L’art selon la curatrice belge Anne Pontégnie

© KAREL DUERINCKX

À Londres, la Belge Anne Pontégnie gère l’une des plus importantes collections privées contemporaines en Europe. Mais devenir elle-même collectionneuse ne l’intéresse pas. « Etre entourée par l’art me suffit », dit-elle.

Après une longue attente, la Cranford Collection rentre enfin chez elle ce mois-ci. Un véritable retour au bercail, puisque l’impressionnante collection d’oeuvres d’art sera exposée dans la maison de ses propriétaires, Muriel et Freddy Salem. Lorsqu’ils ont acheté cette demeure du XIXe, à un jet de pierre du Regent’s Park, le couple d’origine libanaise n’avait qu’une seule exigence: pouvoir vivre et évoluer entouré de leurs acquisitions. Une demande simple en apparence… mais qui devint ingérable plus tard, les époux ayant rassemblé au fil des ans plus de 700 pièces.

Aujourd’hui, l’espace d’expo a été agrandi par l’architecte David Chipperfield et son fils Gabriel, et dans une ambiance intime et familiale, le public peut désormais admirer des oeuvres de Christopher Wool, Louise Bourgeois, Franz West et Gerhard Richter, entre autres. Tous les dix-huit mois, l’agencement sera repensé, et les lieux raconteront alors une autre histoire. C’est là une des nombreuses tâches de la commissaire et critique d’art belge Anne Pontégnie (50 ans), qui s’occupe de la collection des Salem depuis 2011.

Dans votre jeunesse, vous avez eu une brillante carrière de mannequin. Vous avez notamment travaillé pour Dries Van Noten. La mode vous a-t-elle conduite vers le monde de l’art?

Adolescente, j’étais déjà fascinée par Andy Warhol. Quand j’ai quitté Tournai et emménagé à Bruxelles pour devenir modèle, j’ai très vite rencontré des artistes connus en Belgique, mais également à l’étranger. Michel Frère est devenu un ami proche. Jan Vercruysse, que je considère comme mon mentor, m’a présenté Juan Muñoz, Thomas Schütte et Franz West. A Rome, j’ai fait la connaissance de Christopher Wool, qui m’a à son tour introduite auprès de Robert Gober, Jeff Koons et Richard Prince. A l’époque, la dynamique du monde artistique était très intéressante. Je participais à des installations, j’accompagnais des amis à leurs vernissages et j’achetais des tonnes de magazines. Je pouvais me le permettre grâce à mon job de mannequin. Les rencontres avec toutes ces personnes m’ont amenée à étudier l’histoire de l’art.

Tant que nous ferons partie d’un système capitaliste, nous continuerons à voir des oeuvres partir pour des montants pharaoniques.

Le monde de l’art a-t-il beaucoup changé depuis vos débuts?

Oui, sans le moindre doute. A mes débuts, le secteur était très restreint, ce qui a joué en ma faveur. Il suffisait de se montrer intéressé pour que de nombreuses portes s’ouvrent. Tout le monde se connaissait. Approcher des artistes célèbres était naturel, et la conception de l’art, plus univoque. Nous partagions presque tous la même liste de noms. Il s’agissait principalement d’Européens ou d’Américains, tous des hommes. Aujourd’hui, il y a des outsiders, des femmes, des créateurs africains ou asiatiques qui bouleversent notre vision de l’art contemporain en l’élargissant. Il n’est plus possible d’affirmer connaître tous les acteurs de ce petit monde… Dans les années 90, seulement deux grandes expos et peut-être quatre foires majeures avaient lieu par an. Désormais, il y en a des centaines. Je n’y vois que du positif, c’est enrichissant pour ce milieu jusqu’il y a peu trop homogène selon moi.

La collection Cranford est présentée dans la maison de ses propriétaires Muriel et Freddy Salem même. De gauche à droite, on voit ici des oeuvres d'art d'Albert Oehlen, Maria Lassnig et Laura Owens. La lampe est une création de Franz West.
La collection Cranford est présentée dans la maison de ses propriétaires Muriel et Freddy Salem même. De gauche à droite, on voit ici des oeuvres d’art d’Albert Oehlen, Maria Lassnig et Laura Owens. La lampe est une création de Franz West.© KAREL DUERINCKX

En tant que femme, êtes-vous toujours une exception dans cet univers?

De nombreuses femmes sont actives à différents niveaux de l’art, mais il y en a très peu à la tête d’institutions. La Tate, le Palais de Tokyo et la Whitechapel Gallery font partie des rares exceptions. Elles dirigent également quelques galeries majeures mais dès que de gros montants entrent en jeu, les hommes reprennent le dessus. C’est dommage. Dans ma jeunesse, je n’avais que des mentors masculins. Je trouve important de pouvoir transmettre mon expérience à des jeunes femmes et de mettre en place un réseau de solidarité avec elles. Evidemment, nous ne cherchons pas à exclure la gent masculine ! Mais ce n’est qu’en s’entraidant que nous pouvons progresser et nous faire une place. Quand j’avais 20 ans, je n’avais pas encore compris ce principe, j’étais trop égoïste. Aujourd’hui, par le biais de diverses associations, je m’engage à exiger plus de diversité au sein des conseils d’administration et de direction. Sur le plan social, culturel et de l’égalité des genres, si nous n’agissons pas, rien ne changera.

