En 2004, Hermès faisait de Jean-Claude Ellena son premier parfumeur maison. Dix ans et vingt-six jus plus tard, le Provençal a ouvert la porte de son atelier de création à Christine Nagel. Histoire de passer, en douceur, la main et le témoin.

Il y a des lieux où il fait beau se poser, c’est comme cela, ça ne s’explique pas vraiment d’ailleurs, on y entre un jour et on s’y sent bien. Comme si les pierres du bâti, les arbres et leurs ombres qu’ils baladent sur la terrasse et le jardin au gré des caprices du soleil, vous envoyaient des ondes bienveillantes. Bernard le chat ne s’y est pas trompé. Il est passé un jour, la porte était ouverte, la vue qu’il avait de la grande baie vitrée du salon lui a plu autant que les coussins de soie du canapé sur lesquels il a l’outrecuidance de se faire les griffes quand il croit qu’on ne le voit pas. Alors, cette petite crapule de matou est revenue. Sans s’incruster pourtant, cela n’aurait pas plu au propriétaire qui, en dépit de ce que les plis souriants de ses yeux malicieux essaient de faire croire, est un solitaire, un penseur silencieux quand il crée, un Provençal au caractère entier, sûr – parfois même un peu trop, il est le premier à l’admettre -, du bienfondé de ses entêtements. Un personnage de roman.

Ecrire d’ailleurs, ça le connaît, lui qui grogne toujours un peu quand on le traite de  » nez « , il est vrai que ce parfumeur-là est un cérébral qui jette ses jus sur le papier pour mieux les ciseler jusqu’à l’épure. De ses dix années de réflexion passées dans l’atelier d’Hermès, à Cabris, en France, sont nés vingt-six jus – si l’on oublie de compter les  » variantes  » qu’exige aujourd’hui un secteur de plus en plus boulimique – et une ligne de produits pour le bain à donner envie de passer le reste de sa vie sous la douche.  » Rien de tout cela n’était écrit d’avance, se souvient Jean-Claude Ellena. Lorsque je suis arrivé dans la maison, j’avais en tête le modèle de Chanel où l’on sortait une nouveauté tous les quatre ou cinq ans. Tout a été inventé. Il n’y avait pas de plan, vous savez, ces trucs que l’on rédige pour se rassurer mais auxquels on ne se tient jamais. Hermès Parfums s’est adapté à la fois à mon travail, à la réaction du marché, aux ventes qui se développaient de plus en plus.  » Avec le succès que l’on sait.

 » Dans cette maison, j’ai réalisé un vieux rêve, celui de remettre le parfumeur au centre de la création, poursuit-il. Mais je ne suis pas du genre à dire « après moi le déluge ». A l’âge que j’ai aussi, 67 ans cette année, je commençais tout doucement à avoir envie d’autre chose. La vie avançant, on prend conscience qu’à un moment donné, ce sera fini. Il était temps de penser à quelqu’un.  » En tout cas de remettre la main sur le bout de papier où il avait griffonné, cinq ans auparavant, le profil idéal de celui ou celle qui serait amené un jour à le remplacer. Le portrait d’un collègue imaginaire, en somme, puisqu’aucun nom ne figurait à côté de la liste de ses envies.  » C’est en la relisant que Christine Nagel s’est imposée à moi comme une évidence « , lâche-t-il devant l’intéressée qui jusque-là n’a pas dit mot, préférant se laisser distraire par le chat qui s’est enroulé contre son dos, prête à encaisser les compliments en rafale.

TÉNACITÉ CRÉATIVE

D’elle, il dira d’abord qu’il aime  » la sincérité du propos « , la personnalité affirmée, l’écriture, la tchatche aussi,  » car un parfum aujourd’hui, cela se raconte. Depuis le XXe siècle, plus moyen d’échapper au discours dans la création « . Qu’il la voulait plus jeune que lui mais pas trop quand même pour qu’elle ait de l’audace, de celle dont on ne fait preuve que lorsque l’on sait qui on est et ce que l’on veut vraiment.  » Une femme aussi c’était mieux, concède-t-il. Face à deux hommes qui travaillent ensemble, l’extérieur cède plus facilement à la tentation de les opposer.  » Une complémentarité qui s’affiche d’ailleurs sur leurs CV. Lui, l’enfant du sérail grassois, fils de parfumeur reprenant le flambeau dans un monde masculin. Elle, tombée dans le distillat par hasard, la faute à ce diplôme en chimie organique que certains croiront même malin de lui reprocher quand elle osera se rêver à son tour parfumeur.

