En Corée du Nord, la mode comme outil de propagande…ou de protestation

Ultrakitsch, la tenue de travail des serveuses du Scotland Style, à Pyongyang, n'en reste pas moins obligatoire. © Philippe Chancel

Les Nord-Coréennes découvrent la mode et en font le symbole de leur soif de liberté. De quoi bouleverser les fondements d’un Etat totalitaire qui ne jure que par l’uniforme. Enquête.

Parades militaires interminables, uniformes kaki, supermarchés gérés par l’Etat, statues grandioses du  » Grand soleil du xxie siècle « , menace permanente du goulag, ou de conflit armé dernièrement… L’image de la Corée du Nord est celle d’un pays isolé et mystérieux, happé dans une faille temporelle, et réfractaire à l’idée d’abandonner une guerre froide achevée pour le reste de la planète depuis trente ans. Aux yeux des Occidentaux, les Nord-Coréens se divisent en deux catégories : robots obéissant de manière aveugle à chacun des ordres du commandant suprême Kim Jong-un ou victimes impuissantes. Pourtant, selon les experts, la réalité se révèle bien plus nuancée que ça… Et le domaine où elle se manifeste le plus est, contre toute attente, la mode.

C’est le reflet d’une société qui, petit à petit et de manière très subtile, explore une nouvelle identité culturelle. C’est un indice de rébellion.  »

 » Mode  » n’est peut-être pas le mot le plus approprié, du moins selon nos standards. Dans un pays où la plupart des habitants sont trop pauvres pour se préoccuper des tendances. Ce qu’aperçoit en premier un touriste – 1 500 personnes visitent le pays chaque année, dans le cadre de séjours organisés par des tour-opérateurs strictement supervisés par le gouvernement – assis dans le bus qui relie l’aéroport de Sunan au centre de Pyongyang, ce sont des rues désertes et immaculées à l’architecture stalinienne et… des gens habillés comme dans une utopie socialiste des années 50.  » C’est surréaliste. On a l’impression d’être dans un énorme décor de cinéma « , explique Lu-Hai Liang, journaliste pour The Guardian et The Daily Telegraph qui a parcouru le pays voilà deux ans.  » Si, pour les étrangers, l’image d’une femme portant des chaussures à petit talon, un peu de maquillage et une imitation d’un sac Michael Kors est banale, pour les Nord-Coréens, c’est le reflet d’une société qui, petit à petit et de manière très subtile, explore une nouvelle identité culturelle. C’est un indice de rébellion « , poursuit-il.

Moranbong, les Spice Girls nord-coréennes tout droit sorties de l'imagination de Kim Jong-un.
Moranbong, les Spice Girls nord-coréennes tout droit sorties de l’imagination de Kim Jong-un. © Ed Jones / AFP Photo – Laurent Weyl / Argos / Picture Tank

Un vestiaire codifié

Dans un pays où l’apparence de la population est strictement réglementée, la moindre déviance peut s’avérer dangereuse. Depuis Pyongyang, le gouvernement encourage les femmes à porter des jupes (jamais courtes, bien sûr) plutôt que des pantalons. Mais, si jamais elles optent pour un pantalon, celui-ci se doit de n’être ni trop large ni trop moulant. Les jeans, icônes ultimes de la culture américaine, sont bien sûr interdits. Les grands chapeaux, les tee-shirts imprimés et les ornements sont soumis à la censure. Et si les reportages de 2014 affirmant que les étudiants sont obligés de se faire couper les cheveux à l’image de Kim Jong-un sont souvent qualifiés de légende urbaine par les experts, il est vrai qu’une émission de télé intitulée Coupons nos cheveux conformément au mode de vie socialiste a bel et bien existé. La fashion police, dont on parle avec dérision en Occident, est une réalité en Corée du Nord : ce sont les agents de l’Union de la jeunesse socialiste Kim il-sung, souvent des étudiants pleins de zèle dont l’une des missions est de réprimander tout signe physique de transgression des moeurs marxistes-léninistes. Les punitions pour avoir succombé à la frivolité et à la décadence vestimentaire peuvent aller de l’humiliation publique aux séances d’autocritique et, dans les cas les plus extrêmes, aux camps de travail.  » Rien ne révèle les idées politiques d’une personne d’une façon aussi visible que la mode. En conséquence, la manière de se présenter en public et de gérer l’intérieur et l’extérieur de son corps ne peut, en Corée du Nord, appartenir à l’individu. Comme tout le reste, le corps appartient à l’Etat « , commente Suk-Young Kim, professeur spécialiste de la culture nord-coréenne à l’université de Californie.  » La mode, telle qu’on l’entend en Occident, fait partie ici de ce qu’on appelle l’invasion culturelle. Si les gens aiment les cultures étrangères, ils risquent de ne plus aimer la leur. La survie du régime dépend donc du contrôle, entre autres, esthétique « , ajoute-t-elle.