Dans une interview, l’artiste autrichien Franz West a un jour décrit le désir d’acquérir des oeuvres d’art comme un substitut de religion. En tant que conservatrice, êtes-vous une sorte de grande prêtresse?

Je ne considère pas du tout l’art comme un culte, mais comme un moyen de se confronter à quelque chose qui nous dépasse. L’art a certes quelque chose de spirituel, c’est évident. Mais ce sont alors les artistes qui sont les prêtres. Et moi, la sacristaine, l’intermédiaire entre le prêtre et ses fidèles. Un conservateur ne doit pas jouer un rôle dominant, il doit créer un lien entre deux mondes. Nous nous plongeons dans la signification d’une oeuvre, nous interprétons son message et nous essayons de le transmettre à un public plus large. C’est un exercice d’équilibriste: il faut donner assez d’informations aux clients pour les rendre curieux, mais il ne faut pas les submerger, au risque de trop influencer leur vision personnelle. L’art est trop subjectif pour imposer une vision unique. De nombreux musées se concentrent sur un point de vue trop académique qui laisse peu de place à la sensation. La visite d’une exposition est avant tout une expérience de confrontation physique avec les oeuvres. Les catalogues sont là pour fournir des explications plus complètes si un visiteur le désire.

L’art est trop subjectif pour imposer une vision unique.

Sur le mur, une oeuvre de 3 mètres de hauteur de Christopher Wool, un artiste américain qui a rencontré Anne Pontégnie à Rome lorsqu'elle y travaillait comme modèle.
Sur le mur, une oeuvre de 3 mètres de hauteur de Christopher Wool, un artiste américain qui a rencontré Anne Pontégnie à Rome lorsqu’elle y travaillait comme modèle. « Il m’a à son tour présenté à Robert Gober, Jeff Koons et Richard Prince. »© KAREL DUERINCKX

Dans le monde de la mode ou du design, l’inspiration vient souvent des jeunes. Est-ce aussi le cas pour l’art?

De nombreux musées commencent à se rendre compte qu’une culture « jeune » existe vraiment. Depuis des années, Yayoi Kusama fait le bonheur des Instagrammeurs, car ses oeuvres sont très photogéniques. Lors d’un vernissage de Kaws, je peux vous assurer que des centaines de skaters se pressent aux portes de la galerie pour être les premiers à admirer son travail. Le clip d’Apeshit, de Beyonce et Jay-Z, a fait connaître le Louvre à un public qui jusque-là n’y voyait pas beaucoup d’intérêt. Le nombre de visiteurs a explosé depuis lors. J’espère qu’à l’avenir, l’art contemporain ne se résumera pas qu’à la popularité, mais il doit continuer à évoluer et se faire entendre. Grâce aux réseaux sociaux, il est possible de vivre l’art à travers les autres, sans être présent physiquement. Il ne faut pas négliger cette innovation. De plus, opter pour des moyens de communication ou pour l’art populaire ne signifie pas renoncer à la qualité et à la complexité.

En tant que conservatrice, dissuadez-vous les collectionneurs lorsqu’ils sont sur le point de faire un achat impulsif?

Beaucoup de pièces qui semblent attrayantes à première vue ne renferment pas assez de profondeur ou d’émotions pour devenir intemporelles. Si vous achetez de manière impulsive, vous pourriez vous lasser de votre acquisition après quelques mois. Mais, bien entendu, tout dépend des envies du collectionneur. Préfère-t-il suivre son ressenti sur le moment, construire un héritage pour les générations futures, ou encore donner sa chance à un artiste? Lorsque vous dépassez le stade où vous aspirez juste à décorer les murs de votre maison, il est important de se mettre en relation avec un spécialiste. Il faut toujours se laisser porter par les émotions qu’un artiste vous transmet, mais dans certains cas, il peut être judicieux d’investir dans une oeuvre plus intéressante sur le long terme. Une pièce qui continuera à vous émouvoir. Un galeriste pourra aider, mais, évidemment, il sera un peu influencé par les artistes qu’il soutient et expose. Etre collectionneur demande aussi une certaine rigueur et une bonne gestion. Les clients achètent, stockent puis oublient. Des oeuvres se perdent, d’autres sont endommagées ou disparaissent des mémoires parce qu’elles ne sont pas exposées. C’est pour cette raison que, avec les propriétaires, j’ai décidé de réduire la Cranford Collection. Si vous vous rendez compte que certaines oeuvres en votre possession ne reçoivent pas l’attention qu’elles méritent, il vaut mieux les vendre. Sinon, vous les privez de leur raison d’être.

