Pendant plusieurs siècles, Hoi An fut, sous le nom de Fai Fo, l’un des plus grands ports de commerce d’Asie, attirant à ses heures de gloire les riches marchands japonais, chinois mais aussi français et portugais qui y construisirent des maisons aujourd’hui miraculeusement conservées et classées par l’Unesco. Carrefour des civilisations et des cultures, la cité se déguste comme un mille-feuille du passé, au fil du fleuve nourricier…

Aux premières lueurs de l’aube, lorsque les montagnes environnantes ne sont encore que des ombres bleutées, le fleuve Thu Bon ouvre doucement les yeux. Si quelques pêcheurs, emmitouflés sur le pont de leurs petits chalutiers battant pavillon rouge à étoile jaune, sont encore bercés par les clapotis de l’eau, d’autres man£uvrent déjà de drôles de méduses : de grands filets rose orangé retenus par des piquets qui plongent dans l’eau et remontent le fretin argenté d’un coup de pédale à vélo ! De frêles embarcations, portant de grosses nasses en osier tressé émergent, sans bruit, des rives aux palmiers touffus cachant de modestes villages de bambou. Gestes ancestraux de ces hommes et femmes, accroupis dans leurs barques, dont ne dépassent de loin que les non-la (chapeaux coniques). Progressivement, les berges s’habillent de maisons modernes aux façades acidulées et de bâtiments coloniaux ocre jaune décatis, les vrombissements des motos emplissent l’air, Hoi An n’est plus loin… Les quais du marché, déjà pris d’assaut par les pêcheurs, se couvrent de gros tas de glace où surnagent sardines, soles et anguilles.

Dans le ventre de la cité, on se fraye à peine un chemin entre les poulets vivants sous cloche, les femmes croulant sous le poids de leurs palanches remplis d’herbes fraîches, les montagnes de tout – fruits déjà épluchés, légumes luisants, vaisselle en plastique bigarré, jouets, casseroles et offrandes de temple en papier délicieusement kitsch. On y fait ses courses, mais on y déjeune aussi de galettes de riz et de brochettes fumantes, on y joue sur de petites tables, on s’y perd. C’est sur ces quais que s’est bâtie, dès le xvie siècle, la richesse de la ville. Carrefour maritime pour les navires japonais, chinois et javanais et, à travers leurs puissantes Compagnies des Indes, français, portugais et néerlandais, Fai Fo est devenu une escale incontournable. On achète ou on échange du riz, du sucre, du thé et du tabac, mais aussi la soie, la porcelaine, les perles, l’or.

Les marchands qui doivent passer de longs mois sur place, contraints par le cycle des moussons, finissent par y construire des maisons, dont les rez-de-chaussée sont occupés par la boutique. Des premiers quartiers japonais, il ne reste aujourd’hui que le pont couvert avec son petit temple en guise de salle de justice et ses chiens et singes de pierre comme gardiens immuables. En revanche, l’empreinte chinoise est plus profonde avec les maisons communes et les temples en bois coiffés de toitures de tuiles courbes en forme de chapeau mandchou. De cette histoire mouvementée, la ville a absorbé tous les héritages ; ainsi le salon de la maison Tan Ky est sculpté d’une allégorie japonaise autour de la Création et des trois éléments, orné d’un plafond en forme de carapace de crabe chinois et agrémenté d’une toiture vietnamienne à tuiles apparentes ! Un musée vivant peuplé d’antiquités où la décoration n’est jamais anodine, des péristyles en forme de potirons pour la fertilité, des chauves-souris sur des accoudoirs pour le bonheur.

Sur les précieuses boiseries en jacquier sont gravés des poèmes incrustés d’oiseaux de nacre. La maison de Diep Dong Nguyen où se commercialise la soie depuis 1856 est dédiée aux antiquités, passion de la famille depuis quatre générations. Dans les immenses bibliothèques, des Bleus de Hué encore éclatants, des céramiques datant de 3 000 ans avant Jésus-Christ, des coupes Hoa Lam du xve siècle, des vases incrustés de coquillages provenant des fonds des îles Cham où se sont échouées bien des cargaisons. Mais que l’on y ait fait commerce de la soie ou des épices, il ne manque jamais, dans ces riches demeures, ni l’autel des ancêtres (toujours tourné vers le fleuve pour développer le commerce !), ni la cour à ciel ouvert qui abrite le puits et donne un peu de lumière et d’air. Dans ces intérieurs sombres et étroits, la rétine est soumise à une telle gymnastique que l’on a l’impression que c’est la maison qui nous découvre et non l’inverse.

Mais le plus extraordinaire, c’est que la plupart des neuf cents maisons de cette ville-musée sont encore habitées par les mêmes familles, six ou sept générations plus tard. D’émouvants portraits en noir et blanc des ancêtres sont religieusement disposés tout autour de l’autel et leur souvenir célébré chaque année, le jour de leur mort. Lorsque le port s’est ensablé au xixe siècle, c’est celui de Da Nang tout proche qui a profité du développement économique. Un oubli en forme de chance pour Hoi An auquel aucun businessman ne s’est intéressé. Les premiers Français arrivés il y a une douzaine d’années vous parlent des rats qui les suivaient la nuit, ravis de la visite, des épouillages à même la rue, d’une bourgade rurale loin de tout, mais dans un décor de rêve… qui ne pouvait laisser l’Unesco insensible ! Les maisons historiques d’Hoi An furent classées en 1999 et, dorénavant, se visitent. Une protection indispensable qui a aussi, pour certains, ôté la vraie vie et donne ce côté  » carte postale  » avec son lot d’artisans du monde.

Mais les enfants de Hoi An qui sont partis en Europe reviennent toujours à leurs inoubliables origines, comme cet architecte qui a imaginé sur les bords du fleuve une maison basse traditionnelle, avec sa grande pièce commune où vivent parents et enfants, ses colonnades de temple et ses tuiles apparentes, mais transparente, illuminée. Ils s’installent près des rizières et leurs parcs à crevettes qui entourent la ville, et conjuguent Hoi An au présent. Une parenthèse enchantée où la rivière ne charrie plus de trésors exotiques, seulement les étudiants de la campagne et les vivres, au fil des marées de la mer de Chine…

Reportage : Sylvie Lajouanie et Agnès Benoit Photos : Nicolas Millet

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content