Karl Lagerfeld raconté par son assistant personnel: « Il était comme un père pour moi »

Sébastien Jondeau © Karl Lagerfeld

Sébastien Jondeau, un titi de banlieue, est devenu irremplaçable pour le directeur artistique de Chanel. Nous l’avions rencontré peu de temps avant la disparition du géant au catogan.

Lorsque le grand Karl arrivait quelque part, Sébastien Jondeau était à coup sûr dans les parages. À la fois garde du corps, assistant personnel et chauffeur, le quadra aux traits ciselés a passé vingt ans dans l’ombre du créateur… Même si, de temps à autre, il faisait également une apparition sous les projecteurs: en 2005, il débutait comme top lors d’un défilé Lagerfeld, pour ensuite poser dans de très nombreuses campagnes et même dessiner des vêtements. Il sortait d’ailleurs début 2019 une deuxième collection estampillée « Karl Lagerfeld curated by Sébastien Jondeau ». « Je suis parti de mon look personnel, assez classique à la base, précisait-il alors. Même s’il m’arrive de porter un jogging avec des baskets, je préfère une allure nette et graphique. Cela dit, Karl m’a aussi influencé. D’autant que nous faisions souvent du shopping ensemble. » Et d’insister sur le fait qu’il a bien piloté la conception de cette ligne. Sur le site du Women’s Wear Daily, le créateur aux lunettes noires expliquait, de son côté, lui avoir offert cette opportunité car « il incarne un tout autre style, loin des jeunes gens pâlots et efflanqués qui arpentent les podiums. »

Le 16 janvier dernier, nous rencontrons donc ce tout proche collaborateur du Kaiser, à son Q.G. parisien. Sébastien Jondeau nous parle alors au présent de son mentor, espérant faire encore un bout de chemin auprès de lui, même si dans la garde resserrée (lire par ailleurs) du directeur artistique de Chanel, on sait l’homme de 85 ans affaibli. Son absence remarquée lors du défilé haute couture de Chanel le confirmera quelques jours plus tard.

Autoportrait
Autoportrait© Karl Lagerfeld

Ce mercredi-là, notre hôte arrive en vélo… preuve que son patron n’est pas dans le bâtiment. Si c’était le cas, ils seraient venus, en Rolls-Royce, ou même en jet privé – « Avec la célébrité qui est la sienne, il ne peut pas voyager avec des avions de ligne. Et son agenda est trop complexe », nous assure-t-il. Avec 65 ans de métier, dont 54 chez Fendi, 36 chez Chanel et 35 en nom propre, les innombrables campagnes de pub, une maison d’édition à gérer et des collab’ avec d’autres labels, comme H&M voici quinze ans, Diesel, Hogan ou encore pour un punching-ball griffé Louis Vuitton et la suite présidentielle de l’Hôtel de Crillon, Karl Lagerfeld faisait sans cesse la navette entre Paris et Rome. Il séjournait aussi régulièrement à Monaco et à Ramatuelle… Un voyage perpétuel, dans lequel l’accompagnait toujours son assistant personnel.

« Officiellement, c’est un emploi. Mais, pour moi, c’est toute une vie, nous confiait-il, il y a quelques semaines. J’ai très peu de temps libre et je l’accompagne d’office. À chaque rendez-vous, chez Chanel, Fendi ou ailleurs. Mais comme je m’ennuie vite, c’est un rythme de rêve! Et puis, c’est quelqu’un de magique. Il vous énergise. Grâce à lui, je me suis beaucoup cultivé. Comme assistant personnel, j’ai la grande chance de pouvoir bavarder avec lui. » On tenterait bien de lui arracher d’autres anecdotes croustillantes mais il n’est pas du genre à se laisser influencer – « La discrétion va de soi. » Des journées du célèbre designer, il ne nous dira pas grand-chose, si ce n’est l’essentiel: « Il travaille tous les jours. Il a tout vu, tout connu. Les excès, les fêtes et l’opulence. Aujourd’hui, ce qui l’intéresse, c’est créer. Il passe un maximum de temps à sa table à dessin. Je ne connais personne qui lui ressemble. C’est une encyclopédie vivante! »

