SAUCE LAPONS

Ostersund, au sud de la Laponie suédoise, une cité qui bénéficie désormais du titre de Ville gastronomique de l'Unesco. © getty images

En Laponie, et tout particulièrement à Winter City, surnom de la bourgade suédoise d’Ostersund, le dernier grand peuple autochtone d’Europe milite pour sa reconnaissance. Et il se pourrait bien qu’elle passe d’abord par deux ou trois coups de fourchette…

Un bruit gluant, mais appétissant. Putte Eby plonge ses mains dans ses souvenirs et mime l’extraction de la moelle d’un renne. Pendant plus de trente hivers, l’actuel chef de projet de l’office de tourisme d’Ostersund, au sud de la Laponie suédoise, a vécu  » tout au Nord « . Là où l’horizon s’acoquine avec la brume, le champ de vision avec le néant. Là où les Samis, indigènes et nomades sur leurs propres terres, résistent, comme le froid polaire. De retour à Winter City, ce quinqua à la voix rauque et aux yeux rieurs accueille dans le restaurant du Clarion local. Ambiance tamisée, bougies sur la table et musique smooth dans les haut-parleurs.  » Dans la culture same, tout tourne autour du renne, débute Putte, en attaquant sa planche de charcuteries et fromages du coin. Un repas traditionnel consiste à manger sa langue, son foie ou sa moelle. En Laponie, la nourriture varie en fonction des baies disponibles et de l’importance de la pêche, notamment dans la région des grands lacs.  » De la Russie à la Norvège, en passant par la Finlande et la Suède, les Samis jouissent d’un immense terrain de jeu.

Les stations de ski et les mines marchent ainsi sans pression sur des zones initialement dédiées à l’élevage.

Mais si, aux dernières nouvelles, ils sont 93 000, seulement 10 % d’entre eux élèvent encore des rennes. Leur calendrier s’étale sur huit saisons, en raison des variations climatiques.  » De l’une à l’autre, les écarts de température peuvent atteindre 70 °C « , précise notre hôte, avant de s’en prendre à quelques morceaux de viande saignante, aux faux airs de magret de canard.

Vecteur d’histoire

Dehors, Prästgatan ressemble à une allée commerçante classique d’Europe occidentale. Les principales chaînes de magasins sont là. Les coffee houses ont remplacé les salons de thé vieillissants. Seule la neige rend le piétonnier d’Ostersund singulier. Recouvrant la totalité de la voirie, le gel fait swinguer les 60 000 âmes de la cité. Début décembre, c’est déjà un peu Noël. Les chandeliers ont pris place derrière les fenêtres et les guirlandes autour des arbres. Un moindre mal pour un centre-ville déserté par le soleil dans la foulée de midi. Depuis 2010, Ostersund rayonne pourtant davantage grâce à son statut de ville gastronomique de l’Unesco.

Ce coup de projecteur est une aubaine pour Jerker Bexelius. Personnage à première vue austère avec son regard noir, le responsable de la Fondation Gaaltije apaise dès qu’il délivre son petit sourire en coin. Il oeuvre pour la mise en valeur de la culture same.  » Servir et parler de nourriture est un bon moyen de transmettre la connaissance et l’histoire.  » Contraint par le gouvernement de taire toutes références à ses racines, le père de Jerker a attendu son retour au village natal pour lui dévoiler son parcours. Jerker y pense tous les jours quand il longe le lac Storsjön qui borde Ostersund. Loin derrière cette gigantesque étendue d’eau, dans les montagnes proches de la Norvège, s’écrit son héritage.  » J’ai toujours eu du sang sami en moi et j’en ai toujours été fier « , affirme-t-il, l’oeil vissé sur un tableau représentant des rennes éparpillés sur une plaine.

Dans cette région, les éleveurs suivent toujours la transhumance des rennes. Une vie au rythme des saisons.
Dans cette région, les éleveurs suivent toujours la transhumance des rennes. Une vie au rythme des saisons.© getty images

Ce même cervidé se cuisine en ragoût au menu du Jazzköket. Là-bas, les clients côtoient vinyles, posters d’Ella Fitzgerald et livres classés par couleurs. Cheville ouvrière du projet Ville gastronomique, Fia Gulliksson tenait ce cabaret il y a encore trois ans. Grande blonde énergique et terriblement bavarde, elle s’abandonne fréquemment à ses premières amours. Convaincue par sa casserole de moules, elle l’est aussi par l’importance de l’identité same dans la gastronomie locale suédoise.  » Ici, on fait du fromage depuis 6 000 ans. A l’époque, les Samis enterraient leur lait dans des barriques en bois. Six mois plus tard, quand ils revenaient, c’était devenu du fromage.  »

