Orpheline romantique d’un empire évanoui, Vienne est aujourd’hui l’un des lieux privilégiés de la vie culturelle européenne. Déjà riche de chefs-d’ouvre de l’art mondialement célébrés, elle s’enorgueillit d’accueillir régulièrement des expositions exceptionnelles dans des sites architecturaux uniques.

Expositions temporaires : jusqu’au 19 juin prochain,  » Bernardo Bellotto  » au Kunsthistorisches Museum. Internet : www.khm.at; à l’Albertina,  » Piet Mondrian « , jusqu’au 19 juin prochain et  » De Goya à Picasso « , jusqu’au 28 août prochain. Internet : www.albertina.at. Tous les grands musées viennois ainsi que le palais Liechtenstein (www.liechtensteinmuseum.at) sont situés dans le centre historique.

(1) Du 17 février au 28 mai 2006. Palais des Beaux-Arts, 23, rue Ravenstein, à 1000 Bruxelles. Internet : www.bozar.be

Non loin du célèbre opéra et de la non moins célèbre pâtisserie Sacher, le Burg Kino, un petit cinéma de quartier, programme depuis un quart de siècle et chaque week-end, le film culte de Carol Reed :  » Le Troisième Homme « . Basé sur le roman de Graham Greene, avec Joseph Cotten et Orson Welles, ce long-métrage de 1949 en noir et blanc faisait de la Vienne d’après-guerre, occupée, meurtrie par les bombardements, un vrai personnage. Au son de la lancinante musique d’Anton Karas, les protagonistes s’y perdaient au c£ur d’une vision d’apocalypse où émergeaient çà et là quelques pans préservés de la splendeur passée de cette capitale d’empire aux fastes, semblait-il alors, définitivement éteints. Ces images lugubres et dramatiques, Vienne, aujourd’hui ressuscitée dans toutes ses splendeurs, en a fait un devoir de mémoire en rappelant ces jours-ci qu’il y a cinquante ans l’Autriche recouvrait son indépendance après la guerre et l’occupation alliée. Ainsi, face à l’ancien palais impérial de la Hofburg, les statues équestres du prince Eugen et du grand-duc Albrecht se retrouvent… emmurées. Deux immenses cubes de briques  » protecteurs  » rappelant les années sombres où ces chapes préservaient des bombes. Curieux éléments singulièrement perturbateurs dans cet environnement entièrement dédié au passé des Habsbourg et qui voit défiler quotidiennement fiacres et cochers, bonimenteurs déguisés en Mozart d’opérette emperruqués et touristes badauds à la recherche d’une Sissi improbable. L’impératrice assassinée, icône omniprésente, a d’ailleurs depuis peu une section entière et scénarisée qui lui est consacrée au c£ur même des anciens appartements de la cour impériale. De quoi apaiser les plus inconditionnels. Mais la Vienne d’aujourd’hui tente de s’affranchir des impériaux clichés pour se forger une autre image. Celle d’une capitale où la dynamique culturelle est devenue un challenge permanent.

Autrefois écuries impériales et manège réservé par l’empereur François-Joseph à son insaisissable Sissi, le vaste polygone formant aujourd’hui le MuseumsQuartier a fait ainsi table rase de ses anciennes affectations. Il accueille à présent l’une des plus magistrales collections privées d’Europe : la collection Leopold. Abrité dans un impressionnant et gigantesque cube de marbre blanc, le Leopold Museum expose ainsi régulièrement û suivant diverses thématiques û les £uvres magistrales des artistes de la Sécession viennoise (Art nouveau) dont le torturé Egon Schiele, l’une des personnalités majeures de cette révolutionnaire avant-garde qui s’évanouira en même temps que l’Empire dont elle pourfendait les préjugés. Dans les mêmes lieux, quelques superbes éléments de mobilier heureusement préservés évoquent toute l’élégance, l’innovation et l’inspiration des Wiener Werkstätte, les ateliers de la même Sécession où travaillèrent Otto Wagner, Josef Hofmann, Koloman Moser, Gustav Klimt… On ne manquera pas à cet effet de visiter le musée des Arts appliqués (MAK) où est rassemblé un florilège d’objets  » usuels  » de toute beauté issus des mêmes ateliers d’artistes (mobilier, argenterie, bijoux, objets de décoration…). Les cartons d’origine de la frise dessinée par Klimt pour le Palais Stoclet à Bruxelles s’y trouvent d’ailleurs exposés. Signalons à cette occasion la prochaine exposition û en février 2006 û à Bruxelles intitulée  » Le Désir de la beauté û Les Wiener Werkstätte et le palais Stoclet  » (1).

