Ex-membre de la mythique bande des Six d’Anvers, Marina Yee célèbre aujourd’hui une mode atypique dans son nouvel espace bruxellois. Retour sur un parcours chaotique qui unit haine et amour du vêtement.

Carnet d’adresses en page 145.

L’ oubli est systématique. Lorsqu’un féru de mode se risque à énumérer les membres de la célèbre bande des Six d’Anvers, le nom de Marina Yee reste généralement sur le bout de la langue. En revanche, les personnalités de Ann Demeulemeester, Dirk Bikkembergs, Dries Van Noten, Dirk Van Saene et Walter Van Beirendonck sont, quant à elles, immédiatement épinglées. En bout de liste, le numéro 6 pose problème et, à tort, le nom de Martin Margiela comble souvent ce vide patronymique, histoire de résoudre rapidement l’énigme. Certes, le maître Margiela a vécu de très près l’envol des Six d’Anvers, mais il n’a jamais participé en tant que tel à l’aventure sextuple.

Petit rappel des faits. En 1982, le prestigieux concours de la Canette d’Or est organisé en Belgique pour relancer le secteur textile et mettre en évidence les talents prometteurs de notre plat pays. D’emblée, un groupe de jeunes diplômés de l’Académie d’Anvers illumine la compétition. Ils sont à l’origine sept (cités ci-dessus), mais rapidement Martin Margiela s’éloigne du groupe complice pour poursuivre, dès 1984, son ascension personnelle en devenant l’assistant de Jean Paul Gaultier. Désireux de se faire connaître à l’étranger, les six autres membres du clan décident alors d’unir leurs efforts logistiques pour mieux imposer leur style individuel. Ils participent ensemble à des journées de présentation de leur travail à Anvers, mais c’est au British Designer Show de Londres, en 1987, que la renommée des  » Six from Belgium  » (comme on les appelle alors) explose véritablement. Marina Yee, Ann Demeulemeester, Dirk Bikkembergs, Dries Van Noten, Dirk Van Saene et Walter Van Beirendonck font sensation : les rédactrices de mode internationale tombent sous le charme de leur talent rafraîchissant et parlent désormais, par facilité, des fameux  » Six d’Anvers « .

Paradoxalement, le groupe décide à ce moment de faire exploser la notion de clan pour mieux focaliser l’attention de la presse (et des acheteurs) sur les individualités. Chaque membre poursuit donc ses désirs de collection éponyme et de défilé séparé, à l’exception de Marina Yee qui met bizarrement au vestiaire ses rêves de mode pourtant prometteurs.  » A l’époque, se souvient-elle, j’avais vraiment l’impression d’être une ratée. Je n’osais pas passer à la vitesse supérieure. En fait, c’était très simple : je n’étais pas mûre. J’avais 25 ans, mais c’était comme si j’en avais 15. J’étais un Peter Pan ! Je n’osais pas, je ne voulais pas, je ne pouvais pas.  »

Au moment où les cinq autres membres du collectif mettent en place l’infrastructure nécessaire à la réussite de leur marque personnelle, Marina Yee s’enfonce doucement dans une implacable dépression.  » En 1988, j’ai envoyé des candidatures dans le monde entier alors que chacun de mes amis pensait à sa propre ligne de vêtements, poursuit la créatrice. J’ai reçu une réponse d’une entreprise basée à Barcelone pour laquelle j’ai réalisé deux collections dans l’anonymat, mais j’étais de plus en plus malheureuse. A l’époque, je vivais avec Martin Margiela et je pense sincèrement que j’étais perturbée par ses créations. Si j’avais été peintre ou sculptrice, je crois que j’aurais été plus sereine à ses côtés. Mais là, on jouait sur le même terrain, on avait les mêmes visions de la mode et les mêmes ambitions. Je me sentais de plus en plus mal. La seule solution était de partir. En 1990, j’ai quitté Martin et Paris. Je suis retournée à la case départ, chez mes parents, avec la ferme intention de ne plus jamais créer un seul vêtement.  »

