Yves Saint Laurent, dernier monstre sacré de la mode avec un grand M, a déposé crayons et ciseaux. L’homme s’en va, chiffonné par cette époque plus fric que chic. Mais son génie et son oeuvre demeurent, infroissables.

Votre arrière-arrière-arrière petite-fille ne se souviendra probablement pas de la guerre du luxe opposant LVMH à Gucci-PPR, des 45 kilos perdus par Karl Lagerfeld  » von  » Chanel, des lamentations de Miuccia Prada sur la débâcle économique ambiante ou même des états d’âme (d’Amérique?) de Tom Ford. A moins qu’elle ne soit folle de fringues, et encore. En revanche, si votre descendance rime avec élégance, elle saura illico sortir le  » fichier  » Saint Laurent de son disque dur. Car ce qu’Yves Mathieu Saint Laurent a donné aux femmes, à la mode et à l’allure restera gravé à jamais dans les mémoires. A l’instar de cette date du 7 janvier, davantage fin de spectacle que défaite, où le maître, lors d’une unique (1) conférence de presse, signifiait la fermeture – il n’y aura pas de successeur -, de sa maison de haute couture sise au n° 5 de l’avenue Marceau à Paris. Et l’adieu à ce métier qu’il a tant aimé.

A l’instar, aussi, de ce  » show  » ultime, pierre d’achoppement de la semaine parisienne de la haute couture. Présenté il y a trois jours au centre Pompidou, dans une atmosphère mâtinée de respect et de regret, le dernier  » geste d’Yves  » a pris la forme d’une rétrospective, émouvante et rafraîchissante, de son travail.

De 1958, lorsque le tout jeune homme prend les rênes de la maison Dior (2) après la mort brutale du couturier éponyme ( NDLR: Yves lancera sa propre griffe quatre ans après en compagnie de Pierre Bergé, son mentor-ami- » nounou « -associé), à ce 22 janvier 2002, Saint Laurent a parfaitement tenu son rôle. Le rôle d’un authentique maestro du vêtement dont le talent, inamovible, ne redoutait ni le temps qui passe, ni les tendances qui trépassent ni les hommages plus ou moins volontaires de maints stylistes confondus d’admiration devant tant de savoir-faire. La mode, dont il parle comme  » un métier qui n’est pas tout à fait un art mais qui a besoin d’un artiste pour exister « , sera toute sa vie. Né à Oran (Algérie) en 1936, une cité dont les coloris, la lumière et les parfums sensuels pimenteront son inspiration, le  » petit Prince  » du style se montre perfectionniste jusqu’au masochisme, angoissé éternel – l’issue de chaque défilé et la crainte de décevoir un public pourtant comblé lui causeront bien des souffrances -, et dépressif chronique. Cette fragilité, ces mondes imaginaires où il se réfugie constamment, Yves Saint Laurent les utilisera cependant avec brio pour embellir les femmes pendant quasi un demi-siècle. Pierre Bergé, inamovible partenaire et PDG d’Yves Saint Laurent Couture depuis quarante ans, déclare d’ailleurs que  » Chanel a libéré la mode mais pas plus haut que le genou. Yves a donné le pouvoir aux femmes. Il a fait passer la mode du territoire esthétique à un territoire social  » (3).

Adressant un pied de nez aux diktats de la mode du début des sixties, cet apôtre du droit à la différence, ce  » féministe de la féminité  » imaginera en effet tous les éléments de la garde-robe contemporaine, souvent inspirés des vêtements masculins. Dans la foulée, il scellera le destin du prêt-à-porter de luxe via son label Yves Saint Laurent Rive Gauche dont la première boutique ouvre ses portes en 1966 dans le quartier intello de Saint-Germain-des-Prés.

Zoomons sur le vestiaire de Monsieur Yves: un vestiaire aux airs de partition musicale, composé par un incroyable virtuose du vêtement et où se profilent des robes trapèze (1958), des smokings (1966), des tailleurs-pantalons, des cabans, des sahariennes (1968), des cuissardes, des robes chemisiers, du jeans version haute couture ( NDLR: ce boulimique de l’inventivité se plaignait de ne pas avoir lancé le denim!)… Mordu d’art pictural, Saint Laurent crée aussi des tuniques et ensembles d’inspiration russe (collection  » Ballets russes « , 1976), des imprimés qui muent ses habits en véritables tableaux textiles (la collection Mondrian de 1965 et celle de Picasso de 1979, par exemple), des mélanges jamais vus auparavant de marine et de noir ou de rouge et de rose, de la fourrure teintée dans tous les tons. Aucun effet criard, aucune vulgarité dans ces démarches où l’ambiguïté et l’androgynie circulent à pas feutrés, telles des chattes de haut lignage.