Une cuisine à base de renne, perpétuée par un peuple fier de ses racines.
Une cuisine à base de renne, perpétuée par un peuple fier de ses racines.© sdp

Si certains se sont bien intégrés au quotidien des villes, d’autres perpétuent encore les traditions de leur peuple. Les éleveurs suivent toujours la transhumance de leurs bêtes. Au printemps, les rennes se dirigent vers les montagnes. En hiver, ils redescendent dans les vallées. Une activité nomade, transfrontalière et très régulée. Les hélicoptères ont remplacé les traîneaux, mais les pratiques ancestrales perdurent, comme la chasse au lasso ou le marquage au couteau.

RÊVE D’INDÉPENDANCE

Fidèle à ses origines, Jerker a régulièrement changé d’espace. Au début des années 2000, il rallie Bruxelles et son parlement européen. Aujourd’hui, il s’excuse du désordre de son modeste bureau, où il vient de s’installer. Bien que coincé au milieu d’une pile de fardes, il mentionne sans sourciller la gastronomie comme l’un des seuls points communs entre Samis et Suédois.  » Dans l’ensemble, ceux-ci ne s’intéressent pas trop à notre culture. Elle a longtemps été vue comme l’une des pires qui soit. C’est en grande partie dû au passé et à la colonisation de nos terres. Mais il n’y a rien à ce propos dans les livres d’histoire. Et pourtant, il n’y a qu’elle pour nous différencier des autres.  »

Au Clarion, on goûte la différence. Les toques des cuisiniers filent d’un bout à l’autre de la cuisine, les serveuses apportent les mets fumants sur la pointe des pieds. Putte dévore son renne, machinal. Ni la purée, ni la confiture d’airelles ne le surprennent. Plus rien n’a de secret pour lui.  » Beaucoup de Samis veulent que le gouvernement suédois les déclare comme une Minorité au sein des Nations unies. Mais il ne le fait pas parce qu’il devrait leur reconnaître la propriété des terres. Cela diviserait le pays en deux.  » Dans les années 50, les Samis commencent à faire entendre leur voix. Désormais, ils disposent d’un Conseil, d’un gouvernement, d’un parlement et de droits transnationaux.

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Entre deux gorgées d’eau, Putte noie cependant l’idée d’une indépendance sur le plus vaste patrimoine mondial classé par l’Unesco.  » Certains Samis veulent créer leur propre pays, d’autres ont une vision totalement différente. Ici, il s’agit plutôt de mesures pour que tout le monde soit content. Ces organes n’ont pas de réels pouvoirs décisionnels. Si une grosse compagnie veut s’installer sur leur territoire, ils peuvent porter plainte, mais c’est un combat perdu d’avance. Les Samis n’ont pas de preuves écrites que ces terres leurs appartiennent depuis des siècles…  » Les stations de ski et les mines marchent ainsi sans pression sur des zones initialement dédiées à l’élevage.

Ostersund, où cohabitent urbains et locaux défenseurs de traditions séculaires.
Ostersund, où cohabitent urbains et locaux défenseurs de traditions séculaires.© getty images / sdp

Dans une ruelle perpendiculaire à Prästgatan, le drapeau de la République du Jämtland flotte sans s’en soucier. Le vert symbolise la nature, le blanc, la neige et le bleu, les lacs.  » En Suède, on est un peu à part. On a tour à tour été suédois, norvégiens ou indépendants « , glisse Fia Gulliksson, qui offre une visite de ses installations, situées juste en face, et entièrement conçues par Ikea. Elle ôte ses chaussures, pénètre dans son intérieur chaleureux, fait de bois et de plantes vertes, puis salue ses coworkers en pleine activité poterie.  » On a toujours dû se battre pour montrer qu’on existait. C’est resté dans notre chair, et c’est peut-être ce qui nous rapproche des Samis.  »

UNE COMMUNAUTÉ PARTAGÉE

Saxophoniste, pianiste et chanteuse, la chef s’est inspirée du jazz pour créer sa cuisine, un tronc commun sur lequel les artistes improvisent. Un boeuf qui plaît.  » 40 % des voyageurs dans le monde sont des foodies, illustre Fia en laissant la sauce de son hamburger dessiner la commissure de ses lèvres. Grâce au respect de nos traditions culinaires, nous avons tout pour les satisfaire. Il faut leur faire découvrir nos produits, c’est là que commence le business.  » Depuis quelques mois, EasyJet propose d’ailleurs chaque semaine un vol direct en provenance de Londres. L’évolution est progressive, les liens internationaux commencent à fleurir.

