La féminisation de la planète Polar s’accentue.  » Les gros tirages de la dernière décennie vont aux nouvelles  » tricoteuses  » de meurtres « , observe l’historien Jean Tulard (*). Parmi elles, Fred Vargas a vendu cinq millions de polars en dix ans. Cette archéologue parisienne à l’imagination débordante est un phénomène. Portrait.

Le rendez-vous est fixé dans le xive arrondissement à Paris. Forcément. Son fief. Celui où elle a grandi, celui où elle vit toujours, à deux pas de ce carrefour Edgar-Quinet, où se noue, sur fond d’épidémie de peste, l’intrigue de  » Pars vite et reviens tard « , cet étrange best-seller qui l’a révélée au grand public, en 2001. Nous sommes dans un bistrot anonyme, entre percolateur et banquettes en Skaï, face à la gare Montparnasse. Fred Vargas est là, vêtue sans façons. Jeans, col roulé bleu marine, anorak à capuche bleu ciel (un modèle bulgare des années 1970 ?), cigarette à la main : qui, au comptoir, irait imaginer que cette petite femme aux yeux marron et au sourire ironique a vendu cinq millions de polars en quelques années ? Qu’ils sont traduits dans trente-cinq pays ? Que les producteurs se les arrachent pour les porter sur grand écran ? Que la Grande-Bretagne lui a décerné, l’an dernier, le très prestigieux Duncan Lawrie International Dagger ?  » Vous allez vite comprendre que je n’ai pas la grosse tête. J’ai un ego gros comme une lentille « , attaque-t-elle d’emblée.

Pourtant, il y a un mystère Vargas. Au fil des interviews et des portraits qui lui sont consacrés, ce sont toujours les mêmes formules et le même petit folklore qui ressurgissent. En  » Vargas  » dans le texte, et par ordre d’entrée, on y croise sa  » jume  » adorée – comprendre sa s£ur jumelle, Jo, peintre -, ses  » rom-pol  » – abréviation de roman policier – expédiés en trois semaines et son combat en faveur de Cesare Battisti, écrivain et ex-activiste italien d’extrême gauche, aux côtés de  » Béache  » – soit Bernard-Henri Lévy. La réalité, fort heureusement, est plus contrastée. Timide mais incorrigiblement bavarde, faisant assaut de modestie mais théorisant à tout crin, féministe fascinée par la structure des contes de fées, intello et popu, viscéralement de gauche mais amie de François Bayrou : les strates qui composent Fred Vargas, archéologue dans le civil, sont multiples et accidentées. De là, sans doute, cette voix unique dans le polar français.

A la maison, pourtant, c’est peu de dire que l’on préférait la collection Blanche à la Série noire.  » A 13 ans, on nous faisait lire Nerval « , résume-t-elle. Chez les Audoin-Rouzeau – Vargas est un pseudonyme qu’elle empruntera au personnage d’Ava Gardner dans  » La Comtesse aux pieds nus  » – on voue un culte à la littérature.

Son clan

Le père, Philippe Audoin, est un Pic de La Mirandole qui fréquente assidûment les surréalistes. On lui doit d’ailleurs plusieurs ouvrages savants, dont un  » Breton  » (Gallimard) et un  » Huysmans  » (Veyrier).  » Il était monstrueusement cultivé, intellectuel jusqu’au bout des ongles et doté d’un sens de l’humour ravageur « , se souvient le romancier Marc Dugain, auteur d’  » Une exécution ordinaire « . Le jeune Dugain fréquente depuis toujours le clan Audoin-Rouzeau : la mère de Fred est sa marraine et il considère cette dernière comme sa  » s£ur « . Etrange destin, les deux inséparables amis d’enfance, qui vont fêter leurs 50 ans cette année, trustent aujourd’hui côte à côte les sommets des listes de best-sellers.

Dans l’effervescence de l’après-68, le père aux inclinations libertaires reçoit toutes sortes d’écrivains, de musiciens et de peintres. Stéphane, le frère aîné, Jo et Fred, les jumelles, et Marc, l’ami de toujours, observent, écoutent, absorbent comme des éponges. Bientôt on les croise, entonnoir sur la tête, dans les manifs.  » On était des enfants de  » bourges « , bien sûr, mais on étouffait dans cette France pompidolienne. Attention, nous n’avons jamais été trotskistes ou maoïstes ! On rêvait plutôt de fonder un phalanstère « , raconte Marc Dugain. On retrouve d’ailleurs la trace de ce fantasme adolescent dans les polars de Fred Vargas – que l’on songe à l’improbable petite communauté de la pension de la place Edgard-Quinet dans  » Pars vite et reviens tard  » ou encore aux  » évangélistes  » de  » Debout les morts « . Fred Vargas a toujours adoré les clans – clan familial jadis, clan du polar aujourd’hui.

