Conversation avec Karl Lagerfeld

© MÉTIERS D'ART - COLLECTION PARIS BOMBAY, CHANEL.

Il avait l’art de tout karlifier et ça l’amusait. Le directeur artistique de la maison Chanel dessinait comme il parlait. C’est dire si c’était syncopé. En 2012, entre deux essayages, nous avions conversé avec Karl Lagerfeld. De profil.

C’était en décembre dernier, à Paris, un vendredi soir, pas vraiment tôt, il avait fallu patienter dans les couloirs à la porte du studio Chanel. Assis à la table noire laquée, devant le portrait de Mademoiselle, Karl Lagerfeld jetait un oeil acéré sur les derniers essayages de la collection Métiers d’art qui défilerait quatre jours plus tard, inspiration Paris-Bombay. Un mannequin passe, un petit tour et puis s’en va, elle porte une veste,  » c’est parfait « , Virginie Viard, bras droit et bras gauche de Monsieur Lagerfeld est assise à l’autre bout de la table. En face, Lady Amanda Harlech, muse, pianiste, photographe – ses souvenirs d’un voyage en Inde en un joli livre à tranche rouge feront office de cadeau pour les invités du défilé. Ce soir-là, il y avait aussi Kim, la spécialiste des tissus chez Chanel,  » un bulldozer avec un don pour le textile, la couleur, c’est extraordinaire « . Le commentaire est de K.L., il la côtoie depuis vingt ans, quand elle débutait comme stagiaire – ici, ce n’est pas une famille, il déteste le mot mais  » un groupe d’affinités électives « , lequel jette un dernier regard sur cette merveille de broderies qui finira bien par trouver sa place sur une veste d’ici à mardi prochain, jour J. Sans stress, bien entendu, les états d’âme, connaît pas.  » Il ne faut pas en avoir, renchérit le Commandeur, c’est un peu trop facile  » ah l’angoisse ! « … D’ailleurs, les Métiers d’art, c’est comme si on préparait un bal costumé…  »

Conversation avec Karl Lagerfeld
© PHOTOS : MÉTIERS D’ART – COLLECTION PARIS BOMBAY, CHANEL.

Avec lui, on ne s’ennuie guère – ça ping-pong, ça coq-à-l’âne, ça vipère au poing, ça rit, beaucoup, ça dézingue aussi, ça complimente même. Le tout, sans perdre de vue ses six collections rien que pour Chanel où il officie depuis 1983 (sans compter le reste, Fendi, Hogan, sa propre marque, sa librairie et sa maison d’édition 7 L, ses photos, ses courts-métrages, ses collaborations nombreuses et hybrides grâce à son hyperkinétisme qui lui permet de tout karlifier joyeusement). Cet empressement maison, ce n’est pas seulement pour la beauté du geste,  » cela veut juste dire que chez Chanel, tous les deux mois, tout est renouvelé, les vitrines dans le monde entier, dans des centaines de boutiques. Nous sommes très enviés par d’autres, mais ils ne sont pas organisés pour pouvoir le faire…  » Ne lui parlez pas de fatigue, du balai, d’un geste sec,  » c’est un full-time job et si vous trouvez cela trop épuisant, devenez fonctionnaire, vous aurez la retraite à 60 ans.  » C’est que lui croit à  » la créativité en continuité « . Traduction lagerfeldienne :  » Le côté  » j’ai fait une collection, c’est comme si j’avais accouché de triplés, il me faut six mois pour m’en remettre « , c’est très mauvais, ça. La mode est un non-stop dialogue. C’est un combat amusant au quotidien, moi, cela me va, je suis un mercenaire. » Ouvrez les guillemets.

Conversation avec Karl Lagerfeld
© © COLLECTION PRINTEMPS-ÉTÉ 2012 / CROQUIS KARL LAGERFELD

Qu’est-devenu le manteau qui vous a permis de gagner le concours du Secrétariat International de la Laine en 1954 et de mettre un pied dans le métier ?

