Les magazines les font travailler, les marques s’en inspirent et tout le monde veut leur place. En dix ans seulement, les blogueurs sont devenus des acteurs incontournables de l’industrie de la mode.

Près de 20 000 nouveaux blogs se créent chaque jour avec l’ambition de devenir des référents fashion. Même si rares sont les élus, ces dix dernières années, depuis l’apparition du tout premier spécimen du genre (l’Américain The Budget Fashionista), ces sites personnels ont vu leur popularité grandir de manière exponentielle. Ce n’est pas étonnant : les possibilités de partage presque infinies qu’offre l’univers 2.0 (et un esprit voyeuriste favorisé par le Net) ont fait exploser les mentalités. Aujourd’hui, toute une génération plébiscite le point de vue subjectif et le ton désinvolte mais passionné des blogueurs comme alternative et/ou complément aux médias traditionnels plus standardisés.

Mais comment susciter l’intérêt du public (et des professionnels) ?  » Un point de vue original, reflet d’une passion authentique « , répond Susie Lau, qui sait de quoi elle parle. Style Bubble, le blog de cette trentenaire british, lancé en 2006,  » comme un acte de rébellion contre le style des filles en vue au lycée « , reçoit aujourd’hui plus d’un million de visites par mois. Son look excentrique tranche avec les tendances, Susie ne se retrouve pas dans le traitement conventionnel des sujets dans les magazines et le manque d’intérêt pour les jeunes talents… Et elle n’est pas la seule à se sentir frustrée. En 2008, l’Américain Ari Seth Cohen inaugure, lui, son site Advanced Style, consacré à l’allure et à la créativité des seniors new-yorkais, une tranche d’âge ignorée par les publications et l’industrie. Un an plus tard, la styliste Elisa Goodkind met au point Style Like U, une compil de vidéos qui dévoilent la garde-robe (et l’univers créatif) de vrais gens au style singulier.  » Après quelques années éloignée du milieu pour élever mes enfants, j’ai été choquée en y revenant dans les années 2000 : il régnait alors un terrorisme de la perfection physique qui n’admettait pas d’exception. L’argent semblait devenu la préoccupation principale. Parfois, après une longue journée aux défilés, assise à côté de gens qui refusaient de se parler, je rentrais chez moi en larmes.  » Avec l’aide de sa fille Lily –  » une beauté pulpeuse dans un monde où la minceur préadolescente est la norme  » -, elle élabore son blog avec un objectif très clair :  » Montrer que la mode n’existerait pas sans imagination et sans courage.  »

ANCIENS VS MODERNES

Séduit par ces points de vue frais et inédits, le public est vite conquis par ce nouveau média et élève ses créateurs au rang de  » superstars 2.0 « . Les gens du sérail, eux, se pincent le nez. Au mieux, ils traitent les blogueurs de wannabe (aspirants à la gloire), au pis, d’imposteurs. Tout le monde n’est pas aussi borné. En 2008, Marc Jacobs conçoit BB, un nouveau sac baptisé non pas en hommage à Brigitte Bardot mais à Bryanboy, extravagant Philippin qu’on retrouve peu de temps après invité, avec d’autres blogueurs, à un défilé Dolce & Gabbana, à côté d’Anna Wintour et de Suzy Menkes, en front row. La maison italienne avait même fourni à ces VIP tout neufs minibureaux et ordinateurs pour qu’ils puissent poster en live. Résultat ? Le début d’une guerre ouverte entre les  » anciens  » et les  » modernes « .  » Mario Testino était placé à côté de moi ce jour-là, mais, quand il s’est aperçu que j’étais blogueur, il est parti « , raconte Tommy Ton, du site de street style Jak & Jil, devenu depuis un collaborateur régulier de Style.com, célèbre adresse Web de Condé Nast. Un an plus tard, au frow – abréviation du front row venue de Twitter – de Dior Couture, le chapeau au noeud rose superlatif signé Stephen Jones que porte la teen blogueuse Tavi Gevinson empêche les journalistes assis derrière elle de voir la collection. Devinez qui a remporté la guerre…

