Chanel: du croquis au défilé

C’est l’histoire d’une robe et d’une veste Chanel que l’on a suivies, quelques jours, le temps qu’elles prennent vie sous nos yeux grâce au talent des petites mains de la haute couture. Bienvenue dans un espace-temps codé et secret.

C’est l’histoire d’une robe et d’une veste Chanel que l’on a suivies, quelques jours, le temps qu’elles prennent vie sous nos yeux grâce au talent des petites mains de la haute couture. Bienvenue dans un espace-temps codé et secret.

Par Anne-Françoise Moyson / Photos : Renaud Callebaut

En langage codé, elle porte le numéro 5912. On ne sait encore rien d’elle, mis à part que cette silhouette – une robe, une veste – fera partie de la collection Chanel haute couture printemps-été 2010 et qu’elle devrait ressembler à ce dessin de Karl Lagerfeld, avec inscription à la main griffonnée en haut à droite et couleurs pastel peintes par le maître. Des paillettes, de la broderie, un plissé généreux, du vieux rose. Madame Jacqueline à la veste, Madame Cécile à la robe, l’atelier tailleur et l’atelier flou, dans l’ordre, quel mystère.


Janvier tire à sa fin, on est à cinq jours du défilé haute couture Chanel. Chez Montex, on brode. Rue de Montyon, dans le IXe, à Paris, Annie Trussart chapeaute l’atelier d’où sortira la veste pailletée mais en morceaux imaginée par le créateur aux cheveux poudrés. Dans son bureau, une gravure de La Pompadour, datée de 1763, penchée sur son métier, « un cadre en bois et un outil, qui n’a pas bougé, c’est toujours le même geste manuel ». Juste à côté, un dessin venu d’Asie, qui illustre l’art universel de la broderie, Annie Trussart parle de « poésie » et de cette langue commune aux brodeuses. Le point de Lunéville, surtout, qui se pratique avec un crochet, demande de l’exercice, un certain talent, de la délicatesse, de la régularité, du doigté. Car il se brode à l’envers, donc en aveugle. Il faudra 500 heures au moins pour pailleter entièrement l’organza si fin de la veste qui nous occupe. Qui le saura ?

Paillette baroque


Sur un mur, les 12 photocopies couleur des dessins « parfaits » de Karl Lagerfeld, avec échantillons de tissus et broderies épinglés dessus. En une alchimie propre à la haute couture, on passe de l’abstraction à la réalisation, d’une maison à l’autre, avec aller-retour, de Chanel à Montex. « Avant, il y a des mots, précise Annie Trussart. C’était en décembre dernier, Virginie Viard, directrice du studio Chanel m’a annoncé : « Je pense que pour la collection, on va faire du pastel, du baroque, de la paillette. » Trois mots déclencheurs. Rechercher, se plonger dans les livres d’art, « extirper un premier motif », le dessiner. Penser déjà aux fournitures, vérifier dans le stock, « qu’avons-nous comme paillettes pastel ? », faire faire celles que l’on désire, commander des pompons. Ensuite, y « aller à tâtons », proposer des échantillons, ne surtout pas brûler les étapes, montrer « beaucoup » à Virginie Viard, une vingtaine de propositions, toutes faites à la main, est-ce nécessaire de le rappeler. Il y a des volutes, des motifs baroques, c’était la demande, dans un coloris tourterelle à l’éclat subtil.


Dans l’atelier, la 5912 demande de la patience. La broderie avance, paillette par paillette, qui voltige sous les doigts experts des brodeuses. Lesquelles suivent à la lettre les légendes et le tracé du dessin. On est jeudi, le défilé a lieu mardi prochain, le 26 janvier. Aucun stress, rien que de la concentration, Annie Trussart sourit, « avec Lacroix, c’était plus chaud ». Elle ne se plaindra pas, la directrice artistique sait combien la concurrence étrangère est rude, et la crise bien là. Aujourd’hui, à Paris, il ne reste pas même une dizaine de maisons où l’on pratique le Lunéville, la broderie est une chose rare.