Je n’en ai aucune idée, je ne suis pas archiviste. C’est vrai, c’est le métier qui m’a choisi : je suis tombé là-dedans par hasard, je voulais devenir caricaturiste, portraitiste, illustrateur, j’ai gagné ce concours, Balmain s’était engagé à réaliser le manteau, Dior, la robe et Fath, le tailleur. Quand je suis allé essayer le modèle chez Balmain, il m’a proposé de travailler dans la mode, mais j’étais encore à l’école ; j’ai demandé à mes parents, ils m’ont répondu qu’ils étaient d’accord –  » Sinon tu vas nous dire toute ta vie qu’on t’a frustré, mais si cela ne marche pas tu retournes à l’école.  » Il se trouve que cela a marché. Je n’aimais pas trop ce que l’on faisait chez Balmain, c’était assez prétentieux, je trouvais cela beaucoup mieux chez Dior et Balenciaga mais je me suis dit :  » Tu n’es pas ici comme critique d’art, tu es là pour regarder et apprendre, ne serait-ce que ce qu’il ne faut pas faire. « 

Conversation avec Karl Lagerfeld
© BENOÎT PEVERELLI

Et très vite, vous inventez le métier de styliste free-lance…

Exactement, surtout pour reprendre une maison. Si vous prenez une grande maison genre Dior ou Chanel, si c’est trop fatigant, ne le faites pas, ce n’est pas obligatoire, mais vous ne pouvez pas ensuite paralyser toute une organisation parce que vos états d’âme, souvent à cause de l’alcool et de la drogue, ne vous permettent pas de travailler correctement. Chanel, dans l’organisation du travail, c’est l’exemple pour les autres maisons. Mais elles ont du mal à suivre, parce qu’il leur manque une légèreté d’approche et puis souvent elles ont trop de directeurs, de marketing, nous, on n’a rien de tout ça, nous, on fait comme ça oohhooh…

D’où vient cette légèreté d’approche ? Est-ce parce que vous dessinez toute la collection en amont ?

Dix ans après la mort de Chanel, avant que je n’arrive, ils donnaient dans le respect, eh bien, il n’y avait plus un chat dans les boutiques…

Oui, je pars des dessins, moi, le côté  » je drapouille des robes « , c’est une autre époque et c’est un gâchis total, ça dure trop longtemps, je suis un graphiste et j’aime chercher des idées, les trouver et je dessine relativement bien, pour ne pas dire très bien. Et les femmes qui travaillent avec moi peuvent lire mes dessins – ou les garçons, mais il n’y a pas tellement de tailleur ou de couturier homme, il y en a un seul ici. De toute façon, je préfère travailler avec les femmes, je n’aime pas discuter chiffon avec les mecs.

La collection Paris-Bombay met en valeur le travail des 8 ateliers d’art qui appartiennent à Chanel. Pourquoi l’Inde ?

Il se fait que Mademoiselle Chanel aimait ce que l’on appelait encore les Indes. Dans certaines collections, à la fin des années 50, 60, elle avait créé quelques bijoux, un ou deux saris inspirés, j’ai pris le peu qu’il y avait dans le patrimoine ADN de Chanel et je l’ai développé d’une façon moderne.

Conversation avec Karl Lagerfeld
© PHOTOS : MÉTIERS D’ART – COLLECTION PARIS BOMBAY, CHANEL.

Ce patrimoine, le connaissiez-vous avant d’entrer dans la maison ?

Comme je suis ici depuis presque trente ans je ne sais plus ce que je savais avant ou pas, mais oui, parce que je connais bien l’histoire de la mode. Cela dit, les archives je ne les regarde jamais, ah non ! pour quoi faire ? Je connais tout par coeur. Et puis il ne faut surtout pas, on ne fait pas du vintage. Le truc qui tue, c’est le respect. Dix ans après la mort de Chanel, avant que je n’arrive, ils donnaient dans le respect, eh bien, il n’y avait plus un chat dans les boutiques… Quand j’ai repris la maison, on me disait que c’était cuit, mort. Même le propriétaire n’y croyait pas, il m’a dit :  » Faites ce que vous voulez « , il me l’a confiée, je peux faire ce que je veux à vie avec cette affaire.

