Un nouveau parfum n’a que quelques secondes pour séduire. Les contenants se doivent de surprendre, comme les jus. Ces flacons nommés désir portent de plus en plus souvent la signature de designers de renom. Explications.

Dans le monde ultracompétitif de la parfumerie d’aujourd’hui, les lancements se bousculent. Et se ressemblent trop. Pour frapper les esprits, faire parler d’elles, et surtout voir leur nouveau jus s’inscrire dans la durée, de plus en plus de maisons emballent leurs précieux nectars dans des flacons signés par des stars du design. Une troisième griffe vient alors s’ajouter à celles de la marque et du nez. Autant d’univers forts qui devront cohabiterà sans s’écraser.

Chez Kenzo, on a appris au fil des années à jongler avec ces subtils équilibres.  » Dès le lancement de notre premier parfum, nous avons tenu à ce que nos flacons soient des objets d’exception, souligne Patrick Guedj, directeur artistique de la marque qui a déjà travaillé avec Karim Rashid, Kashima Sato et plus récemment Ron Arad. Nous ne pouvons pas vivre sans design. C’est dans nos racines. Si nous nous mettions demain à sortir des bouteilles carrées surmontées d’un capot standard, ce serait perçu comme une trahison par les fans de Kenzo. « 

Pour que le flacon soit une réussite, il faut que le designer s’approprie les codes esthétiques de la marque, se sente inspiré par l’histoire particulière que veut raconter le parfum tout en imprimant son styleà juste ce qu’il faut.  » S’il ne met rien de lui-même dans sa création, ce sera forcément sans intérêt, poursuit Patrick Guedj. Moins il connaît la parfumerie, plus l’approche sera fraîche car il n’aura pas d’a priori.  » Qu’importe l’expérience, pourvu qu’on ait du neuf. Quitte à courir le risque, si le projet qui émerge des cartons est trop ambitieux pour une production de masse à plusieurs millions d’unités, de devoir se retrancher vers une édition limitée.  » C’est d’ailleurs ce qui nous est arrivé avec l’objet créé par Ron Arad pour Parfum Objet Non Identifié, rappelle Patrick Guedj. C’est un flacon complètement atypique, qui ne tient pas debout mais qui est parfaitement à l’aise dans le creux de la mainà droite ! Il a une sensualité unique. Mais nous avons dû nous limiter à le sortir à 20 000 exemplaires. Ce qui n’était pas du tout le but initial. Ron Arad était d’ailleurs très déçu. Vous n’imaginez pas à quel point il s’est impliqué personnellement dans cette création. « 

Pour les amateurs de design, ces flacons griffés sont une véritable aubaine, souvent le seul moyen d’ailleurs de s’offrir un objet de leur créateur préféré à un prix abordable. Choisir l’eau parfumée irisée Essence de Narciso Rodriguez, c’est faire entrer un peu de Ross Lovegrove dans sa salle de bains même si l’on ne dispose pas du budget pour investir dans sa magnifique ligne de sanitaires conçue pour l’éditeur turc VitrA. Très réussies aussi, les gouttes d’or signées Ora-Ïto pour Idylle capturent à merveille toute l’élégance de la griffe Guerlain en lui apportant un je ne sais quoi de modernité.  » Ora-Ïto a su s’immerger dans l’histoire de la maison, insiste-t-on chez Guerlain. Sa vision du design est tout à fait en phase avec notre position avant-gardiste en matière de flaconnage : Shalimar a remporté en 1925 le premier prix de l’Exposition des Arts décoratifs de Paris. Le c£ur renversé de Chamade était une prouesse technique en 1969. Et le flacon rouge de Samsara – personne ne peignait comme cela à l’époque – était, en 1989, unique en son genre. « 