L’adolescente écume les ciné-clubs –  » Mort à Venise « ,  » Deep End « ,  » Le Guet-Apens « ,  » Family Life « , se gave de musique – Beatles plutôt que Stones, Janis Joplin, mais aussi Gustav Mahler – et, bien sûr, lit jour et nuit.  » Rousseau, Hemingway et Proust, ma trilogie magique « , se souvient-elle. Clin d’£il littéraire, ses chats portent tous des noms tirés de l’£uvre de l’hilarant P. G. Wodehouse.

A l’époque, Fred s’essaie brièvement à la bande dessinée et tâte de l’accordéon. Plus tard, lors de festivals de polar, de Lamballe à Saint-Nazaire, les habitués des fins de soirée arrosées auront droit à ses interprétations savoureuses de Fréhel ou de  » La Fiancée alsacienne « , une chansonnette revancharde de 1870 ( » Prussien, mon c£ur n’est pas pour toi ! « ). On la croise d’ailleurs souvent, étui d’accordéon à la hanche, aux cours de Leroi-Gourhan, au Collège de France. Fred se lance dans de longues études d’archéologie, jusqu’à devenir une archéozoologue réputée du CNRS (qui lui décernera même sa médaille de bronze).  » J’ai passé des mois à trifouiller des intestins de puces pour étudier l’épidémiologie de la peste « , sourit la romancière. La très sérieuse spécialiste du monde médiéval Frédérique Audoin-Rouzeau publie alors, dans des revues savantes, des articles aux titres aussi glamour que  » La Taille du b£uf domestique en Europe de l’Antiquité aux Temps modernes  » ou  » Le Rat noir (Rattus rattus), les voies du commerce et de l’expansion de la peste « .  » On retrouvera dans ses romans cette capacité clinique à disséquer les choses « , analyse Marc Dugain.  » Elle gardera ce goût pour les grandes peurs ancestrales comme le loup, le diable ou la peste, ce qui lui conférera une place à part dans le polar « , complète son ami Claude Mesplède, auteur d’un monumental  » Dictionnaire des littératures policières  » (Joseph K.). Mais pour les best-sellers, il faudra attendre encore un peu…

A la rencontre de son idole

Un beau jour, pourtant, Fred rentre à la maison un manuscrit sous le bras.  » Tu as écrit une connerie ? » interroge ce père qui méprise la Série noire.  » Oui « , répond-elle avec sa franchise habituelle. La  » connerie  » s’appelle  » Les Jeux de l’amour et de la mort « , une histoire de meurtre dans les milieux de la peinture. Poussée par une amie, elle va le présenter au Festival du film policier de Cognac, en 1986. Miracle, il décroche le prix du roman policier. La récompense lui est remise sur scène par Léo Malet et Andréa Ferréol.  » Allez, il faut dire un petit mot « , lui souffle le père de Nestor Burma. Pétrifiée de timidité, littéralement soutenue par les épaules, d’un côté par Ferréol, de l’autre par Malet, Fred aperçoit, au premier rang, Robert Mitchum, invité d’honneur du Festival. Le grand  » Mitch « , son idole. Celui dont elle collectionne même les  » mauvais  » films. Alors, elle se lance :  » Eh bien, s’il suffit de signer un roman policier pour voir Robert Mitchum en vrai, je crois que je vais en écrire une douzaine…  »

Aujourd’hui encore, quand elle raconte la suite, on peut voir des étoiles dans ses yeux :  » A ce moment-là, je l’ai vu se lever et venir lentement vers moi, comme dans  » La Rivière sans retour « , me prendre dans ses bras et m’embrasser !  » La photo du baiser hollywoodien trône toujours chez elle. Malet- Mitchum : pouvait-on rêver parrainage plus approprié pour une romancière cinéphile et amoureuse des vieux quartiers de Paris ?

Publiés au Masque, ces  » Jeux de l’amour et de la mort  » – que l’auteur a d’ailleurs quasiment reniés depuis – font une entrée bien timide dans les librairies. Avec ce prénom, tout le monde est d’ailleurs persuadé que l’auteur est un homme.  » Vargas, lui, joue le jeu avec sincérité « , écrit par exemple Michel Lebrun, dans  » L’Année du polar 1987 « . La romancière embraye sur  » L’Ecole du crime  » et  » Ceux qui vont mourir te saluent « , mais tant Le Masque que les autres éditeurs sollicités refusent alors ces deux manuscrits.