Veste à volutes


Direction Chanel, rue Cambon, au rez-de-chaussée, la boutique, au premier les salons, au-dessus, le studio et au dernier étage, l’atelier tailleur et l’atelier flou, domaines réservés de Madame Jacqueline et Madame Cécile, c’est ainsi que l’on appelle les Premières d’atelier. Sans elles, la haute couture ne serait rien. Madame Jacqueline a le dessin original de la 5912, il est là, glissé dans une farde en plastique transparent, rangée dans un grand classeur. Elle connaît Monsieur Lagerfeld par coeur, ou presque, elle travaille avec lui depuis treize ans chez Chanel, dix-huit, chez Chloé. Elle explique, un peu martiale : « son croquis, c’est ce qui doit être réalisé. Quand on le connaît bien, on arrive à faire ce qu’il veut. En fait, nous sommes ses mains. » On se demande tout de même par quelle magie deux traits deviennent une veste, elle rit, tout est très « explicite » : « Il y a un galon ici, autour de l’emmanchure, là une broderie en relief… Ses dessins sont très beaux. » A elle de les traduire en trois dimensions, en toile de coton, sur son mannequin en bois. Puis passage au studio, essayage. Les manches doivent être allongées, elles sont trop courtes, le col légèrement déplacé, « du coup, on l’a fait sans couture pour que ce soit une même ligne qui monte de l’épaule au col ». Karl Lagerfeld a modifié son dessin par dessus, un nouveau trait et voilà les manches qui descendent jusqu’à la naissance des poignets, question de proportions.


A chaque nouvel essayage, Madame Jacqueline est présente. Si elle a peur ? « Non, on n’a pas à avoir peur. Les essayages, comme le dit Monsieur Lagerfeld, c’est fait pour apporter des modifications et améliorer, et il a raison. Après, c’est son oeil, et c’est un très grand professionnel. » Dans la farde, un Polaroid – elle pose à côté du mannequin cabine. Drôle de couple, une fille girafe dans une toile de coton et une Première les deux pieds sur terre. Elle dit que, c’est étrange, ce printemps été, il n’y a ni bleu marine, ni noir, c’est rare, « c’est bien la première fois que je vois ça. Il arrive toujours à mettre du bleu ou du noir et là, rien. »

Robe à plis

S’enfoncer dans le labyrinthe Chanel, monter trois marches, en descendre deux, longer un couloir, entrer dans l’atelier flou de Madame Cécile. Tout au bout, une petite pièce avec un buste Stockman, sur lequel repose déjà une belle esquisse de robe numérotée 5912. Sylvie y travaille depuis trois semaines, « ça bouge beaucoup ce tissu », elle épingle, remet un pli, s’apprête à poser un galon, il montera ici et finira en bretelles, on lui demande si c’est difficile, elle répond que « ça va », qu’elle a « fait d’autres choses plus difficiles », que celle-ci est « agréable ».


Retour à l’atelier flou, quatre jours plus tard. En se faufilant entre les tables, on reconnaît la robe de mariée vue jeudi dernier, ce n’est plus tout à fait la même, il a fallu tout refaire, le tissu ne convenait pas. Même chose pour cette robe grise, avec paillettes, on recommence avec du satin de soie, « plus fluide ». La 5912, elle, est bientôt terminée, Sylvie va faire « des petits points de calage au milieu, pour que les plis restent bien à plat, ce sera plus joli. » Au mur, la photocopie du dessin signé KL et une photo du défilé haute couture juillet 2010 « pour la déco », unique fantaisie dans cet univers éclairé de néons. Le seul luxe ici tient dans les matières, les broderies, les ennoblissements, le savoir-faire maison, le talent des petites mains.
A l’atelier tailleur, c’est la dernière ligne droite : l’assemblage est presque terminé, l’entoilage aussi, « pour donner du corps ». Carole double une manche de soie. La haute couture ne se conçoit jamais sans ce raffinement-là.

