LA GUERRE DES TÉTONS

Le sein, élément central de cette oeuvre de Dieric Bouts datant de... 1465. © GETTY IMAGES

Le 11 octobre dernier, Facebook faisait une nouvelle fois polémique en censurant une photo postée par le journal Le Monde. Objet du délit : un cliché illustrant une mammographie et dévoilant logiquement deux seins. L’occasion de revenir sur le mouvement Free the Nipple, qui milite pour que les poitrines féminines ne doivent plus se cacher sur le réseau.

Censurer les bustes féminins et laisser ceux des hommes s’afficher au grand jour : la logique est une aberration pour les défenseurs du mouvement Free the Nipple. Pire : une ultime illustration de l’inégalité des sexes, contre laquelle de plus en plus de voix se lèvent, dont dernièrement celles de la rédaction du quotidien Le Monde. Pour preuve, les comptes pour la  » libération des tétons  » rallient aujourd’hui 261 000 followers sur Instagram, 173 000 abonnés sur Twitter et 63 000 sur Facebook… Ces activistes plaident pour que, comme leurs collègues masculins, les femmes puissent poster leurs torses sans filtres. Mais le débat ne s’arrête pas à la sphère digitale : les porte-parole du mouvement militent pour que la gent féminine ait le droit de tomber le haut partout où les mâles sont autorisés à le faire dans l’espace public, selon le principe fondamental de l’égalité des sexes. Pour comprendre la naissance et l’évolution du mouvement, il faut revenir en 2005. Cette année-là, Phoenix Feeley, citoyenne américaine, est incarcérée parce qu’elle se promène topless dans Big Apple. Son arrestation est illégitime ; dans l’Etat de New York, la loi autorise les femmes à s’afficher seins nus dans la rue depuis 1992 ! L’activiste recevra quelque 26 000 euros de dédommagements pour cette erreur de jugement et c’est entre autres de son histoire que s’inspire la réalisatrice américaine Lina Esco quand elle tourne Free the Nipple en 2012. Le long-métrage, qui ne sera diffusé en salles qu’en décembre 2014 pour cause de sujet polémique, met en scène un clan d’activistes s’exposant tous seins dehors sur les boulevards de New York pour défendre leurs libertés. Des images fortes, censées marquer les esprits et faire passer un message clair :  » Nous sommes dans notre droit !  » Dès sa sortie, le film donne naissance à une campagne féministe éponyme d’envergure mondiale, qui prend sa source en Islande, et que soutiennent rapidement des milliers de demoiselles, politiques et superstars, dont Naomi Campbell et Cara Delevingne. Pour afficher leur soutien au mouvement, les V.I.P. dégrafent le leur et rendent leurs clichés publics sur les réseaux. Des images qui seront censurées, Facebook et Instagram ayant renforcé leur politique de nudité et mis sur pied un logiciel capable de reconnaître les poitrines dévêtues et de les bannir en une nanoseconde de leur plate-forme. C’est comme ça que Rihanna, pour ne citer qu’elle, voit son compte Instagram disparaître en mai 2014, alors qu’elle partage la couverture du magazine français Lui, sur laquelle elle apparaît à découvert. La police des moeurs veille et s’empresse de supprimer les clichés qui pourraient heurter pendant que les mâles paradent tétons pointés.

ENTORSE AU TORSE

Si les féministes s’offusquent devant une telle injustice, c’est parce que la science définit la poitrine féminine comme un  » caractère sexuel secondaire  » – permettant de distinguer les sexes dans une même espèce – au même titre que la pomme d’Adam, la barbe, la moustache ou la voix grave des hommes ; des attributs qui font leur genre et dont ces messieurs n’ont jamais à rougir. C’est donc la perception générale des seins que le  » Front de libération du mamelon « , dans sa traduction française, entend faire changer durablement. Et le combat porte ses fruits. En juin 2014, devant la pression, Facebook autorise la publication de portraits de femmes allaitant leur bébé et justifie cette avancée comme suit :  » Nous reconnaissons la beauté et le caractère naturel de l’allaitement, et nous sommes ravis de savoir qu’il est important pour les mères de partager leurs expériences avec autrui.  » Supportrices de la cause, les tops Natalia Vodianova, Doutzen Kroes et Gisele Bündchen immortaliseront tour à tour leurs séances d’allaitement. Le 21 octobre dernier, toujours selon cette notion de transmission et de sensibilisation, la team Zuckerberg annonçait qu’elle autoriserait désormais la publication d’images potentiellement  » choquantes « , si elles comportaient un intérêt public ou qu’elles étaient en lien avec l’actualité. Cette annonce, aux contours encore flous, survient après la censure de plusieurs campagnes de sensibilisation au cancer du sein dévoilant de  » vraies poitrines « . Virées des réseaux pour avoir montré le corps féminin ! La nouvelle politique de nudité des géants networks devrait permettre aux associations de ne plus recourir aux schémas enfantins, aux oeufs sur le plat, aux ballons de baudruche ou – comble de l’absurde – aux mamelons d’hommes pour illustrer un dépistage ou une mastectomie.

AGENTS PROVOCATEURS

 » L’idée derrière Free the Nipple, ce n’est pas d’afficher ses seins partout, mais de laisser ce choix aux femmes.  » Dans une interview qu’elle donnait au magazine américain Time en septembre 2015, Lina Esco dénonçait le paradoxe de la société puritaine américaine dans laquelle il est possible de payer pour voir des femmes se déshabiller, sur Internet ou dans des clubs de strip-tease par exemple, mais où le corps devient honteux et peut même être condamné quand la femme en prend pleine possession. Un constat qui ne s’arrête pas à la société US, car il existe un marché mondial de l’objectification du corps féminin. Les seins pointent vers le ciel pour vendre des clips, des pizzas, des films, des voitures, des parfums, mais ils dérangent quand ils sont le symbole de la liberté. Une inégalité que dénonçait déjà la styliste britannique et précurseur du mouvement punk Vivienne Westwood il y a quarante ans. En 1976, elle créait avec Malcolm McLaren le  » tits tee « , un top sur lequel s’imprimait en noir et blanc une poitrine bien galbée et qu’enfileront plusieurs icônes musicales de l’époque, comme Siouxsie Sioux, Vic Albertine et Steve Jones, guitariste des Sex Pistols. Un pied de nez génial à la loi britannique et un concept que décline encore la styliste pour l’été 2017, sur une robe chair griffonnée de deux seins et d’un mont de Vénus, comme un écho constant à son combat pour l’égalité des sexes. Cette croisade anti-discrimination, de plus en plus de gourous de la mode l’ont ralliée. Pour le printemps prochain, chez Dior, Maria Grazia Chiuri dessine un tee-shirt estampillé du slogan  » We should all be feminists  » et fait défiler ses mannequins mamelons à l’air. Ces derniers se dévoilent par jeux de transparence chez Balmain, Courrèges, Lanvin ou encore Saint Laurent, où le téton se promène tantôt nu tantôt sous un cache en forme de coeur. Détail fashion doublé d’un tendre coup de provoc’ signé Anthony Vaccarello, celui-là aura au moins une vie sur Instagram, puisque, masqué, le téton a le droit d’exister.

PAR LAURANNE LAHAYE

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content