Aujourd’hui, ces souffleurs virtuels de tendances ont gagné leurs galons et une légitimité dans la mode, une industrie qui s’est transformée sous leur influence.  » Il existe maintenant un dialogue constant entre le public et les experts, explique Imran Amed, consultant 2.0 et fondateur du site The Business of Fashion, qui s’est imposé en cinq ans en véritable référence. La communication ne se fait plus à sens unique. Tout le monde peut participer, la mode est devenue une communauté interactive.  » Susie Lau explique jusqu’où va l’influence du Net :  » Des grands magasins comme Selfridges et des marques comme Topshop s’inspirent directement des sites de street style dans la conception de leur merchandising pour les premiers et de leurs collections pour les autres. Quant aux magazines, ils ont dû revoir leur contenu en ligne comme leur version papier.  » Plus d’un titre s’est d’ailleurs inspiré de son Style Bubble pour dénicher des jeunes créateurs. Elle a été l’une des premières à parler de Christopher Kane, de Mary Katrantzou ou de Sophia Webster. Son oeil averti lui a d’ailleurs valu, en 2008, une proposition du magazine Dazed & Confused, qui lui a permis de quitter son job dans une agence de publicité. Elle n’est pas la seule. Scott Schuman, Garance Doré, Tommy Ton, Yvan Rodic… tous ont transformé leur passion en profession et croulent sous les projets. Schuman (The Sartorialist), Rodic (Face Hunter) et Elisa Goodkind et sa fille Lily (Style Like U) ont publié des best-sellers. Ari Seth Cohen aussi. Et son documentaire Advanced Style va sortir en salles, d’ici à la fin de l’année. Tavi Gevinson, la fille au talent précoce (elle avait 13 ans quand elle est apparue sur la Toile), a lancé Rookie, un magazine en ligne pour teen-agers, qui reçoit plus de 100 000 visites par jour. Son deuxième Yearbook, un livre-magazine papier, viendra compléter la version Internet. De quoi laisser songeur : la gloire 2.0 est-elle vraiment accessible à tout le monde ?

LE REVERS DE LA MÉDAILLE

Une nouvelle génération de blogueurs – incarnée par Leandra Medine, créatrice de The Man Repeller, dont le premier livre est sorti en septembre dernier – arrive aujourd’hui sur le Net.  » Nous concevons nos blogs d’une façon plus tactique que les pionniers. Nous avons conscience du potentiel de nos sites, nous les construisons donc autour d’une stratégie.  » Un esprit calculateur et une ambition démesurée sont souvent reprochés à ces jeunes entrepreneurs. Suzy Menkes les comparait à des  » paons essayant désespérément d’attirer l’attention des photographes « , dans un article du New York Times, intitulé  » The Circus of Fashion « , qui a fait couler des fleuves d’encre virtuelle lors de sa parution, en février dernier.  » Je ne crois pas que n’importe qui puisse devenir un expert juste parce qu’il a visionné un défilé sur Style.com.  »

De fait, le phénomène pose de nombreuses questions. La  » démocratisation  » de la planète fashion est-elle forcément une bonne chose – ou, comme le dit encore Suzy Menkes,  » si la mode est pour tout le monde, s’agit-il encore de mode  » ? La fraîcheur et la spontanéité des débuts se sont-elles perdues en route avec le succès ? Tout le monde sait que certains publient des posts parce qu’ils reçoivent des cadeaux des marques.  » Ça a été une erreur de les accepter et de se vanter des voyages offerts et des soirées cool, reconnaît Leandra, nous avons perdu le respect du public.  »  » Les premiers blogs ont été mis en ligne par passion, renchérit Imran Amed, pas pour permettre à leurs créateurs de s’asseoir au premier rang des défilés et de devenir célèbres. Ceux-là ont toujours le soutien des lecteurs. Mais maintenant que tout le monde pense qu’il peut devenir blogueur, ça diminue énormément les chances de se constituer un lectorat fidèle.  »

Il arrive finalement aux blogs ce que reprochaient naguère les pionniers aux magazines : l’excès de l’offre et la monotonie se sont installés dans l’univers virtuel. Susie Lau, cependant, continue d’y croire :  » Avec tous ces sites qui se copient, il devient difficile de trouver quelque chose d’original à dire, mais, justement, c’est ça, le défi. La mode ne s’épanouit vraiment qu’en territoire inexploré.  »

PAR MARTA REPRESA

 » Toute une génération plébiscite le point de vue subjectif et le ton désinvolte mais passionné des blogueurs.  »

 » La mode est devenue une communauté interactive.  »

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