Quinze ans plus tard, il est diffusé en direct. Les rythmes professionnels ne correspondent plus nécessairement aux propositions en boutiques, c’est en partie ce qui a fait sans doute se détourner le public de la véritable création. Il n’y a pas si longtemps, on attendait les sorties des numéros spéciaux fin août pour découvrir la mode de la saison, aujourd’hui, tout arrive de façon décalée par rapport à la réalité du moment où l’on va s’habiller dans un magasin.

 » La robe de mariée sauvera la haute couture « , affirme le créateur Zuhair Murad…

Sauver, je ne sais pas si c’est le mot. Mais l’idée de la couture pour un moment d’exception, oui. Cela dit, il y a d’autres occasions extraordinaires que le mariage…

C’est un club très fermé. Combien de clientes ?

Chaque maison a ses chiffres. Nous ne sommes plus à l’époque où les femmes s’habillaient toute la journée en haute couture. Aujourd’hui, ce sont surtout des clientes singulières pour des événements qui le sont tout autant, notamment dans les marchés émergeants. Il faut y ajouter les stars vêtues par les maisons. Madonna pour ses concerts en Givenchy, c’est presque de la couture à l’ancienne. Elle ne se déplace pas, Ricardo Tisci se rend à New York et y prend une suite comme le faisait Paul Poiret quand il entamait le tour de l’Europe pour aller voir celles qui le portaient. Regardez le premier rang chez Gaultier, c’est un mélange d’habituées, de stars du show-biz et de jeunes femmes qui ont de la chance d’être fortunées, qu’elles habitent aux USA ou dans les Emirats. Quand on a mis le doigt dedans, on y prend goût à l’évidence.

Mais le rythme de la haute couture n’est pas celui du prêt-à-porter. A elle de s’adapter ?

Le principe même du vêtement sur mesure suppose des essayages, des étapes… C’est l’une des raisons pour lesquelles il y a autant de clientes dans les maisons, même dans les petites. A l’heure où tout est immédiat, ceux qui ont des moyens ont envie du contraire. Plus l’époque est au temps réel, plus le temps épais, long et différent procure du plaisir. Dans l’attente, il y a du désir.

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

 » L’idéal est que la haute couture soit à la fois un conservatoire et un observatoire.  »

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