Était-ce parce que vous aviez le champ libre ou parce que tous vous conseillaient de ne pas aller chez Chanel que vous avez accepté ?

Les deux ! Je savais quel esprit je voulais mettre au goût du jour en partant d’une certaine tradition tout en allant dans le pas respectueux du tout. Le respect tue, pas l’irrespect. D’ailleurs, on devrait faire sur Internet une collection de tee-shirts à un prix très abordable, mais une fois et pas deux ! C’est une bonne idée ça, il faut être partout. La vieille idée d’exclusivité date, aujourd’hui, il faut que ce soit bien de tous les côtés : Chanel vend des vêtements très chers, des rouges à lèvres, des vernis à ongles, pourquoi pas des tee-shirts ? À cause des copies, c’est difficile à réaliser mais si on crée un événement – rien que des tee-shirts sur le Net, cela peut être très drôle.

Conversation avec Karl Lagerfeld
© BENOÎT PEVERELLI

Est-ce le fameux élitisme de masse que vous prônez, surtout depuis votre collection pour H&M en 2004 ?

Oui, c’est moi qui ai inventé le mot, plus ou moins. Les masses, il ne faut pas les mépriser. Et ce n’est pas parce qu’elles ont moins d’argent qu’elles doivent porter des horreurs. D’ailleurs, aujourd’hui, avec peu d’argent, on peut s’habiller très bien, regardez H&M et Zara, il y a quand même des choses pas si mal, qui sont correctement dessinées. J’ai travaillé sur une collection pour H&M, je sais comment cela se fait, j’ai aussi signé un truc pour Macy’s, juste une trentaine de modèles, ils ont eu 300 % de bénéfice de plus que prévu, vous savez combien de clics ? Un milliard en une semaine, c’est un record mondial.

Vous semblez prendre un malin plaisir à jouer avec votre image et à multiplier les mises en abyme, non ?

Oui, d’accord, je suis un joueur sauf sur le tapis vert que je déteste, mais je n’ai pas horreur du jeu professionnel. C’est amusant et comme j’ai la chance d’avoir ce personnage de marionnette que les gens reconnaissent partout, autant en profiter.

On vous a même vu en silhouette miniature dans une boule à neige…

C’était même en rupture de stock, chez Sephora, c’est le truc qu’ils ont le plus vendu, c’est rigolo, non ? C’est insensé. Je n’en reviens pas, Charlie Chaplin, dans ses films, on le reconnaît parce qu’il est Charlot mais moi, je suis comme ça au quotidien, je me trouve très classique, qu’est-ce que j’ai ? Une chemise, une veste, un pantalon, où est la différence ?

Conversation avec Karl Lagerfeld
© BENOÎT PEVERELLI

Ce buzz autour de vous date-t-il de l’époque où vous avez décidé de remodeler votre corps, votre image ?

C’était en 2000, il y a très longtemps, c’est de la préhistoire … On ne pouvait pas savoir cela à l’époque. Il y a beaucoup de gens qui se prennent en main, cela ne réussit pas forcément à faire d’eux une image, une silhouette, un personnage que la terre entière connaît. Je suis le plus surpris moi-même. Cela a des avantages et beaucoup d’inconvénients aussi – vous ne pouvez plus marcher dans la rue, surtout maintenant avec les téléphones qui font aussi appareil photo, les gens sortent leur truc, mais comme ils sont intimidés, ils ne parviennent même pas à cesser de trembler… Il existe un très élégant proverbe français qui dit que vous ne pouvez pas avoir le beurre et l’argent du beurre.

Concrètement, comment démarrez-vous une collection ?

Il n’y a aucune règle, aucune méthode. S’il y en avait une, les gens pourraient s’en inspirer. Apparemment, il n’y en a pas puisque, ailleurs, cela ne marche pas de la même façon.

Conversation avec Karl Lagerfeld
© BENOÎT PEVERELLI

Ce printemps-été 2012 a des couleurs iridescentes, magnifiées par le décor du défilé très Vingt mille lieues sous les mers

J’avais envie de ces tons-là…

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