Pour pister les  » cinq grands  » – lion, léopard, buffle, éléphant et rhinocéros -, prenez la route de l’Afrique du Sud et suivez votre instinct. Carnet de route.

Carnet de voyage en page 82.

(1) Chiffres cités dans  » Le Grand Guide de l’Afrique du Sud  » (Gallimard), le décompte variant d’une source à l’autre.

Jimmy n’abandonne jamais sa vieille casquette, retenue à l’arrière par une épingle à nourrice. Au volant d’une Land Cruiser qui a, elle aussi, bien vécu, il scrute inlassablement les fourrés. Assis à l’avant du capot, le pisteur l’aide dans sa traque, lisant dans les empreintes de pattes et les déjections comme un prêtre dans sa Bible. La nuit est prodigieusement étoilée, mais glaciale et venteuse. Vers la fin de l’après-midi, la température a chuté de 20 °C en un temps record et l’hiver austral a transformé les bipèdes en glaçons, mais cette saison, marquée par des variations spectaculaires de température, est aussi la saison idéale pour l’observation des animaux. Jimmy, lui, arbore ses mollets nus sans trembler. Soudain, le moteur diesel de la Land Cruiser interrompt sa litanie et le silence se fait. Frôlant les portières de la voiture, un lion de quatorze ans remonte la route sans un battement de cils, sans un regard, même furtif, vers cette masse métallique incongrue et ses misérables occupants. Sa force magnifique impose le respect et l’humilité. C’est un roi, un vrai, et nous, qui ne sommes même pas ses sujets, nous n’existons pas, tout simplement.

Pour gagner le Mpumalanga û  » là où le soleil se lève  » en langage shangaan, l’une des onze langues officielles de l’Afrique du Sud û, il faut avaler 600 kilomètres de bitume depuis Johannesburg, ne pas oublier que l’on roule à gauche, savoir que la bande d’arrêt d’urgence ne sert pas… qu’aux urgences et que l’on remercie tout automobiliste courtois en se servant de ses quatre clignotants. Au bout, loin des stations-service rutilantes et des fast-food, il y a la promesse d’une rencontre inoubliable avec les Big Five, les cinq animaux que les chasseurs considèrent comme les plus redoutables : le lion, l’éléphant, le buffle, le rhinocéros et le léopard. Jimmy connaît comme sa poche la Thornybush Private Nature Reserve, l’une de ces innombrables réserves privées qui encadrent le Kruger National Park, véritable emblème de cette terre de safaris. Il a réveillé ses hôtes avant l’aube, leur a offert  » tea, coffee and cookies », les a emmitouflés dans une couverture û avec bouillotte, s’il vous plaît û mais ne leur a fait aucune promesse. Ici, c’est l’animal qui vient à l’homme, pas l’inverse. Un bruit, tout à coup, a alerté le pisteur : un troupeau d’éléphants est en marche, cassant les aloès pour le plaisir et dévorant tout le reste. Instant magique, où les pachydermes ne sont plus qu’à une longueur de trompe de la jeep. Ils ne laisseront derrière eux aucun végétal intact, mais ce carnage sert l’écosystème. Tout comme ces incendies qui, épisodiquement, ravagent le Bushveld et obligent les animaux à se dérouiller les pattes.

Jimmy, justement, scrute l’horizon. Le ciel, dit-il, est devenu grisâtre. Le feu a pris au c£ur du parc Kruger, l’une des plus anciennes et des plus belles réserves de la planète, celle qu’affectionne entre toutes les Sud-Africains. A l’inverse des réserves privées, qui jouent la carte du  » game drive » (safari organisé) et du service personnalisé (ah, le petit sherry au retour d’une expédition…), le parc Kruger se parcourt dans sa propre voiture (ou dans une voiture de location), à son propre rythme. Seule contrainte : sortir de son véhicule est strictement prohibé, sauf dans quelques aires de pique-nique où le calao û Zazou pour tous les connaisseurs du  » Roi Lion » de Walt Disney û, bec jaune flamboyant et £il coquin, guette assidûment les restes de votre repas.

La superficie du parc Kruger équivaut aux deux-tiers de la Belgique et mérite une exploration de plusieurs jours : la réserve fondée il y a plus d’un siècle par Paul Kruger, qui présida la République du Transvaal, abrite aujourd’hui 1 000 léopards, 2 000 hyènes, 5 000 rhinocéros, 9 000 girafes, plus de 10 000 éléphants, 25 000 buffles, 32 000 zèbres et 150 000 impalas, la plus gracieuse des antilopes. Au camp de Skukuza, dont l’énorme capacité d’hébergement justifie la présence d’un aérodrome et d’une banque, une carte couverte de multiples têtes d’épingle colorées aide à la localisation des animaux, mais pour apercevoir un guépard ou un caracal û que les locaux appellent  » red cat » û, il faudra infiniment de patience. Aux heures les plus fraîches du jour, les animaux se regroupent près des points d’eau. Etrange ballet sur pattes, qui ne souffre aucune fausse note. Les trois buffles égarés à Mazithi Dam, sur la route qui mène du camp de Skukuza à celui de Satara, n’ont pas respecté le tempo, ils seront promptement repoussés vers la rive par une femelle hippopotame. Cet herbivore à l’allure placide, qui pèse facilement deux tonnes et demie, est le pire tueur d’hommes d’Afrique, mais il ne se mesure à des congénères aussi redoutables que le buffle ou le crocodile que pour protéger sa progéniture. Deux petites oreilles qui frétillent au ras de l’eau : dame hippo, précisément, ne barbote pas seule dans le point d’eau de Mazithi…

