Longtemps méprisé par les fines fourchettes, le comfort food sort du purgatoire, grâce au flair d’une série de chefs qui ont pris toute la mesure de son potentiel. Petite histoire – et recettes exclusives – d’un retour en grâce.

Autre temps, autres moeurs. Il y a onze ans, les journalistes du guide Fooding livraient le passionnant dictionnaire (1) d’une gastronomie enfin  » en phase avec son époque « . Les auteurs pointaient les derniers soubresauts du  » manger cool « . Snacking, vin social, soba, boeuf enfumé minute… Nos bouches faisaient le plein de nouveaux mots. Parmi ceux-ci, l’étonnant  » junk food « . La définition de cet anglicisme incongru ?  » Bouffe camelote « , un terme s’appliquant aussi bien à  » des aliments surcaloriques et facilement masticables (burger, pizza, chips, barre chocolatée, yaourt à boire…) qu’à leur mode de consommation compulsif et régressif (au snack, devant la télé…) « . Et l’ouvrage de préciser que  » plutôt que s’en effrayer, certains créateurs culinaires s’essaient à donner du sens à l’affaire « .

Exact, en 2004 déjà, et même quelques années avant, une poignée de chefs découvraient ce que l’on appelait alors le  » ludisme junk « . L’idée ? Revisiter avec une dose de provocation les grands classiques de la  » nourriture-réconfort « . A ce petit jeu-là, Frédérick Grasser-Hermé, alors épouse du pâtissier Pierre Hermé, se taillait la part du lion en signant Délices d’Initiés(2). Au programme, des recettes à base de Coca, d’Orangina, de Vache qui rit, de Nutella. Intéressante, l’initiative est néanmoins accueillie à la façon d’une plaisanterie.  » Tout cela est bien sympathique mais pas très sérieux « , pouvait-on lire sous la plume des critiques d’alors. C’est que la  » junk food  » étant considérée comme l’exact opposé de la gastronomie, son âme damnée, le fait de la rapatrier dans les cuisines relevait forcément du bras d’honneur adressé aux conventions. Rien de plus.

RECONSIDÉRATION

Après cette bonne tranche de rigolade, ces plats réputés peu raffinés sont retournés à leurs quartiers adipeux, c’est-à-dire dans les fast-foods et autres cantines pour faims irrépressibles, antichambres décriées de l’obésité et du mal-être. Jusqu’à ce que l’on assiste à un grand retour du refoulé, comme par magie. Portés par la vague culinaire ambiante, bagels, pizzas, burgers, hot-dogs, vont revenir sur le devant de la scène avec une force inédite. Le tout pour un phénomène qui va interpeller les chefs. Un questionnement d’autant plus profond que, parallèlement, différentes études scientifiques vont montrer combien le corps humain fait valoir un fonctionnement complexe dans lequel le sucre, le sel et les graisses jouent un rôle compensatoire. Il est prouvé que sucres et glucides – riz, pâtes, cakes… – diminuent le risque de dépression en raison de leur propension à faire croître le taux de sérotonine, un neurotransmetteur ayant une incidence sur l’humeur. Une donne difficile à ignorer dans le monde tel qu’il va. Aux quatre coins du globe, les marmitons doivent composer avec un  » hic et nunc  » plutôt oppressant. Le tableau ne donne pas forcément envie de sourire : compétition sociale et professionnelle intense, crises économiques à répétition, stress chronique… 2013 sacre ce constat. En effet, la cinquième édition de Culinaria, cet événement qui rassemble le gratin de la gastronomie nationale à Bruxelles, se place sous le signe du  » street food « . Tous les chefs se prêtent au jeu en conférant ses lettres de noblesse au comfort food.

Parmi les talents présents à l’édition culte de Culinaria 2013, Giovanni Bruno du Senzanome (3). Ce chef italien autodidacte de 60 ans figurait parmi les pros les plus à l’aise avec l’exercice de style proposé, à la fois urbain et nomade.  » Le patrimoine gastronomique italien recèle de nombreux trésors du genre, se justifie-t-il. Là-bas, on mange partout et à toute heure de la journée. Pizzas à la coupe, arancini (NDLR : des boules de riz frites), pain à la porchetta (NDLR : une spécialité à base de cochon farci), pane panelle (NDLR : une sorte de beignet de farine de pois chiche)… les exemples sont nombreux.  » Loin de s’en tenir à ce coup d’éclat, Giovanni Bruno entretient ce rapport à une cuisine populaire qu’il considère comme  » fondatrice « . Pour preuve, il vient tout juste de réaliser une préparation de ce type pour l’enseigne Pistolet Original, dans notre capitale. Après des pointures comme Peter Goossens ou Pierre Wynants, Bruno s’est fendu d’un pistolet  » salsiccia moda Cipriani « . Le pitch ? Une recette mixant, entre autres, saucisse de porc maturée parfumée au poivre noir et aux graines de fenouil, roquette, vinaigre balsamique, le tout rehaussé d’une sauce panachant moutarde, mayonnaise et vinaigre de vin rouge. Détail amusant : alors que Giovanni Bruno vient, avec Nadia, sa soeur-complice, de déplacer son enseigne étoilée – trente-six couverts seulement – de la rue Royale Sainte-Marie au très chic Sablon, l’un des murs du nouvel espace épuré fait place à une fresque taguée par l’artiste urbain Denis Meyers. Une belle façon de rendre hommage à la rue.

LUMINEUX CONTRASTE

De manière très emblématique, il est intéressant de noter qu’un chef comme Patrick Vandecasserie se penche également sur le comfort food. Pas étonnant pour un amateur de football comme lui qui, à l’abord des stades, avoue un faible  » pour les hamburgers quand ils sont préparés dans les règles de l’art « . Pourtant, à 47 ans, dans son restaurant De Mayeur (4), l’homme incarne la cuisine traditionnelle par excellence.  » Avec de vrais produits et une vraie façon de faire « , comme il aime à le répéter. Passé par l’école hôtelière de Bruges, L’Ecailler du Palais Royal, ainsi que La Villa Lorraine en compagnie de son père, pendant vingt-quatre ans, Vandecasserie considère ces plats-doudous, un autre nom donné à ces préparations qui font du bien, comme faisant pleinement partie de la gastronomie. Il commente :  » Je me sers souvent du comfort food dans mon restaurant. Les ficelles qui sont les siennes sont les bonnes, elles sont éprouvées. Ce qu’il faut, c’est en comprendre les rouages, les démonter et les revisiter. Il est particulièrement bien vu de croiser des compositions junk food avec des produits nobles introduisant d’autres notes, comme l’amertume ou l’acidité… Le contraste qui en résulte est presque toujours lumineux.  »

(1) Fooding, le dico, par Alexandre Cammas, Emmanuel Rubin et leurs meilleurs amis, Albin Michel.

(2) Délices d’initiés, par Frédérick Grasser-Hermé, Agnès Vienot Editions.

(3) Senzanome, 1, place du Petit Sablon, à 1000 Bruxelles. Tél. : 02 223 16 17. www.senzanome.be

(4) De Mayeur, 339, Fabriekstraat, à 1601 Ruisbroek. Tél. : 02 331 52 61. www.demayeur.be

PAR MICHEL VERLINDEN / PHOTOS : FRÉDÉRIC RAEVENS

 » Les ficelles du comfort food sont les bonnes, elles sont éprouvées. Il faut les revisiter.  »

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