La promesse de Marina Yee durera sept ans. Prise dans le tourbillon de la dépression, la jeune femme tente de se changer les idées en restaurant des meubles. Ses parents antiquaires disposent de quelques chaises, tables et autres fauteuils laissés à l’abandon qu’elle retape petit à petit. Avec l’un de ses deux frères, elle investit quelques brocantes où elle vend ses  » re-créations « , mais aussi des petits gâteaux préparés par ses soins. La demande s’installe tout doucement et Marina décide alors d’ouvrir, à la fin de l’année 1992, un espace  » café-brocante  » à Bruxelles baptisé  » Indigo « .  » J’étais complètement déconnectée de la mode, avoue la quadragénaire. Je n’allais plus dans les boutiques de vêtements. Je ne lisais plus de magazines féminins. J’étais même devenue une vraie mère au foyer ! Car à l’époque, en janvier 1993 très exactement, j’ai donné naissance à mon fils Tzara. Je crois que c’est vraiment cela qui m’a sauvé de la dépression. C’était un cadeau incroyable qui m’a véritablement appris à voir les choses autrement. J’élevais mon fils et je restaurais tranquillement des meubles sans me préoccuper une seule seconde de l’actualité des défilés. Mais, un jour, la passion de la mode m’a rattrapée…  »

En 1998, alors qu’elle vient de mettre fin à l’aventure  » Indigo « , Marina Yee est en effet contactée par Miet Crabbé, responsable du label belge Lena Lena, afin de créer une nouvelle collection. Le refus est d’emblée catégorique, mais les soucis financiers sont là et les désirs de création toujours latents. Marina rumine, d’autant plus que les propositions se bousculent. A la même époque, la ville d’Anvers sollicite l’ex-membre de la bande des Six pour coordonner  » Fashion for Van Dyck « , une exposition de mode autour du célèbre peintre flamand, et son vieux comparse Dirk Bikkembergs l’invite également à réaliser une ligne de sacs pour sa propre marque.  » Tous ces projets m’ont redonné une énergie folle, se rappelle la créatrice. J’ai décidé de les mener de front et de m’investir de nouveau dans l’univers de la mode. J’ai donc réalisé quatre collections pour Lena Lena et, ensuite, j’ai dessiné, dans l’ombre de Dirk Bikkembergs, sa ligne Femme pendant cinq saisons. Je donnais les idées-pilote qu’il adaptait en fonction de ses désirs. La collaboration était merveilleuse, jusqu’à ce qu’une affaire qui concerne sa vie privée ne vienne tout foutre en l’air !  »

Au début de l’année 2003, la rupture entre les deux ex-complices d’Anvers est définitivement prononcée. Marina Yee s’avoue profondément déçue, voire furieuse, mais décide de reprendre malgré tout du poil de la bête.  » La dépression me guettait à nouveau, reconnaît-elle aujourd’hui, et j’ai vécu un flip énorme. Un jour, je me suis enfermée dans mon grenier et je me suis mise à crier :  » Si les autres ont pu y arriver, alors toi aussi tu peux le faire ! Vas-y, bats-toi et surtout ne fuis pas ! Montre de quoi tu es capable avec ce que tu as sous la main !  » Je sentais qu’il y avait quelque chose en moi qui devait sortir et que je devais vaincre ce trac qui m’habitait depuis des années. Je me suis donc forcée à croire en moi et à réaliser de nouvelles silhouettes sur la base de vieux vêtements. On sent d’ailleurs qu’il y a une vraie rage et de véritables cassures dans les toutes premières créations…  » Cette renaissance serait-elle finalement le fruit d’une jalousie légitime à l’égard de ses anciens comparses d’Anvers ?  » Pas du tout, tranche Marina Yee. Je n’ai jamais été jalouse de leur réussite et j’ai toujours reconnu leur talent. A vrai dire, mon envie de revenir à nouveau sur le devant de la scène vient plutôt d’une frustration personnelle : celle de n’avoir jamais cru en moi et donc, par la force des choses, de ne pas être arrivée à créer ma propre ligne de vêtements.  »

