à 41 ans, la créatrice parisienne sait ce qu’elle veut. Et surtout ce qu’elle ne veut pas. Ses objets bien trempés sont tout à son image. Audacieux et poétiques à la fois, ils s’imposent sans racolage ni mièvrerie. Leçon de beau, sans prétention.

Sans faire de manières, elle s’est assise en lotus, le dos bien calé par le dossier de sa chaise de bureau, comme pour marquer la distance. Patiemment, un petit sourire en coin posé sur les lèvres, Inga Sempé attend que les questions tombent, en sirotant une tasse de café réchauffé. Malgré le succès, les années de pratique, la Française n’a pas de discours tout prêt à vous sortir d’une traite.  » Moi, je n’ai rien à dire, lâche-t-elle. Il faut que l’on m’interroge.  » Dans ses réponses, elle semble prendre un malin plaisir à ne pas être d’accord avec vous. Surtout lorsqu’il s’agit de la cerner, de mieux la définir. Elle n’aime pas les étiquettes, Inga. Celles qui font rimer femme avec fragilité, sensualité, soumission. Et jamais volonté, marteau ou boulon. Fatiguée aussi peut-être d’être d’abord perçue comme une  » fille deà « . Celle d’un père célébrissime – Jean-Jacques Sempé, le dessinateur du Petit Nicolas, auteur de nombreuses couvertures du New Yorker – et d’une mère illustratrice d’origine danoise – Mette Ivers – à qui elle doit son prénom peu commun, aux accents nordiques.

 » Dans ma famille, personne n’avait la moindre idée de ce qu’était un designer, insiste Inga Sempé. J’étais bricoleuse, j’adorais coudre. Même si je dessinais beaucoup, je me suis toujours intéressée aux volumes.  » Lorsque, le bac en poche, elle entend parler de l’Ensci – l’école nationale supérieure de création industrielle, récemment ouverte à Paris – c’est tout naturellement qu’elle introduit un dossier pour passer le concours d’admission. L’atmosphère du lieu, trop soixante-huitarde au goût de la jeune femme viscéralement attachée, déjà, à ses idées et à son indépendance, la pousse à s’échapper, au gré de ses stages, vers d’autres horizons. L’Italie, dont elle apprend très vite la langue, devient son nouveau port d’attache.  » Pour réussir en France, il faut avoir fait ses preuves ailleurs, dénonce-t-elle. L’artisanat y est méprisé ou confiné dans l’imitation de formes du xviiie ou du xixe siècle. Et la structure industrielle est beaucoup trop lourde. D’un côté vous avez de vieux ringards qui font de la copie, complètement coupés d’une esthétique soi-disant moderne. Et de l’autre, de gros industriels, pilotés par des équipes marketing qui n’ont aucune culture et se croient supérieures. « 

Comme Tom Dixon, les frères Bouroullec, Ineke Hans et bien d’autres, elle rejoint  » l’écurie  » Cappellini et se fait remarquer par la presse internationale avec une lampe en plissé de près de deux mètres de hauteur. Le procédé qu’elle a apprivoisé et distillé depuis 2002 dans différents projets – pour Luceplan et pour Moustache – est un peu devenu sa marque de fabrique  » Les plis m’ont toujours fascinée, admet-elle. C’est le moyen rêvé de structurer un matériau léger, de lui donner de la rigidité, de l’articuler. Tout en créant des jeux d’ombre et de lumière.  » En 2003, elle crée une nouvelle fois la surprise, mais pour Edra cette fois, avec un projet d’étagères recouvertes de poils de brosse auxquels il faut se frotter pour attraper les objets qu’elles renferment.

 » En Italie, vous ne gagnez peut-être que 50 euros par trimestre sur un objet, mais au moins il existe, martèle-t-elle. Il est publié et vous serez remarqué par d’autres éditeurs, peut-être même français. Ceux qui choisissent ce métier pour gagner beaucoup d’argent, pour être riches et célèbres, risquent d’être très déçus. Un designer ne fait pas partie de la jet-set. D’ailleurs, c’est plutôt avec Easy Jet qu’il voyage.  » Malgré la médiatisation de son travail, l’afflux de commandes –  » heureusement, je ne dois plus démarcher des clients sur les salons car j’étais très mauvaise à ce jeu-là « , assure-t-elle – Inga Sempé refuse le label de designer star, elle qui pourtant, avant d’ouvrir son propre studio, s’est fait les dents dans les agences de deux monstres sacrés du secteur, Marc Newson et Andrée Putman. Chez le premier, elle découvrira l’importance d’apprendre à parler le langage des techniciens.  » C’est essentiel de comprendre comment se fabriquent les choses, pour pouvoir s’adapter sans se laisser dominer « , précise-t-elle. Avec la seconde, elle se confortera dans l’idée que l’architecture d’intérieur ne l’intéresse absolument pas.  » Que les gens se meublent comme ils veulent, dit-elle. Ce qui me plaît, c’est de créer des objets que l’on va industrialiser en petite ou en grande série. Qu’il s’agisse d’un canapé ou d’une poignée de porte. « 

Le côté m’as-tu-vu du métier – se montrer dans les salons, faire parler de soi dans les médias, créer le buzz autour de meubles qui parfois ne seront jamais produits – a plutôt le don de l’agacer.  » À cause de cette mise en avant de quelques stars, on confond design avec haute couture de l’objet, gronde-t-elle. Or, c’est une discipline large, pas une petite niche élitiste.  » Mais ce qu’elle déteste par-dessus tout c’est de voir son travail regardé autrement parce qu’elle est une femme.  » On dit que le métier est sexiste, mais le sexisme, c’est dans la presse qu’on le retrouve, râle-t-elle. J’en ai marre qu’on me demande si je cherche à être sensuelle dans mon travail. Pourquoi moi ? Pourquoi un homme ne pourrait-il pas être sensuel ? C’est comme si le design masculin était universel et celui des femmes particulier. Parce qu’elles seraient juste bonnes à faire des coussins et de la broderie. C’est l’Iran quoi ! Je suis convaincue que des discours de ce type ferment beaucoup de marchés aux femmes. On se dit qu’elles ne sont pas assez techniques. On les limite à un registre. Moi j’aimerais bien qu’un jour on me demande de dessiner un compas ou des marteaux. « 

