Malgré les déserts hostiles et l’immensité de l’océan Indien, qui l’isolent du reste du monde, la grande ville de l’Ouest australien a réussi à se forger un art de vivre qui conjugue discipline et excentricité.

L’Australie, tout le monde le sait, est une île-continent, un caillou gros comme l’Amérique du Nord, au milieu de l’hémisphère Sud. Mais ce que l’on sait moins, c’est qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il a failli y avoir deux Australie. Voici l’histoire : en 1941, après Pearl Harbor, quand le gouvernement australien a réalisé que les Japonais pouvaient passer à l’attaque, il a vu que toutes les villes, toutes les richesses se trouvaient à l’est du continent. Les généraux ont alors tracé une ligne au milieu du pays, de Darwin à Adelaïde, et ont décidé, en cas d’invasion, de défendre coûte que coûte le côté est, quitte à laisser tomber l’ouest. Seulement, à l’ouest, il y avait une ville, une seule : Perth. Ses habitants n’ont pas apprécié, mais alors pas du tout, d’être abandonnés comme ça. Du coup, à la fin des années 1940, ils ont organisé un référendum pour l’indépendance de l’Australie-Occidentale. Ils l’ont perdu… de justesse.

Cet épisode historique oublié explique beaucoup de choses. Perth est une cité à part en Australie, fière, singulière, un peu jalouse. Mais c’est d’abord la ville moderne la plus isolée du monde. Plantée sur un territoire grand comme cinq fois la France, elle compte 1,1 million d’habitants et la métropole la plus proche se trouve à… quatre heures et demie d’avion, soit la distance de Paris au Caire. Autour, pas la moindre agglomération. A l’ouest, Perth donne sur l’océan infini, avec les vagues qui déferlent depuis l’Afrique. A l’est, elle est bordée de déserts parmi les plus hostiles du monde : Simpson, Nullarbor. Rien, ou presque, jusqu’à Sydney, à 4 500 kilomètres de là !

Steve habitait Melbourne, où il dirigeait une grande banque. Aujourd’hui retraité, séparé de sa famille, il a choisi de s’installer à Perth, sous le ciel bleu :  » Ici, explique-t-il, il y a tout : la mer, le climat méditerranéen, 80 kilomètres de plages, les phoques dans l’eau quand on se baigne, la Swan River de l’autre côté avec les voiliers, les concerts dans les parcs, les villas moitié moins chères qu’à Sydney ou à Melbourne.  » Steve vit dans un  » private estate « , c’est-à-dire un groupe de maisons plus neuves, plus astiquées, plus kitsch et plus colorées les unes que les autres. C’est là le côté égalitaire des Australiens, mais égalitaire dans l’aisance. Perth est riche. Steve aime la propreté, sa maison l’atteste, comme toutes les maisons ici.

Perth est la ville la plus propre du monde. Ce n’est pas seulement une question de fric. Tous les week-ends, dans les parcs, sur les plages, des équipes de volontaires, jeunes, vieux, riches et moins riches, ramassent ensemble les quelques papiers gras ou paquets de cigarettes abandonnés. Ils ont du courage, parce qu’il faut chercher attentivement avant de trouver le moindre déchet.

Bref, la ville est tellement nettoyée, astiquée, brossée, tondue, les pelouses sont si manucurées, taillées sur les bordures avec des scies circulaires spéciales, que l’on se croirait dans  » The Truman Show « , les caméras en moins. Dans ce film du réalisateur australien Peter Weir, le héros vivait dans une fausse ville où il était filmé vingt-quatre heures sur vingt-quatre sans le savoir. Tout y était parfait. A Perth, tout est presque parfait. Heureusement, il y a ce presque, qui laisse la place aux excentricités.

Le dimanche matin, des joueurs de cricket û jeu excentrique s’il en est û en tenue blanche immaculée, se battent avec acharnement sur des pelouses d’un vert hyperréaliste, au bord de la Swan River. Juste à côté, usant de barbecues publics à 1 dollar la demi-heure, un groupe de copains pique-nique en plein air en buvant de la bière VB. Derrière eux, des voiliers au spi multicolore régatent face à la dizaine de buildings du centre-ville, qui témoignent du côté futuriste mais également très réaliste des habitants. L’argent aussi est parfois excentrique.

Une autre image pourraît être l’Indiana, à Cottesloe, un restaurant en bord de mer dans une banlieue chic. Dans un décor de roman de Somerset Maugham se croisent des lords anglais au visage tanné par le soleil et l’alcool, des gays américains friqués, de vieilles Australiennes sportives en jupe plissée d’une autre époque et quelques ados surfeurs qui descendent à peine de leur vélo, la planche sous le bras.

L’oasis est très vaste, entre les dunes sauvages de l’océan et les méandres de la Swan River, qui ressemble plutôt à un lac. Les banlieues s’étendent à perte de vue, ce qui oblige à se déplacer toujours en voiture. Mais la conduite est policée, les encombrements rares, les piétons respectés et les excès de vitesse incongrus. Tout le monde roule à 60 kilomètres à l’heure : les habitants de Perth sont égalitaires et polis, même au volant.

Au bout de ces banlieues, tout s’arrête d’un coup. On bute sur des dunes sauvages, sans même une route pour longer la côte. A l’est, c’est le désert, immédiatement. La capitale de l’Australie-Occidentale pourrait s’étendre à l’infini. Elle ne le fait pas, ce qui prouve que tout paradis a une limite naturelle.

Au début des années 1980, la voile a rendu célèbre Perth et surtout son port, Fremantle. Avec ses buildings victoriens, ses pubs et ses marins du monde entier, Fremantle avait accueilli à cette époque la Coupe de l’America. Le milliardaire Alan Bond, autre excentrique fameux, avait arraché de haute lutte l’aiguière d’argent aux Américains et l’avait remise en jeu, ici même, en 1987. Bond a perdu, Fremantle et Perth sont vite retombés dans l’anonymat. Le milliardaire a été mis en prison pour quelque faillite frauduleuse. L’oasis résiste bien à la notoriété.

Tout paradis qui se respecte est régulièrement menacé. Parmi les dernières attaques, il y a eu ce requin qui, en décembre 2001, a dévoré un baigneur quinquagénaire, à l’heure du breakfast, sous les fenêtres de l’Indiana. Cela n’était pas arrivé dans la région depuis trente ans. Et puis, surtout, il y a eu en octobre 2002, l’attentat de Bali, qui a fait 87 victimes originaires de Perth. La réalité du monde s’est soudain rappelée à ce coin béni et oublié de la planète.

Quelques jours plus tard, en ouvrant le  » West Australian « , le quotidien local, on pouvait lire, sur la page de gauche, les progrès de l’enquête sur l’attentat. Sur celle de droite, un long article était consacré à la protestation d’un professeur tout à fait sérieux, défenseur de la nature. Il milite contre le sort réservé aux poissons dans les aquariums des restaurants et contre la manière dont on tue les homards dans les cuisines de ces établissements. Le gouvernement s’est saisi du problème. Ironie ou cynisme ? Il paraît que ce sont les deux traits de caractère les plus marquants des habitants de Perth.

Guide pratique en page 70.

Texte : Hervé Claude

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