Il appose sa touche  » theyskEienne  » à la maison Rochas depuis janvier 2003. Rencontre à Paris avec un créateur belge qui cultive le mystère et qui, à 29 ans, fait désormais partie des plus grands.

Si l’on devait croire à la physiognomonie, l’art de lire la personnalité dans les traits du visage cher à Balzac, on dirait d’Olivier Theyskens qu’il est un génie. En effet, le créateur belge montre toutes les caractéristiques physiques de l’enfant prodige. Un visage d’ange éclairé par une peau claire, presque diaphane, cerclé de cheveux longs, à l’image des héros romantiques, le regard profond souligné par de longs cils presque féminins. Une sorte de Mozart de la mode. Une expression qu’il écarte d’un sourire. Les mots qui jalonnent son discours sont cohérence, minimalisme, harmonie, spiritualité, rigueur, respect et mise en beauté de la femme, esthétisme, néoclassicisme, romantisme décalé, mélancolie mais aussi pragmatisme. Car pour ce  » terrien  » d’origine franco-belge (né à Bruxelles en 1977 d’une maman française), qui a quitté La Cambre après deux ans d’étude pour être propulsé, avec sa propre marque, dans la cour des grands, la mode est aussi un commerce. Depuis 2003, il est le directeur artistique de la maison Rochas qu’il a fait renaître de ses cendres. Cette véritable institution fut fondée en 1925 par Marcel Rochas et connut ses heures de gloire en France dans les années 1940 sous l’impulsion de celle qui reste encore aujourd’hui la muse de la maison, Hélène Rochas…

Ainsi, pour ce printemps-été 2006, il présentait une collection de prêt-à-porter très couture constituée de robes longues aux motifs impressionnistes empruntés au peintre Claude Monet et de tailleurs- pantalons accessoirisés d’étuis à violon. Une collection inspirée et romantique qui lui a valu d’être consacré parmi les sept plus grands créateurs du monde par le  » Vogue  » américain aux côtés de Muccia Prada, Nicolas Guesquière pour Balenciaga, Marc Jacobs pour Louis Vuitton, ou encore Stefano Pilati chez Yves Saint Laurent.

Rencontre à Paris, en toute intimité, avec un jeune créateur à la réserve devenue légendaire, qui sourit beaucoup sans jamais se dévoiler et répond aux questions d’une voix douce et posée, dans cette maison mère toute blanche du XVIIe arrondissement qui lui rappelle un peu Bruxelles…

Weekend Le Vif/L’Express : En vous plongeant dans la culture d’une grande maison française, n’avez-vous pas un peu éludé votre identité belge ?

Olivier Theyskens : Non, pas spécialement. Je n’ai pas changé d’identité. Les deux cultures vont de pair. Ma maman est française et la moitié de ma famille réside en France. Et j’ai grandi à Bruxelles. Mais je suis souvent venu à Paris ainsi qu’en Normandie lorsque j’étais enfant. Je me sens en effet proche de la culture française. J’appréciais beaucoup les créateurs français dans les années 1980. Et en tant qu’adolescent en Belgique, j’ai très vite compris aussi l’intérêt de la mode belge et japonaise. En fait, j’éprouvais depuis longtemps un désir profond de travailler à Paris. Mais ma personnalité n’a pas changé. J’aborde les collections d’une façon spirituelle, avec une certaine dose de belgitude. Ceci dans la façon dont je traduis les émotions, dont j’envisage les thèmes et dont je crée un univers. Il y a dans mon travail une forme de romantisme un peu décalé, mélancolique avec une touche terrienne. J’établis un rapprochement entre la Belgique et la Normandie : le territoire est plat, proche de la mer, le ciel est gris et le climat est similaire. Bien sûr, la Normandie, c’est la France profonde, mais en même temps, il y a quelque chose de belge.

Dans votre collection printemps-été 2006, vous faites d’ailleurs clairement allusion à la maison de Monet à Giverny en Normandie…

Je l’avais en effet visitée lorsque j’étais enfant. J’ai adopté ce thème car je sentais depuis quelque temps que j’avais une attitude impressionniste dans ma façon de travailler. Il m’a semblé très juste d’incorporer Monet dans cette collection. Ce peintre a eu une vie longue, mélancolique, monocorde, avant de se retirer à Giverny et d’y peindre ses fameux nymphéas. C’est sublimissime. J’appréciais bien ce parcours long vers cet éclat final. Je voulais lui rendre un petit hommage. En mode, je trouve que c’est bienvenu de faire référence à une £uvre d’art. Cela me semble juste. Et puis, cela correspondait parfaitement avec cet esprit fin de siècle que je voulais donner à cette collection. C’est une saison où je n’ai fait que du long. J’ai voulu développer dans l’approche de mes collections un certain minimalisme avec référence.

