Dans son monde, la mort est une petite personne délicieuse et les mouettes prennent leur café salé. Auréolée du prestigieux prix Astrid Lindgren 2010 pour l’ensemble de son ouvre, cette auteure de livres jeunesse sait, il est vrai, faire parler les animaux, le silence et les émotions.

On la rencontre au c£ur de l’été. Quelque part dans le Brabant wallon, sa maison, trois façades macaron enrobées de verdure et de chants d’oiseaux, s’apparente à une certaine idée du bonheur. Dans le salon il y a le bric-à-brac de ceux qui laissent la maniaquerie aux esprits inquiets. On y croise un mari à la poignée de main tranquille et deux enfants, Théodore, mèche Bieber et tee-shirt  » Free Tibet « , 14 ans, Elias, chaussettes lâches, allure vacances scolaires, 12 ans. Cette petite tribu a l’air parfaitement cool, la maman ne fait pas défaut.

Kitty Crowther roule son tabac main et dévoile rapidement son rire, saillie de joie sopranesque qui ponctue des réponses agréablement bavardes. On s’est attablé au dernier étage sous une mansarde percée de grands carrés de ciel, son atelier. L’endroit est intime, il respire les heures en solitaire, le son du crayon sur le papier, quand l’histoire se lève  » et que les personnages m’emmènent (sic) par le bout du nez, ces petits moments de grâce qui me dépassent un peu « , dit-elle encore, quinze ans après Mon Royaume, premier album publié chez Pastel comme la plupart de la trentaine de récits qu’elle a illustrés depuis lors.

Kitty Crowther est née en 1970, un jour de printemps, à Bruxelles mais aurait  » selon toute vraisemblance été conçue en Suède « , pays d’origine de sa maman, enseignante. Daddy, lui, est anglais. Dans une première vie, il fut pilote dans la Royal Air Force avant de virer cadre sup’. Le couple s’est rencontré sur un bateau russe. Peu importe le pourquoi du comment, l’enfance de Kitty se passe en Belgique aux côtés de sa s£ur aînée, avec vacances au grand air en Zélande,  » j’en garde un vrai goût pour l’eau et la nature en général « , visites annuelles de la famille en Scandinavie,  » région qui cultive l’art de la féerie comme nulle part  » et chez sa grand-mère, en Angleterre,  » j’en ai hérité un goût du non-sens, une certaine pudeur aussi « .

Pour comprendre son  » amour des histoires et de leur magie « , il y a surtout son père. Improbable businessman fou de littérature, ce dernier lui inocule le goût de la narration :  » Il me racontait un nombre incalculable de bobards que j’ai toujours crus.  » Et puis il y a son handicap : malentendante, Kitty Crowther commence à s’exprimer à 4 ans seulement,  » les livres étaient alors pour moi des fenêtres sur le monde. Du coup, j’aime penser les miens comme des endroits où l’on peut se poser un moment « . Malgré son appareil auditif, cette  » défiance « , comme elle la nomme, fait toujours partie de son quotidien. Elle en a fait son parti, une force même,  » je l’ai décidé « . Exemple brillant : Alors ?, petit bijou d’album sur l’attente, traversé de points de suspension et de silences à l’expressivité inouïe. Autre  » bienfait caché  » de son isolement : une subtilité à lire le langage corporel, à décoder visages et attitudes. Son dessin s’en ressent, naturellement, tout de nuances et de détails fragiles. Si elle revendique son  » côté traditionnel, je ne me sens pas à l’avant-garde « , elle évite finement la niaiserie, écueil suprême du livre pour enfants. Malgré l’évidence des thèmes dont elle s’empare (le deuil, la différence, la peur du noirà), il y a toujours, chez Kitty, une poésie délicate de l’existence qui la sauve de la bonhomie gnangnan. Une capacité de passer  » naturellement du réel à l’imaginaire « , comme l’a épinglé le jury du prix Astrid Lindgren, le  » Nobel  » de la littérature jeunesse qu’elle a remporté en Suède en mars dernier. Une récompense (516 000 euros) que la créatrice reçoit comme un encouragement à rester libre :  » J’ai parfois galéré pas mal financièrement. Mais je suis jalouse de ma liberté, c’est ce que j’ai de plus cher.  » Joli symbole que de marcher dans les pas d’Astrid Lindgren, la créatrice de Fifi Brindacier,  » qui a marqué sa génération avec cette fillette drôle et spontanée, antithèse de la petite fille modèle « . Une héroïne qu’elle a toujours adorée et qu’elle se réapproprie pour illustrer ce Vif Weekend. Emboîtons-lui le pas.

Baudouin Galler

Les personnages m’emmènent par le bout du nez.

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