Ces changements sont probablement une ruse de Kim Jong-un pour donner une image de leader moderne.  »

Pourtant, ce contrôle est désormais plus difficile que jamais. Particulièrement à Chongjin. Située à 700 kilomètres de Pyongyang, cette ville portuaire de 650 000 habitants, qui, pendant les années 90, a subi la famine, est aujourd’hui considérée comme la capitale de la mode. Grâce à sa distance de sécurité par rapport à l’épicentre politique du pays et à la flexibilité des autorités, vite apaisées par les pots-de-vin, les commerçants de la ville sont en mesure de recevoir toutes sortes de marchandises.  » C’est le Wild West de la Corée du Nord, observe Daniel Tudor, journaliste et coauteur de North Korea Confidential (*). Des bateaux arrivent régulièrement avec des cartons de vêtements dont les Japonais ne veulent plus, mais qui sont évidemment plus modernes que tout ce qu’on peut trouver dans le pays. Ce n’est pas tout : camouflés dans des clés USB parviennent aussi des films hollywoodiens, des séries sud-coréennes et des albums de K-pop.  » Tout un arsenal d’entertainment qui fascine la génération Jangmadang. Ce terme, qui signifie  » marché « , fait référence aux 18 à 35 ans (l’équivalent de nos Millennials), qui ont grandi pendant la famine des années 90 et vivent aujourd’hui dans une économie plus ou moins capitaliste, souvent illégale, mais tolérée sous Kim Jong-un. 80 % de leurs revenus viennent du marché noir, et ils sont aussi friands de youth culture et de produits de luxe que les jeunes de n’importe quel autre pays.  » Le gouvernement a récemment cautionné les pantalons droits, et ils se sont immédiatement rués sur les skinnyou les pattes d’ef’, note Daniel Tudor. Ils se teignent les cheveux et ont recours, même si c’est illégal, à la chirurgie esthétique, comme leurs voisins du Sud, en se faisant opérer les paupières – apparemment sans anesthésie et sans chirurgien spécialisé… Cela coûte à peu près deux dollars. Après tout, comment prouver que ce n’est pas naturel ?  »

La génération Jangmadang, l'équivalent de nos Millennials, est friande de pop culture et de produits de luxe.
La génération Jangmadang, l’équivalent de nos Millennials, est friande de pop culture et de produits de luxe.© Ed Jones / AFP Photo – Laurent Weyl / Argos / Picture Tank

Le luxe en filigrane

La Corée du Sud n’a pas tardé à avoir vent de ces activités. Pyongyang possède peut-être l’arme nucléaire, mais dans une stratégie de guerre psychologique digne d’un film de Billy Wilder, les autorités de Séoul diffusent, par des hauts-parleurs, à la frontière les hits du boys band Big Bang à un volume assourdissant. La réponse de Kim Jong-un ? La création de ses propres Spice Girls, nommées Moranbong, un groupe de cinq filles au sempiternel sourire qui chantent des morceaux aux titres aussi peu surprenants que Mon pays est le meilleur, Moscou ou Notre cher leader, mais qui symbolisent aussi l’agrément officiel aux minijupes, paillettes et bijoux.  » L’économie a suivi, considère Suk-Young Kim. Ces dernières années, la rue a, peu à peu, été inondée de faux manteaux Burberry et de faux sacs à main Birkin (Hermès). Dans les grands magasins du quartier de Mansudae, à Pyongyang (surnommé Pyonghattan, en référence à Manhattan, par les expatriés), on trouve des cosmétiques, avec les marques Chanel, Dior et Lancôme, du whisky importé et des baskets griffées Adidas. Et Ri Sol-ju, la Première Dame, est souvent vue en public portant un sac Lady Dior.  »

Femme portant le hanbok, robe traditionnelle coréenne.
Femme portant le hanbok, robe traditionnelle coréenne.© Ed Jones / AFP Photo – Laurent Weyl / Argos / Picture Tank

Selon une étude présentée au parlement sud-coréen il y a trois ans, les dépenses nord-coréennes en articles de luxe sont passées de 300 millions de dollars sous Kim Jong-il à 646 millions à l’ère de son fils. Un chiffre non négligeable si l’on considère les nombreuses sanctions et interdictions que l’ONU a imposées récemment au pays sur les importations de produits de luxe.  » Pourtant, ce n’est pas encore le moment de se réjouir. Ces changements ne sont pas nécessairement des indicateurs d’une vraie acceptation de la nouveauté, mais, probablement encore, une ruse de Kim Jong-un pour donner une image de leader moderne qui promeut les mêmes changements que ceux de Deng Xiaoping en Chine « , nuance Suk-Young Kim.  » Il existe une certaine normalité en Corée du Nord, néanmoins il ne faut pas oublier que c’est aussi un pays d’une répression et d’une brutalité souvent irrationnelles, où l’anticonformisme peut être puni de mort « , rappelle Daniel Tudor, avant d’ajouter :  » Pourtant, j’ai récemment vu une image de quelqu’un portant un jeans à Pyongyang. Cela aurait été inouï il y a seulement deux ans.  » Preuve que la seule chose plus internationale que L’Internationale, c’est la mode.

(*) Avec James Pearson, éd. Tuttle (en anglais).

Par Marta Represa

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