Pas découragée pour autant, Fred imagine un nouveau personnage, solitaire et tout en nonchalance, le commissaire Adamsberg. Adamsberg… Laissons Fred Vargas raconter les premiers pas hésitants de ce héros appelé à un grand avenir :  » L’aventure dans laquelle il apparaît s’intitulait  » L’Homme aux cercles bleus « . Comme les grands éditeurs me reprochaient d’écrire des romans  » atypiques « , je l’ai proposé à Maurice Périsset, qui dirigeait une petite collection chez Hermé. Il l’a publié mais, sept jours plus tard, la maison a fait faillite. Le roman n’a quasiment pas été distribué. J’ai juste pu en racheter une caisse, à 50 centimes le volume. Je l’ai posée dans un coin, chez moi.  » On a connu naissance plus triomphale…

Heureusement, va survenir la rencontre avec Viviane Hamy. L’éditrice étrenne justement Chemins nocturnes, une nouvelle collection policière. Elle publie Vargas. Le succès va être très progressif : 1 000 exemplaires pour  » Debout les morts « , 8 000 pour  » Sans feu ni lieu  » et, soudain, en 1999, 50 000 pour  » L’Homme à l’envers « , variation policière autour de la peur du loup.  » Je pensais que je ne ferais jamais mieux « , se souvient la romancière. Légère erreur d’appréciation : le suivant,  » Pars vite et reviens tard  » s’écoule à 330 000 exemplaires ! Le phénomène Vargas est en marche.

Malgré le succès, la  » polarchéologue  » ne va rien changer à ses habitudes. Elle roule toujours à vélo ou dans sa vieille Clio  » un peu pourrave « , déjeune à la pizzeria de l’avenue du Maine et porte, donc, d’improbables anoraks bulgares. Son dernier roman,  » Dans les bois éternels « , sorti l’an dernier, a beau lui avoir rapporté plus de 500 000 euros, selon nos estimations, ses amis sourient en l’entendant encore lancer parfois, sortant d’un restaurant :  » Allez, avec mes droits d’auteur, ce soir, on s’offre un taxi !  » Tout juste a-t-elle consenti à s’adjoindre les services d’un agent réputé, François Samuelson, qui fait exploser les enchères des adaptations sur petit et grand écran : on parle de 274 500 euros pour les droits de  » Pars vite et reviens tard « , réalisé par Régis Wargnier avec José Garcia (mais qui n’a pas convaincu l’entourage de la romancière) ; Vargas a préféré  » Sous les vents de Neptune  » tourné par Josée Dayan, avec Jean-Hugues Anglade en Adamsberg et qui devrait bientôt être diffusé à la télévision ; enfin, Studio Canal finance l’adaptation de  » Dans les bois éternels « , tout juste terminée par l’ami écrivain Marc Dugain et qui pourrait être tournée par un réalisateur étranger.

La recherche de l’assassin

Les habitudes d’écriture, elles non plus, n’ont guère varié.  » Les premières bribes me viennent lorsque je rêve, allongée. Ce ne sont encore que des îlots épars, sans aucun lien. Pour  » Pars vite et reviens tard « , tout a com-mencé par l’image d’un marin breton échoué à Paris. Puis l’idée de la peste est venue se greffer là-dessus. Avant de commencer à écrire proprement dit, il me faut impérativement l’assassin. Alors, je me lance.  » De nuit, dans l’atelier qu’elle a longtemps partagé avec sa s£ur jumelle, Jo, toujours à deux pas du cimetière Montparnasse, ou, depuis qu’elle s’est mise en disponibilité du CNRS, au calme, en Normandie. En trois semaines, sans véritable plan –  » avec la grande angoisse de la page 150, où tout bascule  » -, à raison de quinze heures par jour, le premier jet est bouclé. Il est alors soumis à Jo, qui agrémente les marges de petits smileys – ou d’ironiques :  » peut mieux faire  » -, puis repris et corrigé, présenté à nouveau à la s£ur jumelle, etc. Cela peut durer trois mois jusqu’au moment où Jo s’écrie :  » C’est bon, on ne touche plus à rien !  » Marc Dugain et un ou deux proches font alors une ultime relecture.

 » Son succès ne doit rien au hasard, analyse le critique littéraire Claude Mesplède. Elle refuse les modes, la facilité du fait divers ou des arcanes de la procédure et invente son propre monde, entre poésie et exorcisme.  » Même François Guérif, qui publie les très  » hard-boiled  » Ellroy ou Stark chez Rivages, apprécie :  » Elle me dédicace toujours ses romans en me disant qu’ils sont bien éloignés de ce que nous éditons en Rivages/Noir. Certes, mais c’est justement son art de la digression ou de l’aphorisme poétique qui fait son charme.  » Un charme salué par de grandes pointures anglo-saxonnes :  » Val McDermid et Graham Hurley aiment beaucoup ce qu’elle écrit, confirme Marie-Caroline Aubert, responsable du Masque. En décollant parfois du réel, elle parvient à toucher un lectorat qui dépasse largement celui du polar traditionnel.  » Adulée par le public – elle signe à la chaîne lors des séances de dédicace -, soutenue depuis toujours par  » Le Monde  » et  » Télérama « , elle suscite une étonnante unanimité. Seul Patrick Besson, dans  » Marianne « , osera écorner l’icône :  » Elle raconte lentement une histoire sans intérêt, avec un joli style pas beau et un drôle d’humour pas marrant.  »

