Depuis cinquante ans, ce créateur poétise le design italien. A l’occasion de la parution de sa première monographie, retour sur le trajet atypique d’un peintre, graphiste et inventeur inclassable.

C’est une façade austère, perdue dans le quartier industriel de la piazza Piola, à Milan. Il faut pousser le grand portail gris pour découvrir la maison-atelier historique de Fornasetti. Une fois le seuil franchi, c’est l’émerveillement : entre les dizaines de machines d’imprimerie se déploie une collection fabuleuse d’objets et de meubles qui ont fait la réputation de ce créateur iconoclaste. Du chiffonnier guépard au porte-parapluie à papillons. Bienvenue dans l’univers fantastique de Fornasetti.

Le fils unique du fondateur, Barnaba Fornasetti, habite avec sa femme au second étage de cette bâtisse. Barbiche en pointe, £il bleu, ce sexagénaire a employé une bonne partie de son existence à poursuivre l’£uvre de son géniteur.  » Mon père a toujours pensé qu’un meuble ne devait jamais perdre sa fonction d’utilité, mais qu’il pouvait (et devait) être décoré, même à l’excès. Or je vous le demande : qu’y a-t-il de plus actuel, dans un monde toujours plus gris et uniforme, que d’offrir au quotidien des images suggestives, un panorama, un jardin, une £uvre d’art ? » Une entrée en matière en forme de défi, à l’image du séisme esthétique que son père Piero a déclenché dans le design italien. Adolescent, le paternel rêveur décorait déjà les murs de sa chambre de motifs en trompe-l’£il – une femme à la fenêtre sur un mur, des montgolfières grimpant au plafond… Une décennie plus tard, c’est à la 5e Triennale de Milan, en 1933, que ce peintre d’à peine 20 ans expose ses premières créations : une série de foulards imprimés, représentant des pièces d’armure ouvragées, ou encore une nappe semée d’antiquités.

Ces £uvres lui valent d’être aussitôt remarqué par le célèbre architecte Gio Ponti, fondateur de la revue  » Domus « . A l’époque, Ponti désirait créer une ligne d’objets artistiques, mais reproductibles en série. Ensemble, ils mettent au point une technique permettant d' » appliquer  » l’art italien du xxe siècle aux ustensiles d’usage courant. Avec entrain, Fornasetti élabore des prototypes d’assiettes en céramique : elles figurent des reproductions de journaux, des visages inspirés de la Rome antique, des poissons… A une époque où le service en porcelaine Wedgwood est encore la norme, les créations Fornasetti font scandale. Dépité, l’orgueilleux créateur investit dans un four et s’installe à son compte dans un atelier de la via Bazzini, à Milan.

 » Peu à peu, l’imprimerie de mon père s’est ouverte aux peintres surréalistes : Fontana, De Chirico… sont venus faire réaliser leurs lithographies chez lui « , rappelle Barnaba. Avec un talent manifeste pour l’illusion et le trompe-l’£il, cet anticonformiste reprend une série de thèmes de l’histoire de l’art : décors issus de l’imaginaire architectural, empruntés à la nature, clins d’£il culturels ou encore ornementations totalement figuratives. Son décor le plus célèbre reste sans doute ce visage de femme qu’il avait découvert dans une revue française du xixe siècle : il le fait passer par toutes les humeurs et en dessine plus de 500 versions. Ces motifs déclinés à l’infini, Fornasetti les a appliqués sur les supports les plus incongrus, des cendriers aux rideaux, en passant par les chaises ou les lampes, transformant les intérieurs en univers parfois baroques, parfois oniriques. Après la mort accidentelle de son père, en 1988, Barnaba a pris la relève. Chaque matin, il se rend dans le nouvel atelier, situé à dix minutes de la via Bazzini. Qui pourrait soupçonner que Fornasetti le prolifique crée toutes ses pièces là, sur ce petit plateau de 150 m2, avec seulement quinze ouvriers ? Justement, l’affaire l’inquiète :  » Certains métiers se perdent, comme l’art de la laque. Mon chef d’atelier a vingt-cinq ans d’ancienneté et n’a pas trouvé son successeur.  » En attendant de dénicher la perle rare, le créateur a ressorti des archives familiales une infinité de motifs originaux, redonnant un second souffle à la marque. Cela n’a pourtant pas été facile pour le fils, longtemps tiraillé entre respect des traditions et innovation…

Aujourd’hui, c’est à lui que l’on doit le bureau Boomerang ou la théière Viso di donna, que Philippe Starck décrit comme  » une porte ouverte, une source d’inspiration immédiate (1) « . Surtout, Barnaba fait connaître l’esthétique Fornasetti à un large public grâce à la licence signée avec le fabricant de porcelaine Rosenthal. L’image de son père continue pourtant de le hanter :  » L’autre jour, je rêvais qu’on m’appelait de Vérone pour me signaler un trafic de faux Fornasetti, plaisante-t-il. Je me rendais sur place et découvrais que, derrière ce nouveau business, se cachait mon père ! Nous avions une petite dispute, puis il finissait par me féliciter…  » Sourire.  » Décidément, Fornasetti est une entreprise très freudienne.  » Une définition qui sied à merveille à la complexité et à l’élégance de cette grande maison.

(1)  » Fornasetti. Conversation avec Philippe Starck « , par Brigitte Fitoussi. Assouline.

Cécile Allégra

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