Le vide est comblé depuis le 11 octobre 2003. Situé à deux pas de la mythique rue Antoine Dansaert,  » M.Y. workshop  » (M.Y. pour Marina Yee, évidemment) est le nouvel espace de la créatrice entièrement dédié à son travail personnel. L’endroit n’est pas vraiment une boutique ni un atelier, mais une espèce de minuscule laboratoire vivant où se mêlent vêtements et vie privée. Atypique, Marina Yee y conçoit une mode qui se moque des saisons et des conventions, dans un état d’esprit résolument indépendant.  » Il n’y a aucune logique de collection, ni de thème, précise l’intéressée. A quoi bon subir la pression des défilés et de la consommation à tout prix ? Honnêtement, je pense que nous sommes, aujourd’hui, à un moment clé d’une nouvelle réflexion sur le vêtement. Chacun se rend compte que l’on produit trop, que l’on consomme trop et qu’il est temps de se tourner vers d’autres valeurs. Dans cette optique, mon envie est de dépasser la superficialité de la mode actuelle pour créer quelque chose de plus personnel qui pourrait toucher à l’art. Attention, mon but n’est pas de faire des £uvres d’art importables, mais bien un objet qui, finalement, est un médium. Personnellement, je conçois aujourd’hui mes vêtements comme quelque chose qui part de l’intérieur pour s’exprimer vers l’extérieur. Ce n’est pas l’idée de frimer qui m’importe, mais bien celle de montrer qui on est.  »

Dans cette démarche très personnelle, Marina Yee se plaît à mélanger les styles et les époques. Ici, c’est une veste du xixe siècle interprétée à la sauce 2004 ; là, un kimono des années 1930 qui se mélange à une tenture Ikea pour donner naissance à une robe inédite ! Délestée des conventions et des évidences, la créatrice conçoit désormais des pièces uniques, faites entièrement à la main, dont le prix oscille entre 500 et 2 200 euros. Haut de gamme, certes, mais exclusif et terriblement authentique. C’est cet amour d’un vêtement expérimental qui a séduit le jury du dernier  » Prix Modo Bruxellæ pour la Jeune Création  » attribué précisément à Marina Yee. Bien sûr, l’intitulé de la récompense peut faire sourire lorsqu’on évoque l’expérience de cette ancienne de l’Académie d’Anvers, mais, à 45 ans, la créatrice chevronnée entre réellement dans une nouvelle aventure stylistique avec cette première  » collection  » à son nom.  » J’ai été très touchée et surtout très surprise de recevoir ce prix, commente Marina Yee, d’autant plus que je ne m’étais même pas inscrite ! J’ai appris une semaine avant l’événement que je faisais partie des candidats. Franchement, c’est une récompense qui m’a ravie. C’est une confirmation de ma volonté d’arriver à quelque chose et, surtout, cela me redonne beaucoup d’espoir.  »

Quelque peu envieux de ce succès somme toute relatif, certains jeunes créateurs en compétition pour le Prix Modo ont vu, dans le résultat, un choix  » politique  » : la revanche de Bruxelles sur Anvers via cette récompense 100 % bruxelloise attribuée à une ex-Anversoise !  » C’est vraiment dommage que l’on en arrive à de pareilles interprétations, déplore Marina Yee. Honnêtement, je ne me sens pas du tout Anversoise. D’accord, j’y ai étudié quatre ans, mais c’est tout ! Cela m’énerve que l’on revienne toujours avec cette étiquette des  » Six d’Anvers  » parce que moi, je suis bruxelloise. J’y vis depuis douze ans et, franchement, cette ville m’a sauvée. D’ailleurs, je n’aurais jamais pu ouvrir ce genre d’espace à Anvers. On ne m’aurait pas acceptée dans ce projet. Car Anvers est devenue beaucoup trop prétentieuse. Elle vit complètement repliée sur elle-même et elle est en totale stagnation. En revanche, Bruxelles est une ville humble et ouverte sur les autres. Je m’y sens vraiment bien et, à mes yeux, le Prix Modo n’a absolument rien de déplacé.  »

Portée par ses nouveaux rêves de réussite stylistique, Marina Yee n’en demeure pas moins amère quand elle s’aventure dans l’exercice délicat du bilan provisoire de sa vie professionnelle.  » Et si c’était à refaire ? répète la créatrice. Je n’emprunterais certainement pas le même parcours. Je crois que j’opterais plutôt pour l’art contemporain. Je travaillerais sur des concepts et des installations. La mode, ce n’est finalement que des vêtements. Même si tout le monde doit s’habiller, cela reste frivole et superflu. En revanche, dans l’art, on peut aller beaucoup plus loin. Cela suppose d’autres valeurs et, surtout, un sentiment d’universalité. C’est vrai que mon discours peut sembler paradoxal, mais j’essaie aujourd’hui d’être justement fidèle à mes convictions en réalisant une autre mode. Je ne suis qu’au début. J’apprends.  » A 45 ans, l’ex d’Anvers n’a pas fini d’être lucide.

Frédéric Brébant

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