Photo d’archives

Dans les salons de la rue Cambon au premier étage, code couleur noir et beige, atmosphère religieuse, la nuit est tombée, demain c’est le grand jour. En attendant, au studio, où l’on ne pénétrera pas, les derniers essayages se poursuivent sous le regard du maître. Quand tout est validé, séance photo ici, au pied de l’escalier culte. D’habitude, personne n’y assiste, on mesure l’exception. Freja Beha, top d’entre les tops, apparaît, son reflet miroite en un chapelet de sosies, elle descend les marches une à une. Elle a un petit sourire en coin un brin rebelle, ça colle bien aux tatouages qui émaillent son corps – sur le cou, le bras, le poignet, un peu partout. Chignon coeur volumineux signé Kamo et frange zébrée d’une mèche blanche, noeud de tulle fiché au sommet du crâne, veste rebrodées de paillettes, robe dessous dont on ne voit que le bas, bottes argentées, semelle perlée, mitaines et vernis assortis, lèvres corail. Une retouche make-up, elle pose, lumière, photo, pour les archives et pour l’atelier, en guise de vérification ultime, puis pour les habilleuses qui dans les coulisses du show ont intérêt à faire vite. Crépitements et flashs, un autre photographe, qui ne s’occupe que des détails, fait des gros plans sur les bijoux de cheveux, les manchettes translucides, les mitaines futuristes, les souliers baroques. Puis Freja file derrière, dans un mini studio installé là, avec un bout de décor du show de demain, une lumière sorbet, des néons pastel, sur un podium tournant, elle se laisse filmer à 360°, pour les archives. Sylvie l’a suivie, a quitté l’atelier à 21 h 20, son travail pratiquement terminé, il est 22 heures, elle vérifie les petits points, « ils sont O.K. », elle aimerait qu’on prenne sa robe en photo, avec elle, un souvenir. Il ne lui reste plus qu’à coudre le bolduc, l’étiquette en satin blanc qui précise « Chanel » et le numéro de passage sur le podium, « 54 ».


Show pastel


Au Pavillon Cambon-Capucines, rue Cambon, Paris Ier. 25 pilastres et 4 200 néons arc-en-ciel mais en une gamme dragée, parme, rose, orange, jaune et vert, pour un défilé « Néon Baroque ». Les canapés sont argentés, le sol aluminium, la lumière printanière et déjà la bande-son de Michel Gaubert rythme l’apparition de Freja Beha. Elle qui ouvre le bal, mais dans un tailleur short. Il faudra attendre le 54e passage pour la voir fouler le sol à petits pas menus, sa veste impeccablement fermée ne dévoilera pas le haut de la robe, ses plis et ses galons qui finissent en bretelles brodées. On ne saura pas si la silhouette qui ne s’appelle désormais plus la 5912 a eu l’heur de plaire à une cliente Chanel, c’est un secret. On s’en fiche, pour toujours, ce sera notre robe, notre veste, notre chiffre porte-bonheur.

Cliquez sur l’onglet VIDEO ci-dessous pour découvrir des images du défilé, une interview de Karl Lagerfeld et de Claudia Schiffer.

Les photos du défilé Haute Couture Chanel sur Catwalk Weekend

Carte d’identité

Onze maisons haute couture. Le club est sélect, « l’appellation haute couture, souligne la chambre syndicale de la haute couture, est une appellation juridiquement protégée dont peuvent seules se prévaloir les maisons figurant sur une liste établie chaque année par le ministre français en charge de l’Industrie ». Dans ce petit cercle fermé, et infiniment parisien, il y a notamment Chanel, Christian Dior et Jean Paul Gaultier.


3 jours de défilés pour présenter le printemps-été 2010, du 25 au 28 janvier dernier, top chrono.


7 maisons, dans le giron de Chanel, qui font de leur métier un art. Sans le parurier Desrues, le plumassier Lemarié, le brodeur Lesage, le bottier Massaro, le modiste Michel, l’orfèvre Goossens et le parurier floral Guillet, la haute couture ne serait pas tout à fait pareille. Ajouter à la liste les autres maisons, indépendantes, qui collaborent avec Chanel. Parmi elles, Montex, qui a fait de la broderie sa spécialité.
1 directeur artistique, Karl Lagerfeld, entré chez Chanel en 1983 et entouré d’une équipe qui forme avec lui « le studio ».

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