La fidélité avant tout

Si aux yeux du monde, Karl Lagerfeld pouvait sembler caricatural avec ses éternelles lunettes noires, son col prussien et son costume noir fitté, s’il aimait entretenir un certain flou sur son âge et n’accordait que rarement des entretiens, Sébastien Jondeau en a une tout autre vision. « Cela fait partie de sa stratégie pour tenir les gens à distance, décryptait notre interlocuteur. En réalité, il est chaleureux et accessible. C’est l’une des personnes les plus fidèles que je connaisse. On forme une famille. Il reste bien sûr mon patron et j’ai beaucoup de respect. Mais notre lien est très amical. Pour moi, c’est une figure paternelle. J’ai perdu mes parents jeune. Du coup, il a en quelque sorte assuré une partie de mon éducation et m’a ouvert à des sentiments que je ne connaissais pas, comme la générosité. »

Sébastien Jondeau et Karl Lagerfeld
Sébastien Jondeau et Karl Lagerfeld© ISOPIX

La carte de visite de Sébastien Jondeau n’affiche pas clairement sa fonction. On n’y retrouve pas de logo Chanel, Fendi ou KL. Au moment de notre rencontre, il ne touche pas de salaire fixe mais travaille en indépendant, directement pour Karl Lagerfeld. Il le véhicule, règle les factures et le protège aussi. « En général, ses admirateurs ne veulent qu’une photo ou un autographe, relevait alors le bodyguard. Mais en l’espace de vingt ans, j’ai quand même dû intervenir deux ou trois fois, quand cela risquait de devenir menaçant. L’important est d’anticiper plutôt que de réagir. Autrement dit, placer le cerveau avant les poings, fait remarquer le grand fan de boxe, philosophe. Quand j’ai commencé ce job, j’étais agressif et je démarrais au quart de tour… » Il faut dire que gamin, il a grandi à Aubervilliers et à Gonesse, dans la banlieue nord de Paris, « là où règne la loi du plus fort ».

Mais si le garde du corps au torse bombé évolue désormais dans les cercles huppés de la capitale française, il a gardé ses origines dans la peau. Ne serait-ce que sur son Instagram, où il s’appelle Bentoub. « Cela veut dire « fils de médecin » en arabe, rit-il. Mes amis vivent toujours en banlieue et j’y ai ouvert une école de boxe. Il y a en parallèle de belles histoires dans ces quartiers, sauf qu’on en parle moins dans les médias. Il y a partout des gens intelligents et idiots; de ce point de vue-là, la banlieue ne diffère pas d’un quartier chic. »

Comment franchit-on le gouffre qui sépare ces deux mondes? Pour Sébastien, ce fut grâce à la société de transport de son beau-père, spécialisée dans le mobilier ancien et qui comptait parmi ses clients Karl himself, grand collectionneur de meubles français du xviiie siècle. En 1990, le jeune homme, âgé de 15 ans, a en effet été amené à faire une livraison pour le couturier, suivie de nombreuses autres: « J’étais celui qui osait lui parler: j’avais des tas de questions à lui poser. Je l’ai revu, par hasard, des années plus tard. Je me partageais entre la société familiale et un job dans la sécurité. Je savais qu’il n’avait pas de garde du corps, alors je lui ai proposé mes services. Petit à petit, notre collaboration s’est construite. »

Songe-t-il au futur? A-t-il été approché par d’autres créateurs? Nous aimerions aujourd’hui lui poser ces questions. Mais en janvier dernier, alors que son père spirituel était à ses côtés, il nous avouait avoir refusé un jour l’offre d’un Chinois, qui voulait l’engager pour un salaire astronomique. « Je suis comme mon employeur, fidèle et loyal. Mon seul projet d’avenir, c’est d’avoir des enfants », conclut-il.

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