L’Afrique du Sud, qui possède 73 000 km2 de parcs naturels et de réserves, est l’un des pays pionniers en matière de protection de la nature. Et pour cause : il a reçu en héritage près d’un dizième de la flore mondiale (24 000 espèces sur les 250 000 recensées à travers la planète), mais aussi 718 espèces d’oiseaux, 286 espèces de reptiles et 227 espèces de mammifères (1). Le Kruger National Park a d’abord une mission de sauvegarde : sa population de girafes a doublé en vingt ans, celle des rhinocéros blancs pratiquement décuplé. Mais le premier refuge du rhino blanc, pratiquement exterminé par les chasseurs au début du xxe siècle, c’est la réserve de Hluhluwe-Umfolozi (prononcez le premier mot  » chlou-chlou-wi « … si vous y arrivez), à 350 kilomètres au sud du parc Kruger, en plein c£ur du pays zoulou. Elle abrite aujourd’hui 1 710 spécimens de rhinocéros blancs, qui ne sont pas plus blancs que les rhinocéros noirs ne sont noirs.  » Blanc  » est la traduction de l’anglais  » white », qui dérive lui-même de l’afrikaans  » weit », signifiant  » large  » : le plus grand des rhinocéros possède, en effet, une lèvre inférieure imposante qui lui permet de brouter l’herbe facilement alors que son cousin  » noir  » s’alimente aux feuillages des arbres grâce à une lèvre supérieure allongée.

En route, donc, pour le KwaZulu-Natal, terre des valeureux guerriers zoulous, que le tourisme de masse a transformé en vendeurs d’artisanat de pacotille. Johanna, blonde représentante de Umhluhluwe Safaris, campe devant le Memorial Gate, porte d’entrée nord du Hluhluwe-Umfolozi National Park, à 6 heures tapantes. La réserve totalise 220 kilomètres de voies carrossables, mais le  » game drive » tourne rapidement court. Un éléphant mâle dans la fleur de l’âge a jeté son dévolu sur les acacias qui bordent la route menant au Hilltop Camp, l’un des principaux lieux d’hébergement du site, et bloque la circulation dans les deux sens.  » Come on, boy, move up ! » crie Johanna, frappant de grands coups dans sa portière et avançant au ralenti. Le pachyderme finit par s’agacer du raffut, agite les voiles qui lui tiennent lieu d’oreilles et fait front. Ses pattes martèlent le sol d’un bruit de plus en plus sourd à mesure qu’il prend de la vitesse, un barrissement infernal interrompt le piaillement des oiseaux : l’animal charge, trompe levée, Johanna passe la marche arrière… et cale, l’attaquant s’arrêtera net à hauteur du pare-chocs. Sueurs froides garanties. Après un tel épisode, on est content d’observer les impalas, les nyalas, les koudous, les cobe û bref, toute la panoplie des antilopes, prêtes à prendre le large à la moindre alerte.

Au nord de Hluhluwe-Umfolozi se trouve la réserve de Mkuzi. Il lui manquait jusqu’il y a peu deux des Big Five, le lion et l’éléphant, mais ce dernier a été réintroduit avec succès dans le parc. Des affûts installés à proximité des points d’eau permettent une observation idéale des animaux : phacochères, crocodiles, gnous, singes et rhinocéros s’en disputent les abords. Assis sur la plus haute branche d’un  » fever tree » ( » l’arbre à fièvre  » que les premiers colons européens crurent responsable de la malaria), identifiable grâce à son écorce verte presque fluorescente, un babouin donne soudain l’alerte. A chaque type de danger, son cri : cette fois, c’est une panthère qui rôde dans les parages. L’heure est au repli stratégique pour les singes comme pour les humains. Mkuzi héberge aussi quelque 400 espèces d’oiseaux, dont la très rare chouette pêcheuse de Pel, que l’on peut tenter de repérer à la faveur d’une randonnée pédestre guidée. La province du KwaZulu-Natal déploie des efforts considérables en matière de protection de l’avifaune. L’organisation  » Zululand Birding Route » cherche à séduire les amateurs d’ornithologie en leur proposant des itinéraires de découverte. Ceux-ci démarrent à la frontière du Mozambique, que jouxtent la réserve de Ndumu et le Tembe Elephant Park, jusqu’au Greater St Lucia Wetland Park, classé au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1999, et qui englobe le plus grand estuaire du continent africain. St Lucia, c’est le face-à-face possible avec un aigle pêcheur, un pélican blanc, un martin-pêcheur géant ou… un hippopotame venu, à la nuit tombée, brouter l’herbe tendre devant un cottage très british.

Chantal Samson

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