Minimalisme est un terme que vous employez souvent…

Je ne fais pas allusion au minimalisme des années 1990, mais j’en parle dans le sens d’une recherche de l’épure, en supprimant l’accessoire, l’ornementation, le trop, tout en étant toujours très délicat sur la coupe. Je veux moins de choses compliquées. Je me suis adonné à un travail sur le mouvement, sur l’allure. Cette collection est plus belle à voir en mouvement. Alors que ma nouvelle précollection de l’hiver 2006-2007 est plus photogénique, plus intime, destinée aux boutiques, aux acheteurs, à la médiatisation par le biais de photos de mode.

Vous revendiquez un certain pragmatisme…

La mode est un commerce, il ne faut pas le perdre de vue. C’est un secteur où l’on peut dévoiler une expression totalement libre. On demande au créateur d’être visionnaire tout en imaginant ce que les gens porteront dans la rue. On attend de lui une idée neuve sur cette vision de l’homme et de la femme, mais il ne s’agit pas non plus d’une vision dictatoriale. L’idéal étant d’atteindre cette parfaite harmonie entre un point de vue qui vient du c£ur et exprimé sans concession et quelque chose que l’on pourrait voir au quotidien. En fait, l’harmonie est atteinte lorsqu’on obtient une adéquation entre ce que l’on crée et ce qu’attend la profession. Il y a toujours cette dimension de réalité dans notre travail. Alors parfois, on est plus proche du rêve en créant des vêtements comme ces longues robes moins portables dans la vie de tous les jours et parfois on est plus en phase avec le réel. Pour cette collection printemps-été, je voulais atteindre une attitude très respectueuse mais légère de la femme, très aérienne. Il y a quelque chose d’émotionnel dans l’évocation des couleurs et des matières, quelque chose de mélancolique. C’est une envie que j’avais. Je raconte une histoire, une évolution autour d’un thème. C’est presque une illustration. Avec un final plus glamour et des tailleurs très loosy.

Quel est l’élément le plus féminin ? Les tailleurs-pantalons ou les robes longues ?

C’est un tout. Je les imagine portés par le même type de femmes, des figures à l’esthétique néoclassique, ce qui me semble correspondre parfaitement à la maison Rochas. Il y a une émotion, un feeling, un goût, un esthétisme. C’est une philosophie plus parisienne de la mode. Les collections des Belges sont aussi très esthétiques, il y a quelque chose qui touche, quelque chose qui est en relation avec la beauté, chez les plus grands. Je pense par exemple à Ann Demeulemeester ou à Martin Margiela dont j’apprécie le travail. Il y a chez eux une vraie sensibilité, quelque chose de juste. La beauté, ce n’est pas une fleur, c’est quelque chose de l’ordre de l’émotion, de l’équilibre.

Pour cette collection, la peinture de Monet vous a inspiré. Vous arrive-t-il de vous nourrir d’autres expressions artistiques ?

Pas forcément, cette fois Monet m’est venu naturellement et encore ce n’était rien de livresque, j’avais juste parcouru un bouquin quelques mois auparavant et certaines images étaient restées dans un coin de ma tête. Certains de mes assistants se sont procurés des livres en bibliothèque pour s’imprégner des couleurs mais moi j’ai préféré rester sur mon idée. Pour cette collection, j’ai créé dans un univers dénué de  » brols « , de livres, de photos et de musique. Au début de l’année 2005, je me suis dit que je voulais me couper de l’image, de la télé, débrancher mon iPod et créer sans rien, sans musique. Eh bien, j’ai constaté que je pouvais me passer de ces supports pour dessiner.

Avez-vous le sentiment d’être parvenu à une création plus intériorisée, plus hors du temps ?

Pas nécessairement plus intériorisée. Si j’avais écouté Nina Simone, c’est sûr, mon travail aurait été un brin différent. Notre environnement a une évidente influence sur nous. La musique peut nous amener à faire quelque chose de moderne. Mais je suis satisfait car je me suis prouvé que je n’étais pas dépendant de la musique pour travailler. Cela me suffit. Cela a été la même chose avec la cigarette. Avant, lorsque j’étais fumeur, je croyais que fumer contribuait à la réflexion. Vais-je arriver à travailler sans ?, me suis-je demandé à un moment donné. En fait, ce n’est pas ce type de geste qui vous donne confiance, c’est en parvenant à travailler sans que l’on trouve la vraie confiance.

Comment parvenez-vous à intégrer les codes de la marque Rochas tout en préservant votre univers ?