Sur ce point, Jerker est partagé. Pointant les bijoux et tissus traditionnels qu’il a sous les yeux, il sait que la petite exposition organisée à Gaaltije remplit parfaitement ses objectifs de développement du tourisme same.  » Mais dans le même temps, les éleveurs n’ont jamais voulu de promeneurs sur leurs terres, ça risque de les déranger…  » Jerker préfère souligner le rôle éducatif que la culture same peut jouer dans la quête mondiale de l’écogastronomie : la slow food.  » Notre environnement n’est pas le plus facile pour trouver de la nourriture donc par tradition, nous consommons tout du renne : les os, la peau, les yeux. C’est une bonne leçon pour ceux qui n’achètent que ce qui est beau.  »

Jerker Bexelius
Jerker Bexelius

Soudain, l’excitation le prend. Il dévoile en primeur l’affiche du Staare 2018. Des couleurs vivent annoncent des concerts, des conférences et des stands de victuailles pour célébrer le 100e anniversaire de la première rencontre des Samis sur le sol suédois. L’occasion de rassembler une population beaucoup plus hétérogène qu’elle n’y paraît.  » Le Parlement same suédois, basé à Kiruna, affirme qu’un citoyen est sami s’il prouve son attachement et sa maîtrise de la langue « , explique Putte, son renne finalement englouti.  » Il existe néanmoins une deuxième école selon laquelle seule la loi du sang prévaut.  » Un groupe qui préconise la force solidaire, l’autre qui écarte les  » sangs mêlés « , de peur de voir les traditions s’envoler dans la nature. Mais le tout avec un objectif commun : renforcer l’identité du peuple same. Jusqu’à la moelle.

Un train enchanteur

En période de fêtes, la gare centrale de Stockholm illumine ses centaines de milliers de visiteurs. Ses quais proposent des allers simples vers tous les possibles. Mais c’est un train sombre, tout de noir vêtu, qui s’avance en direction d’Ostersund et la nuit sans fin de la Laponie suédoise. Il faut un peu moins de six heures pour rallier Winter City et la région du Jämtland. L’intérieur des wagons de la compagnie SJ n’a rien à envier aux plus classiques des convois SNCB.

Pour un prix très raisonnable (30 à 40 euros par personne), le trajet marque la différence. Un premier stop à Uppsala permet d’apprécier la quatrième ville du pays, ses bâtiments aux murs jaunes et sa cathédrale aux briques rouges, la plus grande de Scandinavie. Après avoir longé le golfe de Botnie jusqu’à Gävle, il suffit d’un somme pour se réveiller au beau milieu de paysages enchanteurs. La neige, les conifères, les lacs d’un bleu glacial et les quelques fermes typiques s’enchaînent avec grâce.

En été, l’Inlandsbanan, ligne de chemins de fer qui joint Kristinehamn à Gällivare via Ostersund, reste la plus touristique. Mais si elle offre davantage de spectacle, son coût se veut beaucoup moins abordable : environ 300 euros l’aller-retour.

www.sj.se etinlandsbanan.se

En pratique

Y aller

Depuis Charleroi, Ryanair opère trois vols par semaine vers Skavsta, minuscule aéroport low-cost, situé à une bonne heure de Stockholm. Pour un aller-retour, il faut compter plus ou moins 50 euros. Une fois sur place, un bus conduit jusqu’à la capitale ou à la gare de Nyköping.

Depuis Zaventem, Scandinavian Airlines dessert l’aéroport d’Arlanda, à partir de 300 euros A/R. Brussels Airlines permet de rallier celui de Bromma, à 9 km de Stockholm, dès 350 euros A/R. Ensuite, pour rejoindre Ostersund, le moyen le plus indiqué est de prendre le train à la gare centrale.

Monnaie

Couronne suédoise. 1 euro = 10 SEK

Climat

En hiver, les températures chutent en dessous de zéro, mais le froid est sec donc relativement supportable. Le plus difficile étant de prendre ses repères alors que la nuit tombe en début d’après-midi. A l’inverse, c’est le soleil de minuit qui s’impose en été.

Se restaurer

En plein coeur d’Ostersund, dans une cour chaleureuse, le Jazzköket joue avec les mots, la musique et les papilles. Le restaurant lancé par Fia Gulliksson propose de la soul et slow food, à base de produits locaux et internationaux.

Jazzköket, 44, Prästgatan, Ostersund. Tél : +46 63 10 15 75.

Fia Gulliksson
Fia Gulliksson

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