Le MuseumsQuartier (MQ) contient par ailleurs un autre musée : la fondation Ludwig ou le MUMOK. Tout de basalte vêtu, ce cube jumeau gris anthracite du Leopold abrite des expositions d’art contemporain. Depuis sa création en 2001, le MQ est aussi un lieu d’atmosphères, de détente, de  » Gemütlichkeit « . Plus d’une dizaine de restaurants et cafés aux agréables terrasses particulièrement prisées, coupées du bruit des boulevards du Ring tout proche par une immense façade baroque (la plus longue de Vienne paraît-il), sont devenus aujourd’hui le Treffpunkt,  » le  » lieu de rendez-vous préféré où les jeunes générations aiment paraître. Ceci dans une atmosphère  » cool « , bien dans l’air du temps, et certainement moins empesée que celle que l’on retrouve dans les célèbres et traditionnels cafés viennois dont on apprécie beaucoup le charme suranné et moins les brumes tabagiques. En plus d’être un carrefour événementiel et culturel incontournable, précisons aussi que le Quartier des Musées recèle dans ses murs divers lieux de création et héberge artistes, galeries, workshops, studios et centres d’information branchés. Une vraie fourmilière tendance et conviviale où une faune bigarrée s’attarde volontiers à la recherche passionnée d’inspiration.

D’inspiration et de passion, il en est certainement question au sein du couple de galeristes-mécènes Jan et Marie-Anne Krugier-Poniatowski. Ceux-ci ont en effet constitué une remarquable collection où chaque £uvre offre liens et réponses à celle d’un autre artiste. Confrontations thématiques étonnantes, filiations subtiles, sujets identiques, liens techniques et particularités de styles s’établissent dans divers  » duos-duels « . Ainsi se retrouvent face à face ou côte à côte sous l’intitulé  » De Goya à Picasso  » aux cimaises du prestigieux palais de l’Albertina : Callot, David, Ingres et Goya illustrant les peurs et l’idéal ; Daumier, Delacroix et Géricault et le romantisme français ; Turner, Victor Hugo, Rousseau, Corot… pour les visions de la lumière ; formes du réalisme pour Ensor, Courbet et Van Gogh ; de sublimes compositions en  » plein air  » de Hopper, Monet, Pissarro, Degas, Renoir, Monet… mais aussi d’autres  » monuments  » incontournables que sont Cézanne, Rouault, Picasso, Giacometti et Bacon. Brillant.

Dans les mêmes lieux somptueux, la rétrospective consacrée à l’immense artiste néerlandais Piet Mondrian (1872 – 1944) nous fait participer intimement et avec un plaisir indicible au parcours de son inspiration stylistique. De sa déconstruction du naturel et de sa métaphysique de la lumière. Passant de références évidentes à Van Gogh à l’extrême dépouillement des célèbres compositions géométriques aux couleurs fondamentales et aux  » non couleurs  » comme le blanc, le noir et le gris. Passionnant.

Hôte de ces prestigieuses expositions, majestueux ensemble, le palais de l’Albertina qui a ouvert ses portes en 2003 après plus de dix ans de restauration recèle en outre dans ses murs une des plus grandes collections de dessins (60 000) et de gravures (1 million) au monde. C’est au duc Albert von Sachsen-Teschen, dont le palais porte le nom, que l’on doit ce trésor où l’immense peintre et graveur Albrecht Dürer (1471 – 1528) tient une place de choix. Le duc Albert fut le dernier gouverneur général des Pays-Bas autrichiens (la Belgique actuelle) avant l’arrivée des révolutionnaires français. Il fit construire le palais de Laeken. Divers éléments décoratifs des salons de réception de l’Albertina proviennent d’ailleurs de ce qui est devenu depuis la résidence privée de nos souverains.

