L’explosion de l’offre à bas prix pratiquée par les géants de la fast beauty conjuguée à la multiplication des tutoriels sur Internet modifie le rapport des femmes au maquillage. Sa dimension créative dépasse même souvent la simple envie de séduire. Décryptage.

L’annonce, tombée en mai dernier, avait fait bruisser la Toile : pour la rentrée, H&M promettait de se lancer sans réserve dans l’aventure à haut potentiel lucratif – mais non dénuée de risques – de la beauté. La griffe suédoise savait mieux que quiconque où elle mettait les pieds : une ligne de cosmétiques assez basique était déjà disponible dans quelques magasins de l’enseigne mais elle n’avait jusqu’ici guère convaincu les beautystas. L’offre disponible depuis ce 10 septembre dans huit points de vente en Belgique a fait table rase du passé et compte désormais plus de 700 références, auxquelles viendront régulièrement s’ajouter des collections saisonnières et des éditions limitées.  » Il s’agit à plus de 80 % de produits de maquillage, détaille Sara Wallander, concept designer chez H&M Beauty. Tout a été intégralement repensé tant du point de vue des emballages que des formules, même nos fournisseurs ont changé !  »

Pour le numéro deux mondial de la fast fashion, la décision d’investir ainsi dans un tout nouveau secteur d’activités paraît d’autant plus évidente que la marque & Other Stories, petite soeur chic et premium du groupe, mêle intimement mode et beauté dans ses rayons depuis l’ouverture de sa première boutique en 2013.  » Nous espérons que chacune de nos clientes trouvera son produit fétiche dans nos collections, ajoute Sara Wallander. L’une de nos forces, c’est bien sûr la grande variété de couleurs que nous présentons dans les rouges à lèvres, les vernis et même les ombres à paupières, à un prix très compétitif. C’est sans doute grâce à ce large éventail que les femmes se laisseront tenter la première fois. Suivre les tendances du moment, c’est dans notre ADN mais cela ne suffit pas si l’on veut être considéré comme une marque de make-up digne de ce nom. C’est pour cela que nous tenions à proposer d’emblée des couleurs plus classiques également. Une trousse, c’est un peu comme un dressing, elle doit contenir de bons basiques, des choses plus techniques – comme les illuminateurs, les anticernes, les fonds de teint… – et des outils professionnels indispensables pour un beau résultat.  »

Déjà largement validé par les ténors du luxe, le business model qui consiste à utiliser le maquillage – au même titre que les parfums d’ailleurs – comme un produit d’appel par les maisons de couture qui recrutent ainsi un plus large spectre de consommateurs, a donc tout naturellement percolé chez les géants de l’industrie textile. Tout comme Top Shop, l’un des pionniers qui célèbre déjà les cinq ans de sa ligne en nom propre – vendue par ailleurs chez Nordstrom et Selfridges ! -, New Look a ouvert en avril dernier des corners beauté (100 références) dans ses boutiques. Etam (449 produits dont neuf uniquement dédiés au… décolleté) brouille même un peu plus les pistes en utilisant dans ses campagnes vitaminées le sourire de la belle Natalia Vodianova, son égérie lingerie… en outre visage historique des maquillages Guerlain.

UN VÉRITABLE HOBBY

Depuis que Chanel et Dior ont réussi à faire d’un vernis ou d’un rouge à lèvres un accessoire de mode collector hautement désirable, l’offre colorielle n’a cessé de s’élargir de saison en saison chez tous les acteurs du marché.  » Ce qui est génial aujourd’hui, c’est que le secteur s’est complètement démocratisé, grâce notamment à des labels comme Urban Decay qui a osé le pari de la couleur depuis sa création, il y a presque vingt ans maintenant « , souligne Emilie Gazeau, directrice Benelux de l’une des dernières acquisitions de la division L’Oréal Luxe. Celle qui a réussi à se rendre extrêmement populaire auprès des jeunes pratique pourtant des prix sensiblement plus élevés que ceux de la grande distribution ou de la  » fast beauty « . Le chouchou des blogueuses et des youtoubeuses, numéro un des ventes chez Sephora aux Etats-Unis, a ouvert son tout premier comptoir à Bruxelles, le 10 septembre, chez Ici Paris XL, en plein coeur de la rue Neuve. Dès 6 heures du matin, les fans se pressaient par centaines à l’entrée pour mettre la main avant tout le monde sur les palettes Naked et bénéficier des conseils des make-up artists dédiés exclusivement à la marque.  » Pour beaucoup de femmes, le maquillage est devenu une passion, un hobby auquel elles s’adonnent avec le même sérieux et le même engagement que celles qui font du jogging ou de la cuisine, poursuit Emilie Gazeau. Celles que l’on surnomme aujourd’hui les  » make-up junkies  » sont très attentives à la qualité des formules, à l’intensité des couleurs et à leur tenue, ce que dans le jargon pro on appelle le pay off. Elles osent plus, aussi, notamment grâce à l’influence des blogueuses qui ont fait beaucoup au travers de leurs tutoriels pour démontrer qu’une fille  » normale  » pouvait porter un fard à paupière kaki ou bordeaux.  »

Un rapide coup d’oeil aux chiffres récents publiés par l’analyste Euromonitor International suffit en tout cas pour comprendre la nature des enjeux : la société de consultance estimait à plus de 410 milliards d’euros le poids du marché global de la beauté en 2014. Les articles plus mass market – une catégorie dans laquelle se retrouvent Bourjois, L’Oréal Paris ou encore Maybelline, au même titre que les lignes propres des leaders de la fast fashion – représentent près de 257 milliards de chiffre d’affaires, plus de 60 % d’un business en augmentation de plus de 5 % par rapport à l’année précédente.