Marquer les esprits

Plus qu’un simple parti pris esthétique, c’est souvent l’envie de marquer les esprits en bousculant les méthodes traditionnelles de fabrication du secteur qui anime les designers industriels. Ainsi, dès qu’il accepte de travailler sur le packaging de A Scent, la dernière fragrance d’Issey Miyake, Arik Levy planche immédiatement sur une technique d’extrusion du verre qui permettrait de  » découper  » des tranches de bouteilles plus ou moins larges selon la quantité de parfum qu’elles devraient contenir.  » En parfumerie, on a plutôt tendance à miniaturiser ou à agrandir une forme existante, ce qui à mon sens ne fonctionne pas toujours très bien, justifie le créateur israélien. C’était aussi un hommage a a-poc ( NDLR : pour  » a piece of cloth « , ces tubes de tissus imaginés par le couturier japonais que le client peut découper lui-même pour donner au vêtement la longueur qu’il désire). Issey Miyake a toujours été plus intéressé par le design que par le style. Il a réussi à créer une véritable plate-forme de design contemporain.  »

Lorsqu’il se voit briefer, comme d’autres créateurs mis en compétition, pour Voyage, le nouveau parfum mixte d’Hermès, Philippe Mouquet travaille déjà depuis 1989 au service la maison de luxe parisienne pour laquelle il a déjà imaginé des centaines de cravates, des ceintures, des gants, des couverts, des montres aussi. Et un flacon devenu mythique, celui de Terre d’Hermès, dont le capot révolutionnaire ne se débouche pas et à propos duquel il n’a qu’un seul regret : qu’il ne soit pas réutilisable.  » Chez Hermès, on n’est pas dans le registre du jetable, explique Philippe Mouquet. Nous aimons les objets qui se transmettent, qui durent.  » D’emblée, il décide donc que le contenant de Voyage sera rechargeable. Très vite, il le voit plat. Facile à fourrer dans la poche. Léger. Et protégé par un étui qui ne se perde pas. Donc intégré à la bouteille.  » Un peu comme ces petites loupes que l’on glisse d’un doigt de leur enveloppe de plastique « , détaille-t-il. Le résultat est atypique. Le flacon de verre est comme embrassé par un étrier de métal qui le protège et lui sert de socle lorsqu’on veut le poser verticalement. Ici aussi, pas de bouchon : on risque trop de l’égarer en voyage. Pour faire apparaître le vaporisateur, il suffit de faire pivoter la bouteille dans la coque d’aluminium anodisé.  » Créer des flacons de parfum, j’y aspirais depuis plus de vingt ans, sourit Philippe Mouquet. Le parfum, cela fait rêver. C’est aussi un produit de luxe plus visible que les autres. Les campagnes de pub passent à la télévision, au cinéma. Voir apparaître l’une de vos créations sur grand écran, c’est magiqueà « 

Incarner un rêve

Pourtant, sur les affiches XXL des abribus et dans les pages glacées des magazines, ce sont bien souvent des flacons signés Serge Mansau – Pi Neo le dernier masculin de Givenchy, c’est lui – ou Fabien Baron qui tiennent la vedette. Face aux enjeux économiques et commerciaux énormes que sous-tend le lancement d’un nouveau jus, la majeure partie des projets restent confiés à des bureaux de design spécialisés. Dans le cas bien particulier de (untitled), le premier parfum Maison Martin Margiela, il semblait inimaginable que le visage médiatisé d’un Marc Newson ou d’un Jasper Morrison vienne soudain  » incarner  » une maison dont la communication est basée sur l’invisibilité légendaire de son fondateurà  » Quand on évoque la Maison Martin Margiela (lire aussi Le Vif Weekend du 5 mars), on ne peut pas passer à côté du blanc, de l’étiquette cousue main « , assure Fabien Baron qui signe cette bouteille de verre brut sur laquelle se dessine une trace blanche, comme si elle venait d’être immergée dans un pot de peinture. Parce qu’il souhaite relooker le flacon d’Opium, c’est aussi à Fabien Baron que le directeur artistique d’Yves Saint Laurent demandera de donner corps à ses songes d’Orient. Comme Nicolas Ghesquière chez Balenciaga et Alber Elbaz chez Lanvin, Stefano Pilati entend bien, lui aussi, apposer sa patte sur les parfums de la maison qu’il pilote. Une impulsion créativeà et un ego de plus à poser sans lourdeur sur un flacon nommé désir.

Par Isabelle Willot

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