Alors que les descendants des Sachsen -Teschen ont été dépossédés de leur palais et collections à la chute de l’empire d’Autriche-Hongrie, les Liechtenstein, princes régnants à Vaduz, ont gardé leurs palais à Vienne. Restauré dans les plus grandes règles de l’art et financé sur la cassette personnelle du prince Hans-Adam II von und zu Liechtenstein, le musée-palais homonyme de la Fürstengasse (la bien nommée ruelle des Princes) accueille depuis le printemps 2004 et dans un cadre absolument fastueux la crème de ce qui constitue aujourd’hui l’une des plus extraordinaires collections privées au monde (1 600 £uvres répertoriées). Les plus beaux Rubens et Van Dyck y côtoient Lucas Cranach l’Ancien, Frans Hals, Rembrandt, Teniers ou Jordaens. Ce  » palazzo in villa  » baroque et le majestueux jardin  » à l’anglaise  » qui le ceint non loin du centre historique sont pratiquement restés en l’état. Preuve en est, deux vues de ville, des  » veduti  » représentant le palais et ses jardins, commandées au XVIIIe siècle par les princes au Vénitien Bernardo Bellotto.

Bellotto (1722 – 1780) fait l’objet par ailleurs d’une exposition temporaire au sein du Kunsthistorisches Museum (KHM) que l’on peut qualifier d’exhaustive tant par la qualité du choix que par le nombre d’£uvres présentées. Neveu de Giovanni Antonio Canal dit Canaletto (1697 – 1768), ce peintre, dessinateur et graveur s’inscrit en droite ligne dans l’£uvre de son oncle. Remportant un tel succès dans toutes les cours d’Europe, ces veduti d’une précision méticuleuse et pratiquement  » photographique  » de Venise (procédé de la chambre optique) vont amener oncle et neveu à devoir répondre au noble engouement général et, donc, à se partager le  » marché  » européen. Canaletto se réservant Venise et l’Angleterre et Bellotto, l’Europe centrale et septentrionale. Dresde, Pirna, Munich, Varsovie, Vienne… seront ainsi dépeints au travers de décors urbains d’un hyperréalisme presque maniaque et particulièrement évocateurs des splendeurs baroques du XVIIIe siècle. Une rigueur néanmoins tempérée d’humanité où grands de ce monde en grand apparat, manants, serviteurs et humbles artisans y paraissent et se côtoient encore sans s’affronter. Les derniers soubresauts d’une société qui va basculer dans le XIXe siècle révolutionnaire.

A la fois grandiose et anecdotique, cette Vienne baroque de Bellotto se rencontre ici presque à chaque coin de rue. Le quartier du Freyung, toujours aussi animé, les apaisants jardins du Belvédère au panorama exceptionnel, Schönbrunn et ses parterres sublimes où les fastes de la Cour des Habsbourg sont célébrés à leur façon par les régiments de touristes.

L’esprit  » baroque  » viennois, même au travers du néogothique et du néoclassique omniprésents le long du Ring, se ressent encore aujourd’hui par cette volonté d’être un foyer architectural novateur. Un choix artistique intéressant et  » à ciel ouvert  » dans un environnement évidemment historique. On l’a vu avec le MuseumsQuartier où l’ancien se frotte au plus contemporain. On poursuivra avec les grands classiques de la Sécession viennoise dont la Postsparkasse (1906) d’Otto Wagner et l’incontournable mausolée (1897) de Joseph Maria Olbrich, la cité ouvrière Karl-Marx-Hof (1926 – 1930) de Karl Ehn, ONU-City (1979), les délirants immeubles-jardins (1983) de Hundertwasser, et les quatre indispensables gazomètres (2001) de Simmering (dont l’un est signé du Français Jean Nouvel) relookés magistralement en cités où habitations, lieux de loisirs et culturels, surfaces commerciales, jardins et bureaux s’interpénètrent dans un ensemble imposant et totalement novateur. De vrais défis que la capitale autrichienne n’a jamais hésité à relever tout au long de son histoire. Une remarquable façon de briser sa gangue impériale.

Michel Hordies

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