 » Nos ventes make-up ne cessent de grimper, assure Christine Thyange, directrice formation et développement chez Ici Paris XL. On a véritablement décomplexé le maquillage. Il n’a plus mauvaise réputation comme du temps où il était réservé aux femmes de mauvaise vie. Il n’est plus élitiste non plus : chacune en porte. Et surtout il ne fait plus peur car les produits sont devenus beaucoup plus accessibles, dans les deux sens du terme.  » Il y a trois ans, la chaîne de parfumeries a décidé de développer, elle aussi, sa propre gamme dans le but de répondre aux besoins spécifiques de ses consommatrices, tout en séduisant une clientèle plus jeune, attirée par les prix très attractifs de Be Creative Make Up et par l’étendue de l’offre. Celle-ci mixe produits et outils techniques à un large éventail de couleurs pour les accessoires que sont devenus les rouges à lèvres, les vernis et les ombres à paupières, dont on change chaque jour ou presque. Le label, en progression constante, ne se positionne pourtant pas en concurrence d’autres, plus luxueux et exposés en parallèle dans les rayonnages.  » Comme dans la mode, les femmes mélangent, estime Christine Thyange. Elles peuvent très bien acheter un fond de teint dans une grande marque et craquer pour une couleur de vernis ou d’ombre à paupières Be qui leur plaît, qu’elles ont envie d’essayer et avec laquelle elles se font plaisir.  » Cette versatilité supposée pousse en tout cas de plus en plus d’acteurs du secteur à tenter leur chance en Belgique. Le label milanais Kiko, qualifié par le quotidien français Les Echos de  » category killer  » pour sa politique de prix agressive, vient à son tour d’ouvrir un premier point de vente chaussée d’Ixelles, à Bruxelles. Quant au discounter néerlandais Hema spécialisé dans le lifestyle, il a récemment boosté massivement son offre en la matière.

UNE CONCURRENCE RÉACTIVE

Mais, loin de se reposer sur leurs lauriers, les leaders historiques contre-attaquent. La division Produits Publics du groupe L’Oréal, à laquelle appartiennent des poids lourds comme L’Oréal Paris ou Maybelline, accompagnera, dès le second trimestre de 2016, l’entrée sur le marché belge des 1 800 références de l’Américain Nyx Cosmetics, largement popularisé en Europe par les réseaux sociaux.  » Le maquillage est par essence un marché d’envie, note Valentine Guisset, marketing manager make-up pour la Belgique. Il n’y a pas vraiment de limite à ce qu’une femme peut vouloir acheter car elle peut craquer pour une couleur ou un pinceau sans rendre obsolète ce qu’elle a déjà chez elle. La force de marques comme L’Oréal Paris ou Maybelline, c’est leur expérience bien sûr – trente ans pour l’une, cent ans pour l’autre -, qui leur permet d’être toujours à la pointe de l’innovation mais aussi, par rapport à ces nouveaux entrants, la puissance de leur réseau de distribution. Nous sommes présents dans plus de 1 000 points de vente en Belgique, ce qui nous assure une belle proximité avec nos consommatrices.  » Pour compenser l’absence de conseils dans les drogueries et les supermarchés, ces spécialistes de la beauté créent leurs tutoriels, rebondissent sur les idées postées par leurs utilisatrices et s’inspirent même de leurs recherches pour développer d’autres propositions, comme ce fut le cas l’an dernier pour les kits de  » contouring « … numéro deux des recherches sur le Net après les demandes de conseils pour réaliser un smoky eye !

 » Le développement de ces acteurs témoigne d’un dynamisme du marché dont les maisons de beauté de luxe ne peuvent que se féliciter, renchérit Carole Jean, directrice marketing de Lancôme Benelux. Ce segment supplémentaire fait venir à la beauté des femmes qui, dans le cas de certaines, deviendront nos futures clientes. J’y vois moins une concurrence qu’une complémentarité. Dans cet écosystème, chacun a une place bien à lui. A nous l’innovation nécessitant des investissements qui n’entrent pas dans l’équation économique de ces marques et qui peut s’appuyer, dans le cas de Lancôme, sur une expérience de quatre-vingts ans. A nous d’inventer des gestes différents, des textures novatrices – je pense notamment au mascara Grandiôse ou au fond de teint Miracle Cushion – car c’est aussi ce qu’attendent les consommatrices d’une maison de luxe.  » Pour les accompagner dans ces apprentissages, la marque à la rose n’a pas non plus hésité à s’adjoindre les services de Lisa Eldridge, l’une des premières make-up artists habituées à maquiller les plus grandes stars tout en proposant des tutoriels destinés à toutes celles qui souhaitent tirer le meilleur de leurs palettes.  » Pendant trop longtemps, on a dit aux femmes, les hommes surtout, ce qu’elles devaient faire notamment lorsqu’elles se maquillaient, ironise la directrice de la création maquillage Lancôme. C’est insultant de leur suggérer des looks ou des produits qu’elles ne pourront pas appliquer elles-mêmes à la maison. Il est important de les initier lentement à la nouveauté en les prenant par la main.  » Cet automne déjà, crayons et mascaras se sont mis au mauve et au bleu électrique. L’an prochain, ce sont les camaïeux de rouges à lèvres – et tant pis pour certains best-sellers – qui seront rafraîchis dans le but assumé de plaire à un public plus jeune et plus connecté. Dans tous les segments de ce business en pleine mutation, la révolution colorielle est lancée.

PAR ISABELLE WILLOT

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