C’est une marque qui n’a pas nécessairement beaucoup de codes. A la base, elle est très neutre, même si elle a une histoire et un passé qui m’ont inspiré une vision très fraîche, un peu pimpante mais aussi supercontemporaine. Lorsque je suis devenu le directeur artistique de Rochas, j’étais fatigué du glamour plastique de l’époque que je jugeais agressif et vulgaire. Pour Rochas, je voulais développer une vision plus raffinée, nuancée avec un aspect rétro vintage. Maintenant, ce courant me fatigue. Je suis passé à une phase plus romantique. Dieu sait si ça va perdurer ! En fait, même si on passe d’un extrême à l’autre, le plus important, c’est de faire une collection en phase avec son époque, avec son nom et dont la signature du créateur est significative.

Comment envisagez-vous l’avenir ?

Super bien. Je trouve que tout se déroule d’une façon très harmonieuse. Rochas a un potentiel extraordinaire. Cela correspond à un vrai développement de la mode française. Pour ma part, je peux continuer à faire un travail très personnel, sincère et enthousiasmant. En plus, lorsque vous travaillez pour une grande maison, il y a plein de possibilités qui s’offrent à vous, qui vous permettent de grandir spirituellement en faisant votre boulot tout en vous déchargeant de certains aspects. On ne parasite pas son esprit avec des trucs inutiles, comme lorsqu’il s’agit d’une petite marque. Je peux rentrer chez moi et me dire : qu’est-ce que j’ai envie de faire ?

Qu’en est-il de votre propre marque ?

Je ne tiens pas forcément à faire deux choses en même temps. Je préfère apporter une petite touche  » theyskeienne  » chez Rochas. Je ne veux pas non plus subir une overdose de travail. Pour exprimer quoi de plus ? Mon univers s’exprime suffisamment ici, je ne suis pas frustré. Je crois parvenir à sortir tout ce que je dois sortir.

Vous êtes un peu le Mozart de la mode… Pratiquez-vous d’autres disciplines artistiques ?

( Rires.) Non… J’aime chanter mais je chante faux, je récite des pièces de théâtre mais mal. Il y a plein d’autres choses, mais on n’a pas le temps de tout faire.

Vous êtes très jeune et déjà parmi les plus grands…

J’ai 29 ans, c’est à la fois jeune et pas si jeune. Comme j’ai commencé tôt, à 20 ans, j’ai aujourd’hui presque dix ans d’expérience derrière moi !

Laetitia Crahay, Jose Enrique Oña Selfa et vous-même… La bande de La Cambre a bien réussi…

Oui c’est drôle. A l’époque, j’avais le sentiment qu’il fallait attendre dix ans pour réussir. Enfin, c’est ce que l’on pensait naturellement à cette époque car on se situait dans la vague des maisons indépendantes. Je trouvais cela un peu triste. Pourtant, des gens comme Yves Saint Laurent ou Karl Lagerfeld ont réussi à l’âge de 20 ans. J’ai arrêté La Cambre sur un coup de tête après deux ans d’études, j’ai continué à coudre chez moi, à faire des photos, à les envoyer à des magazines. En quelques mois, ça a explosé. J’ai toujours été confiant, serein. A l’école, lorsqu’on nous demandait ce que l’on voulait faire plus tard, j’ai toujours affirmé que je voulais être un grand créateur. Quelques élèves répondaient qu’ils voulaient réaliser des costumes pour le théâtre, d’autres me donnaient l’impression de réprimer leurs ambitions. Se lancer dans des études de mode, c’est s’embarquer sur une longue voie qui exige souvent un investissement financier important. Si ce n’est pas pour trouver sa place au c£ur de la mode, je ne vois pas l’intérêt. Aujourd’hui, je suis en contact avec des écoles allemandes et je dis parfois aux élèves que, s’ils veulent travailler dans ce milieu et en même temps avoir une vraie démarche artistique, il faut en vouloir dès le départ.

Revenez-vous souvent à Bruxelles ?

Je n’y ai plus trop d’amis, alors, très rapidement, je m’y ennuie. J’y reste deux jours et pas plus. Ou alors, je préfère aller dans la maison familiale, voir les enfants grandir. J’aime bien cette ville, elle est sincère, vraie, réaliste, même si on peut entrapercevoir une certaine mesquinerie dans un milieu faussement élevé. Je trouve que l’on n’y pousse pas la réflexion assez loin. Beaucoup de créatifs ont besoin de quitter Bruxelles. Mais vous savez, je ressens cela un peu à Paris aussi, pas dans la mode bien sûr, mais sur le plan d’une certaine forme d’art au quotidien, chez les designers notamment qui vont chercher de l’énergie ailleurs.

Et vous, vous puisez votre énergie dans les voyages…

Je me débrouille pour me libérer un peu pour voyager. Au bout d’un moment, je trépigne dans une ville, je ne tiens plus. Je trouve que, lorsqu’on en a l’occasion, il faut le faire. Alors oui, j’aime aller aux Etats-Unis, en Amérique centrale et en Asie, au Japon surtout.

Agnès Trémoulet

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