Sous ses airs désinvoltes, pourtant, l’univers de Fred Vargas est fortement structuré. L’archéologue du polar peut savamment disserter pendant des heures sur l’essence du roman policier à travers les âges. On résume : aux temps préhistoriques – on vous avait prévenu… -, l’homme dessine sur les parois des grottes pour exorciser ses peurs ; plus tard, le conte médiéval met en scène forêts inextricables et dragons, à travers lesquels un preux chevalier, venu de nulle part, devra se frayer un chemin jusqu’au château et sa princesse ; le roman policier ne serait que l’épigone de cette tradition immémoriale : au milieu d’un lacis de fausses pistes, le héros écarte le  » danger vital  » et rétablit une forme d’harmonie universelle.  » En fait, j’écris des contes pour adultes, une littérature-médicament que l’on ingurgite avant de s’endormir, apaisé « , résume notre structuraliste du xive arrondissement.

On comprend mieux pourquoi il est si difficile de rattacher Vargas à une tradition.  » Il y a un peu de Pierre Véry en elle « , risque François Guérif. Peut-être aussi un petit côté  » réalisme poétique  » des faubourgs à la Prévert (après tout, l’auteur de  » Paroles  » n’est-il pas l’inventeur du nom Série noire ?). En tout cas, peu d’affinités avec les  » queens of crime  » anglo-saxonnes. De rage, Fred Vargas a déjà pulvérisé un Patricia Cornwell contre un mur !  » La complaisance pour la violence n’a jamais fait avancer l’humanité « , se contente-t-elle de commenter. Au risque de surprendre, elle confesse en revanche une certaine fascination pour Agatha Christie –  » Je ne suis pas encore parvenue à percer le secret de cette incroyable mécanique  » – et des amours de jeunesse, jamais démenties, pour Arsène Lupin et Sherlock Holmes.

Un esprit sans cesse en ébullition

Très étrangement, surtout si l’on songe à son engagement en faveur de Cesare Battisti, enfant du gauchisme des années de plomb, Fred Vargas n’est pas très sensible aux Série noire politiques de Jean- Patrick Manchette. Elle balaie la tentation du polar engagé d’une magnifique citation de Stendhal :  » La politique est une pierre attachée au cou de la littérature « .

Vargas préfère donc l’action concrète. Elle défend inlassablement la cause de Battisti, cet auteur de polar jugé par contumace pour assassinats en Italie et récemment arrêté au Brésil, rameutant les soutiens, sensibilisant les politiques, publiant même un livre sur l’affaire. Une cause plutôt impopulaire, qui agace beaucoup autour d’elle mais lui gagne aussi l’amitié indéfectible de François Bayrou et de BHL. Ce qui donne, traduit en langue  » vargassienne  » :  » François et  » Béache  » sont deux mecs vraiment  » impliables « .  »

Ces derniers mois, l’ancienne épidémiologiste de la peste s’est lancée dans une nouvelle et déroutante croisade : la conception d’une cape en plastique destinée à lutter contre le virus de la grippe aviaire. Après étude serrée de la propagation des gouttelettes infectées et croquis divers, elle a présenté son projet à Xavier Bertrand, alors ministre de la Santé. La  » cape Vargas  » est actuellement testée dans les laboratoires de la République.  » Cette épidémie l’obsède, sourit un proche. Il y a quelques mois, elle a envoyé à ses amis une lettre circulaire recommandant de faire des réserves d’eau et de conserves. J’en ai stocké dans ma cave, à tout hasard…  »

Ainsi va Fred Vargas, l’esprit sans cesse en ébullition. Entre deux bouffées de cigarette, penchée au-dessus de la table du petit café de Montparnasse, elle soupire :  » En fait, j’ai beaucoup de mal à me défaire de mon côté intello. Le seul moyen que j’ai trouvé jusqu’à présent, c’est de me mettre dans la peau d’Adamsberg. Ces temps-ci, je suis dans la phase de cogitation. Il y a deux ou trois idées qui me trottent dans la tête. J’espère m’y mettre pour de bon cet été. Au fond, écrire me repose de moi-même.  »

(*)  » Dictionnaire du roman policier « , Fayard, 2005.

Jérôme Dupuis

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