De New York à Paris, il est très demandé, Alexandre de Betak. Concepteur de défilés et d’événements, designer et créateur, il jongle avec les sens. Et la lumière. Portrait d’un homme de l’ombre.

Une ruelle parisienne, dans le Marais. Une petite porte ouverte sur la rue, le monde, la vie, son agitation, ses embouteillages, ses surprises. Devant, Alexandre de Betak qui tire sur une cigarette, veston sur tee-shirt col en V, teintes gris perle, pantalon idoine, façon Tom Browne. On aurait dû le rencontrer à New York, mais pour cause d’enfants (2, avec Audrey Marnay), il a rapatrié ses pénates ici. Et comme il n’est  » pas très bureau « , il a tout orchestré avec son élégance habituelle pour que cet hôtel particulier se mue en QG épatant – murs en inox poli miroir, rebrossé légèrement, qui cachent les placards, sol de béton blanc, boiserie datée xixe siècle, qui fut dans une vie antérieure bibliothèque au Claridge à Londres, grande table avec bancs et samovar électrique sur la cheminée. Un décor  » neutre « , dit-il. Mieux que ça, un BureauBetak comme une page blanche qui ne viendrait pas phagocyter les projets  » très riches, très visuels « . Soit un défilé intime et sublime pour Christian Dior haute couture dans les salons de la maison ; une bibliothèque lumineuse qui semble flotter ; une vespa miroitante ; un restaurant doublé d’une boîte de nuit, qui magnifie l’ombre et la lumière ; un show-manifeste pour Hussein Chalayan ; une fiesta talons aiguille pour Jimmy Choo et H&M.

Sur sa carte de visite, mis à part son nom et autres détails utiles, rien.  » Je ne sais quel titre me donner. Selon les jours et les humeurs, cela change. Certains m’appellent  » directeur artistique « , d’autres,  » concepteur de défilés et d’événements « . Je suis aussi designer, je suis transversalà  » Une chose est sûre, il est question, avec son métier, de création, de transmettre des idées, via  » le design, la musique, les films, la nourriture, les installations « .  » Concevoir et produire des événements et des défilés autorise à utiliser tous les jouets que l’on désire, tous les talents, ceux des mannequins, des chanteurs, les technologies et la lumière, énormément. On peut toucher tous les sensà  » Avec lui, l’émotion n’est jamais loin.

Pas d’interdits

La veille encore, il emmenait la presse internationale dans un voyage labyrinthique pour Nina Ricci et son nouveau parfum dont le nom claque comme un gimmick,  » Ricci Ricci « . Une histoire à raconter en 3 D. Au départ, un briefing, l’idée d’une héroïne urbaine, contemporaine, qui laisse derrière elle un joli sillage. En  » quatre ou cinq mois « , Alexandre et son équipe emballent le tout et lui créent un univers détonant.  » Je n’ai pas de formule, ni de recettes, ni de règles. Pour aucun projet. J’essaie juste de m’attacher à ce qui me paraît le plus important.  » Avec un impératif , en l’occurrence : la présentation dans les show-rooms de Nina Ricci, avenue Montaigne. Les pieds de nez, ça l’amuse, Alexandre de Betak. Il imagine une boîte dans laquelle on pénètre et où, instantanément, on perd tous ses repères, une mise en abyme avec miroirs, lumières roses, indices précieux d’une vie de jeune femme qu’il rêvait nomade.  » Je voulais montrer qu’on peut changer en ne se perdant pas : comment cette maison très parisienne, féminine et glamour, qui a 77 ans, s’autorise à bouger et reste moderne « . Etre déboussolé mais garder les traces du passé. Ne jamais faire table rase, de rien. Et surtout,  » ne pas avoir d’interdits « . Ni d’a priori. La confiance et le respect, comme ciment de travail. S’il bosse avec la même petite équipe, depuis le début, ce n’est pas un accident de parcours. Il arrive que les Japonais l’appellent  » Bureau Betak « , comme si bureau c’était son prénom, ça lui va. Tous pour un, un pour tous.

Pas d’a priori

Il a 40 ans, ce n’est pas l’heure des bilans,  » parce que ce n’est pas le moment et puis aussi parce qu’il faut en faire tous les matins – sinon on se laisse aller à n’importe quoi « . Alexandre de Betak avance, donc. Il y eut son enfance,  » très agréable « ,  » mâtinée d’origines argentine et polonaise « , à Paris,  » dans cette ville culturellement enrichissante « . Il y eut son premier  » bricolage  » lumineux – gamin, il avait placé un feu de signalisation sur la porte de sa chambre, avec sonnette, fil électrique, passage du rouge au vert pour laisser entrer l’intrus dans son antre. Il y eut ses premières photos, dès l’âge de 10 ans puis ses débuts pour  » des magazines branchés « , Actuel en France, Primera linea, en Espagne. On est en pleine Movida, il a 17 ans, rencontre à Madrid une créatrice de mode, Sybilla, tout juste 20 ans:  » Je lui ai dit : « Je t’aide si tu veux « , j’adorais ce qu’elle faisait.  » Il se charge de ses relations publiques, de son image, de coudre des boutons sur ses robes, juste avant le défilé. Il crée son bureau, déjà BureauBetak, on le sollicite, les grandes maisons de couture le verraient bien attaché de presse à demeure. Il leur répond qu’il n’en est pas capable, tout cela le gonfle. Ne plus être rangé dans un tiroir, se refaire une virginité, loin. Il fait des allers-retours Paris-New York. Choix nullement étourdi :  » J’adorais cet endroit, sa pêche, c’était le début de la fashion week, à Bryant Park. « 

A force, sans jamais le décider vraiment, il finit par y rester. Depuis, à son palmarès  » défilés « , on peut inscrire Miu Miu, Donna Karan, Christian Dior, Victoria’s Secret, Rodarte, Louis Vuitton, Diane von Furstenberg, Jil Sander et depuis toujours ou presque John Galliano, Viktor & Rolf, Hussein Chalayan. Il sait combien il est important de  » s’inscrire dans le temps, dans l’histoire d’un designer, d’une maison, d’une marque « . Les relations à long terme lui conviennent bien, Alexandre est un fidèle. Quart d’heure philo :  » Evidemment, quand on commence, on ne sait pas si cela va fonctionner, mais j’aime que cela dure. Si parfois cela s’arrête, ce n’est pas grave, c’est sain de vivre plusieurs histoires d’amour et plusieurs mariages créatifs. « 

Il pense qu’il n’y a de règle en rien, la seule chose dont il est sûr c’est que l’application littérale ne l’intéresse pas, que le minimalisme lui convient mieux –  » Je me sens plus efficace en essayant de ne pas dire un milliard de trucs en même temps et pourtant je ne suis pas du tout minimal dans l’âme, je serais plutôt le contraire dans ma manière d’utiliser un maximum d’éléments.  » Alexandre de Betak est de la génération jet lag mais développement durable. Rien ne se perd, tout se crée. Il recycle l’instantané, les décors de ses shows, les douceurs/douleurs de sa vie.  » J’ajoute, je n’enlève rien – mes premiers amours, mes meilleurs amis, mes appareils photos, mes obsessions, et elles sont nombreuses, les bidouillages, les technologies, les lumières, les vespasà  » Alexandre de Betak sait, quelle élégance, que l’éphémère est fait d’éternité.

par Anne-Françoise Moyson

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