Urbaine dans l’âme

Boudeuse, elle peste aussi contre les éditeurs qui croient pertinent d’affubler ses créations de textiles rose bonbon ou de soierie de boudoir.  » Le canapé Chantilly que j’ai conçu pour Edra, je le voulais recouvert de tissu mat, révèle-t-elle en pointant un prototype sur son ordinateur. Je trouvais que ça lui donnerait une allure beaucoup plus bizarre avec tous ces plis, un peu comme un chien sharpei. Au lieu de cela, il est devenu une caricature de mauvais goût que seul un type comme Berlusconi aurait envie d’acheter. « 

Un autre retour de flamme ne se fait pas attendre lorsqu’on a le malheur de trouver un petit côté organique à ses créations.  » La nature ne m’inspire pas du tout, réfute-t-elle. Je m’y ennuie profondément. Je suis une urbaine dans l’âme. Ce que j’aime, c’est imaginer des objets légers visuellement qui n’encombrent pas trop. Ça ne me déplairait pas, d’ailleurs, de travailler de façon anonyme pour la grande distribution, sans avoir mon nom dessus. « 

Dans son bureau qu’elle partage avec deux jeunes assistants, les étagères débordent de petites maquettes. On ose à peine lui faire remarquer que de loin on dirait une maison de poupées design, qui pourrait sous peu intéresser sa petite fille.  » Vu la taille du studio, ce serait compliqué de travailler à l’échelle 1 : 1. C’est une phase importante de mon travail, justifie-t-elle en attrapant une version miniature un peu bancale du canapé Ruché, lancé en janvier dernier par Ligne Roset. Je me fiche que mes maquettes soient parfaites. Elles ne sont pas là pour gagner un concours. Mais pour donner vie à une idée. Les professionnels aujourd’hui prennent de moins en moins la peine de lire un croquis, de comprendre une maquette, ils se contentent de regarder des rendus 3D parfaits. « 

Beaucoup peut-être, mais pas Michel Roset. Son usine est encore l’une des rares à posséder en interne un service de prototypage. Ces deux caractères bien trempés se sont trouvés. De son propre aveu, Inga Sempé vit aujourd’hui essentiellement des commandes de la marque française. Des produits forts, audacieux, mais qui, au fil du temps, réussissent à convaincre. Les ventes de son sofa Moël ont peut-être démarré en douce, mais elles ne cessent de croître.  » Ce n’est pourtant pas une dimension avec laquelle je suis très à l’aise, souffle-t-elle. Tout ce qui est en rapport avec le corps, ce n’est pas trop mon truc.  » Pourtant elle en est déjà à son troisième canapé et s’apprête à développer un lit inspiré de Ruché.  » Avec ce modèle, je tenais à tout prix à faire quelque chose de très différent, explique-t-elle. D’abord pour ne pas m’ennuyer, car cela prend du temps de concevoir un meuble pareil. C’était très difficile de fusionner une structure rigide en rembourrage souple et confortable. Peut-être qu’on n’en vendra pas un seul. Ou seulement à des personnes âgées. Parce que l’assise est très haute. J’ai bon espoir, c’est un marché en pleine croissance. « 

Des produits beaux parce qu’intelligents

Quand elle parle de ses clients, qu’ils soient italiens, suédois, allemands ou français (eh ouià il y en a finalement), Inga Sempé avoue préférer les entreprises familiales, les petites structures.  » Où l’on est moins emmerdé par le marketing, insiste-t-elle. Vous n’êtes pas en face de financiers qui ne pensent qu’à rentabiliser leurs actions. Là, vos interlocuteurs ont encore une culture du produit, parce qu’ils sont nés dedans. Ou bien qu’ils ont fondé la boîte.  » C’est pour toutes ces raisons d’ailleurs qu’Inga Sempé a soutenu Moustache, l’un des rares éditeurs à s’être lancé à Milan, l’an dernier, alors que les indicateurs de crise incitaient tout le secteur du meuble à la prudence.

 » Il se dégage des produits d’Inga Sempé une beauté qui émane de l’intelligence avec laquelle elle les a conçus, affirme Stéphane Arriubergé, l’un des deux fondateurs de Moustache. Ils paraissent tout simples mais sont en réalité très techniques. Pour la lampe Vapeur, il a fallu réaliser près de 40 prototypes. Inga ne lâche rien tant que ce n’est pas parfait. Elle gère les moindres détails et cherche elle-même des solutions. Elle est très exigeante. Mais je trouve que c’est plutôt une qualité qu’un défaut. « 

Stéphane Arriubergé le reconnaît : les produits signés Inga Sempé comptent parmi les best-sellers de sa petite entreprise. Ça tombe bien, la Parisienne n’est pas en manque d’idées. Et le joyeux capharnaüm qui règne dans son studio est à l’image de son imagination bouillonnante.  » Je crois que c’est Francis Bacon qui se vantait de n’avoir jamais nettoyé son bureau de sa vie, plaisante-t-elle. Ne pas avoir à se soucier de ranger, c’est l’idéal, non ?  » Le meilleur moyen de ne jamais enterrer de rêves inachevés.

Par Isabelle Willot

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