Un grand sensible aux mille succès

A mille lieues des trublions genre Alexander McQueen chez Givenchy (1997-2001), le créateur provoque avec panache et d’une façon presque inconsciente. Les costumes d’homme débarrassés de leur  » gangue  » trop virile et déstructurés avec une nonchalance pleine de grâce, c’est lui. Le smoking féminisé et porté sur la peau nue, les blouses transparentes cravatées au col mais laissant voir les seins, c’est lui. Tout comme les robes soi-disant sobrissimes mais fendues jusqu’à l’aine et/ou flanquées de décolletés abyssaux. Muses magnifiques et fans inconditionnelles, Catherine Deneuve – Saint Laurent commence par l’habiller au cinéma dans  » Belle de jour  » de Luis Buñuel -, Loulou de la Falaise, Paloma Picasso ou l’énigmatique Betty Catroux seront des ambassadrices idéales et volontiers sulfureuses.

En 1971, pour son premier  » jus  » masculin, Yves Saint Laurent pose nu, superbe et christique, face à l’objectif de Jeanloup Sieff. Et cinq ans plus tard, il lance son célébrissime parfum  » Opium  » dont l’appellation aux connotations de drogue dure choque les Américains en particulier et les bien-pensants en général ( NDLR:  » Opium  » représente, en parfumerie, encore l’une des meilleures ventes à l’heure actuelle). Seul couturier vivant à avoir eu l’honneur d’une exposition-panorama de carrière en 1983 au Metropolitan Museum de New York, il va crouler sous les hommages,  » awards  » et rétrospectives qui lui seront consacrés aux quatre coins du globe. Nommé Chevalier de la Légion d’honneur en 1985 par Mitterrand, désigné Commandeur de l’Ordre de la même légion en 2001 par Chirac, cet éternel adolescent qui avait choisi le coeur pour emblème et médaille possède même son musée perso. Au printemps 2000, l’Association pour le rayonnement de l’oeuvre d’Yves Saint Laurent inaugure en effet, au n°11 de la rue de Cambrai à Paris, un coin de paradis où s’entreposent plus de 5 000 toilettes, 10 000 accessoires et 15 000 bijoux.

En 1998, à l’occasion de ses quarante années de création, Saint Laurent présente un défilé anniversaire sur la pelouse du Stade de France, avant la finale de la Coupe du monde. A la même époque, il décide d’arrêter de s’occuper des collections de prêt-à-porter Rive Gauche que prennent alors en charge les jeunes et brillants Alber Elbaz (lignes femme) et Hedi Slimane (lignes homme).

Autres temps, autres moeurs de mode: en 1999, l’un des innombrables combats que se livrent, à grands frais, les titans du luxe LVMH (Bernard Arnault) et PPR (François Pinault) aboutit au rachat de la société Yves Saint Laurent, fleuron de la holding Sanofi Beauté. Associé à Gucci Group que dirigent Domenico De Sole (business) et le Texan Tom Ford (création), le milliardaire breton François Pinault laisse tout de même le département haute couture à Pierre Bergé et à Saint Laurent. Tandis que De Sole et Ford s’attachent à transformer le prêt-à-porter Rive Gauche ( NDLR: Elbaz est remercié, Slimane file chez Dior, l’enfant chéri de LVMH) en label ultra branché et ultra rentable.

Dieu vivant du style égaré parmi les marchands du Temple, Saint Laurent vit de plus en plus mal cette alliance relativement contre nature et l’exploitation commerciale de sa griffe à trois lettres. La mode plus fric que chic, les fermetures en rafale des maisons de haute couture, les clientes qui ne sont plus qu’une petite centaine de par le monde, la mise entre parenthèses de la créativité et de l’individu ont finalement engagé Yves Saint Laurent à jeter le dé.  » Quand je me retirerai, déclarait-il, une page de la mode sera tournée.  » Fort de 81 collections couture et 66 de prêt-à-porter, le dernier monstre sacré du style, l’héritier spirituel des Chanel, Balenciaga et Christian Dior peut sans gêne aucune se permettre de raisonner ainsi. A 65 ans, il va profiter de son temps (enfin) libre pour lire, voyager – il paraît que son ryad de Marrakech est une vraie splendeur -, écrire et communier à fond avec ces beaux-arts qu’il n’a jamais séparés de son propre parcours.

Sa mère Lucienne, son premier  » tremplin  » vers l’élégance et le glamour, a eu les mots justes pour commenter la décision de son fils:  » On l’a blessé. Il termine en beauté. Il continuera de nous étonner  » (4).

(1) D’une timidité maladive, Yves Saint Laurent fuyait tout contact avec les journalistes, laissant cet orateur-né de Pierre Bergé communiquer à sa place.

(2) Saint Laurent entra chez Christian Dior en 1954 comme assistant de l’inventeur du new-look.

(3)  » Le Monde  » du 7 janvier 2002. (4)  » Le Monde  » du 9 janvier 2002.

Marianne Hublet

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