Au centre du salon est suspendue une oeuvre de Bruce Nauman datant de 1989. Près de la chaise de Pierre Jeanneret se trouve une sculpture murale de Lynda Benglis. De l'autre côté, l'ensemble avec l'écran, la sculpture et la chaise sont de Franz West, tandis que l'oeuvre dans le coin est une création de Kelley Walker.
Au centre du salon est suspendue une oeuvre de Bruce Nauman datant de 1989. Près de la chaise de Pierre Jeanneret se trouve une sculpture murale de Lynda Benglis. De l’autre côté, l’ensemble avec l’écran, la sculpture et la chaise sont de Franz West, tandis que l’oeuvre dans le coin est une création de Kelley Walker.© KAREL DUERINCKX

En parlant de vente, il y a un an, Portrait of an Artist de David Hockney a battu tous les records en étant vendu plus de 80 millions d’euros. Le mois passé, un collectionneur privé a acquis Le Parlement des singes de Banksy près de 11 millions d’euros. Serions-nous en plein âge d’or de l’art contemporain?

Pour un petit nombre d’acteurs, oui. Comme dans tous les secteurs, il y a des spéculateurs, accompagnés par de puissants financiers, qui manipulent l’offre et la demande. Aujourd’hui, contrôler le marché est une mission impossible. Par exemple, les oeuvres de Gerhard Richter ont atteint des sommes faramineuses avant de retrouver des valeurs plus « raisonnables ». Une oeuvre qui atteignait 20 millions d’euros il y a cinq ans peut en valoir 8 ou 10 aujourd’hui, ce qui est évidemment considérable.

Que pensez-vous de tels montants?

Tant que nous ferons partie d’un système capitaliste où quelques personnes possèdent des fortunes, nous continuerons à voir des oeuvres partir pour des montants pharaoniques. C’est une façon d’exprimer symboliquement son pouvoir. Posséder une toile de David Hockney n’est pas seulement un signe de prestige et de succès, c’est aussi une preuve d’éducation. Mais ne vous y méprenez pas, ce n’est pas parce que, vingt ans plus tard, un collectionneur arrive à revendre une oeuvre mille fois plus cher que son prix initial que l’artiste y gagne quelque chose. Contrairement aux mondes du cinéma et du football, les artistes ne profitent pas souvent des bénéfices de leur popularité. En d’autres mots, cette évolution fait également des victimes… Derrière ces importants mouvements de capitaux se cache une partie du marché intermédiaire qui souffre énormément. D’un côté, il y a les artistes qui sont à mi-chemin dans leur carrière. Ils connaissent souvent une période creuse entre le moment de leur découverte et une reconnaissance plus durable qui peut se faire attendre pendant dix ou vingt ans. Ils doivent parfois se battre pour vendre leur travail. D’un autre côté, vous avez des galeries moyennes, qui découvrent des talents, soutiennent de jeunes artistes, contribuent au développement de leur univers et de leur carrière institutionnelle. Mais une fois que leurs poulains gagnent en célébrité, les acteurs internationaux se les approprient. Il ne leur reste plus qu’une désillusion financière. Un écosystème entier est en danger.

En tant que conservatrice de la Cranford Collection, vous vous occupez d’une des collections privées les plus importantes d’Europe. Etes-vous aussi collectionneuse?

Pas du tout. J’ai déjà acheté ou reçu des oeuvres d’art, mais je n’ai pas de collection à proprement parler. Cela pourrait créer une confusion entre mes intérêts et ceux des clients avec qui je travaille. Contrairement aux collectionneurs chevronnés, je ne m’attache pas aux objets. J’aime l’art, mais je ne ressens pas le besoin d’en posséder. J’apprécie plutôt le contact avec les créateurs, leur univers, leur histoire. Etre entourée par l’art au quotidien me suffit.

Pour visiter la Cranford Collection, réserver une semaine à l’avance à l’adresse suivante: office@cranfordarts.org

Bio express

Née à Tournai en 1969, Anne Pontégnie a étudié l’histoire de l’art à l’ULB et été stagiaire à Bozar, avant d’organiser sa première expo, dédiée à Mike Kelley et Franz West, en 1999, à la villa Empain, à Bruxelles. Fondatrice du centre bruxellois d’art contemporain Wiels, à Forest, en collaboration avec Dirk Snauwaert, elle était également, jusqu’il y a peu, co-directrice du centre artistique Le Consortium à Dijon. Conservatrice de la Cranford Collection à Londres depuis 2011, une des collections privées d’art contemporain les plus importantes d’Europe, elle a également lancé AP Office, une agence dédiée au conseil et à la production en matière de projets artistiques contemporains. Elle travaille entre autres avec la galerie Xavier Hufkens, l’artiste Yves Zurstrassen et le bureau d’architectes Noaa Architects.

apoffice.be

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