 » On ne se connaissait pas encore qu’elle me passait déjà à l’analyse « , sourit Jean-Claude Ellena. Dans les labos du géant de la parfumerie Firmenich, Christine Nagel décortiquait alors les fragrances au chromatographe, détaillant les matières odorantes jusqu’au stade moléculaire.  » Ce parcours de chimiste, il fait partie de moi mais au même titre finalement que le fait que je parle italien, précise-t-elle. Cela me donne peut-être quelques atouts techniques, cela me rassure par moment, sans doute inconsciemment. Mais si c’était trop affirmé, cela me scléroserait ! Non, ce qui fait la différence entre parfumeurs, c’est le petit supplément d’âme, la personnalité.  » La ténacité aussi et il lui en a fallu pour vaincre les préjugés. Parfumeur elle deviendra donc, animée par le plaisir qu’elle éprouve encore toujours à  » s’arc-bouter sur la matière, à la triturer dans tous les sens jusqu’à ce qu’on ait l’impression de l’avoir domptée, décrit-elle. J’aime l’idée qu’un bois puisse devenir liquide, une fleur méchante.  » De ses batailles sont nées de jolies choses – Eau de Cartier, Narcisso Rodriguez for Her, Miss Dior Chérie, Dolce & Gabbana The One for Women et plus récemment Sì de Giorgio Armani, sans oublier les dernières-nées des fragrances Jo Malone… – devenues best-sellers aussi.

PLAISIR PARTAGÉ

Lorsqu’ils se rencontrent pour la première fois  » en vrai  » – ils bossent alors tous les deux pour le leader du parfum Givaudan -, le courant passe tout de suite.  » Pour être honnête, j’aimais déjà beaucoup ce qu’elle faisait, d’autant plus qu’elle venait de « gagner » contre moi avec l’une de ses créations « , raconte-t-il. Même si leurs chemins pour un temps se séparent, ils ne se perdent jamais complètement de vue. Alors que Jean-Claude Ellena entre chez Hermès, Christine Nagel se fait un nom, affirme son style. Le sens de la gagne, elle l’a, à coup sûr, ce qui ne l’empêche pas d’avoir envie, sans vraiment se l’avouer, d’autre chose. Lorsqu’il vient la chercher, fin 2013, elle n’hésite  » pas une seule seconde « , même si, elle l’admet, tout choix implique des renoncements. Il attendra qu’elle soit là depuis deux mois pour lui montrer la  » liste « . Sans avoir à tricher, elle pourra mettre une petite croix en face de chaque ligne. C’était écrit donc et Dieu sait si les mots ont de l’importance dans une maison où l’on pense les parfums tantôt comme des nouvelles, des poèmes ou des romans.

 » Depuis mon arrivée dans l’atelier de Cabris, je suis dans le partage, plus dans le combat permanent, insiste-t-elle. Tant qu’on est un mercenaire de la parfumerie, on se bagarre sur tout, la déperdition d’énergie est énorme. Cela m’a sûrement aidée à grandir, à prendre de l’assurance, mais j’avais soif de temps pour faire de beaux produits, de belles matières que l’on pourrait utiliser sans contraintes. Sans  » brief « , même ! C’est là qu’il est possible de se dévoiler, de mettre ses tripes sur la table. C’est comme être face au vide, sans filet. C’est attirant et ça fait peur, tout à la fois.  »

Officiellement en charge du développement des nouveaux projets – cela veut dire qu’elle signera seule le prochain  » grand  » parfum d’Hermès -, Christine Nagel peut compter sur le regard bienveillant de celui qui lui a pavé la voie.  » Il ne cache rien, bien au contraire, il partage tout, insiste-t-elle. L’esprit de cette maison, il n’y a que lui qui puisse m’aider à l’appréhender olfactivement. C’est important pour moi d’avoir son ressenti en miroir lorsque je propose quelque chose.  » Au fil du temps, ils prennent plaisir tous les deux à se forger un même vocabulaire.  » Elle a un joli sens de l’improvisation, confie-t-il. Que je n’ai pas du tout. Christine est spontanée, elle n’a pas peur d’essayer. Il y a de belles choses qui se passent.  » A les voir si complices tous les deux, on ne le sent pas du tout pressé de  » lâcher l’affaire « . Ils n’en finissent d’ailleurs pas d’égrainer les projets, parlent même d’installer un terrain de pétanque dans le jardin pour mieux faire la peau aux pannes d’inspiration. Au coup d’oeil nostalgique dans le rétro, ils préfèrent regarder de l’avant. Un truc de parfumeur, sans doute, le merveilleux restant toujours à faire naître. Jaloux de ne plus être au centre de toutes les attentions, Bernard le Tigré met tout à coup les voiles. L’heure de la dernière question a sonné. Sommée de citer son flacon Hermès préféré, elle s’écrie :  » le prochain  » puis se reprend et parle de Voyage, Jardin en Méditerranée, Cuir d’Ange comme autant d’exemples de créations qu’elle aurait aimé  » avoir l’audace  » de lancer. Souriant au compliment, il le lui rend en murmurant :  » celui qu’elle est en train de faire « . Tout simplement…

PAR ISABELLE WILLOT

 » Ce qui fait la différence entre parfumeurs, c’est le petit supplément d’âme, la personnalité.  »

 » Un parfum aujourd’hui, cela se raconte. Depuis le XXe siècle, plus moyen d’échapper au discours dans la création.  »

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