Paloma Picasso: du dessin au bijou, la création en héritage

Paloma Picasso: " Je suis une méditerranéenne, j'aime cette eau chaude, voluptueuse et autour de laquelle toute une culture s'est développée. " © STEFANO NEGRI

Pendant les vacances, Le Vif Weekend revient sur un été marquant dans la vie d’une personnalité. Cette semaine, la créatrice aux illustres parents nous parle de mer Egée, de bijoux et de dessiner sans trembler.

>>Voir aussi quelques une de ses créations.

On l’a cueillie au bord du lac Léman, entre une traversée en voilier en mer Ionienne, son odyssée à elle, et un prochain départ pour les alpages en virée automobile et vintage ; elle jouera les copilotes aux côtés de son mari Eric Thévenet ; ils musarderont au rythme de leur ancêtre et ce sera bien. Peut-être portera-t-elle quelques bijoux signés de sa main, estampillés Tiffany ou alors, exquise exception, griffés Line Vautrin, artiste inclassable et éclectique qu’elle vénère. Paloma Picasso a l’été dans le sang, son pays d’enfance y est pour beaucoup, n’a-t-elle pas grandi à Vallauris, dans la lumière méditerranéenne, à l’ombre de son père Pablo Picasso, farouchement décidée à ne surtout pas suivre ses traces ni celles de sa mère, Françoise Gilot, peintre, muse, femme fleur. Elle sera donc d’abord un visage dessiné au scalpel, regard noir et lèvres peintes en rouge, une féminité somptueuse qu’elle promène dans le Paris festif du tout début des années 1970, elle a un peu plus de 20 ans et bricolé déjà quelques bijoux pour Barbara. Très vite, elle collabore avec Yves Saint Laurent, dessine pour le joaillier Zolotas des merveilles en or massif, inspiration temples grecs, avant de croiser la route de Tiffany & Co. qui, dès 1980, lui offre la liberté de créer comme elle l’entend. Dans l’entre-deux, elle se consacre aux oeuvres de son père, porte Paloma, un floral chypré en forme d’autoportrait olfactif, ne souffre guère les regrets et préfère  » regarder vers l’avant  » –  » Il y a tant de gens à rencontrer, d’endroits et de choses à découvrir, de livres à lire…  » Conversation.

Françoise Gilot, avec ses enfants, Paloma et Claude Picasso, en 1966.
Françoise Gilot, avec ses enfants, Paloma et Claude Picasso, en 1966.© getty images

Quelles vacances vous ont laissé un souvenir indéfectible ?

C’était il y a deux étés, avec mon mari, nous avons fait un grand voyage sur un voilier ancien. On est partis de Volos, en Grèce, et on a terminé à Rhodes avec vent arrière, le meltem souffle en Egée, il y avait beaucoup de mer, mais comme elle était belle… Nous aimons naviguer, être ainsi coupés du monde dans la beauté totale, immergés dans la nature, on regarde les étoiles filantes tomber la nuit.

Qu’est-ce qui symbolise pour vous l’été à la perfection ?

Un repas avec des amis, au jardin, sur l’eau. Etre à l’extérieur, dans la chaleur. C’est aussi pour cela que j’aime Marrakech, on peut y dîner dehors sur une période plus longue qu’à Lausanne. Je vis ici dans un panorama absolument sublime. Plus tôt dans l’année, on voit la neige, ce qui est très beau. Mais je suis contente qu’elle fonde pour pouvoir me baigner dans le lac, l’eau m’équilibre. Même si elle est froide, je l’ai intégrée, alors qu’en Méditerranée, je peux m’en plaindre, c’est ma mer de référence. Je suis une Méditerranéenne, j’aime cette eau chaude, voluptueuse et autour de laquelle toute une culture s’est développée. J’adore aussi Venise, c’est un endroit magique, quand on connaît bien, on peut prendre les petites rues qui vous éloignent de la foule, même en plein été.

Par quel cheminement votre imagination se mue-t-elle en bijoux ?

Il n’y a pas vraiment un chemin mais des chemins. C’est assez aléatoire. Cela peut être le résultat d’un voyage, de souvenirs, de discussions… Souvent, je parle avec mon mari de ce que je pourrais créer, car en fait tout m’est permis. Il est dès lors difficile de choisir une voie précise. Mes dessins sont alors l’épilogue de nos conversations. Il est médecin de profession – il s’occupe maintenant des affaires avec moi, mais il est bien meilleur que je ne le suis -, il a une vision un peu différente de la mienne, cela me permet de découvrir d’autres facettes de ma personnalité qui n’émergeraient pas aussi facilement… Comme s’il objectivait mes paroles et mes actes.

Vos carnets de croquis sont pour le moins originaux, comme celui-ci, à l’en-tête de l’hôtel des Bergues.

Paloma Picasso: du dessin au bijou, la création en héritage
© Tiffany & Co studio

J’aime les hôtels, j’y ai passé beaucoup de temps dans ma vie, cela vous sort de vos habitudes tout en étant un lieu de transition qui vous donne une certaine liberté. Je garde toujours les petits blocs de papier qui se trouvent à côté du téléphone, cela me rappelle des souvenirs et j’aime crayonner dessus. En réalité, cela désacralise le fait de dessiner… Comme vous l’avez remarqué, j’ai deux parents peintres, il y a donc un côté un peu intimidant dans l’idée de prendre un crayon pour faire autre chose qu’écrire.

Enfant, vous dessiniez avec allégresse et puis, à 14 ans, vous en avez été presque terrifiée…

On me demandait toujours :  » Vous allez être peintre comme votre papa ?  » Quand on est petit, on s’en fiche. Ma mère disait que tous les enfants dessinent, que ce n’est que s’ils le font encore après 14 ans qu’on sait s’ils vont devenir artistes. Je l’ai compris plus tard, cette phrase-là était restée bloquée dans mon cerveau.  » C’est affreux, me répétais-je, que vais-je faire comme métier ? Je ne vais quand même pas m’attaquer à cela ?  » J’avais pensé étudier l’architecture mais le problème, c’est que je ne suis pas très bonne en mathématiques et que si je choisissais les beaux-arts, ma vie serait un enfer. Tout le monde se moquerait de moi, ce serait très difficile. J’ai hésité, étudié l’anglais, cela me donnait un peu de répit pour réfléchir…

Le bijou comme mode d’expression. Quand avez-vous découvert que ce serait votre terrain de jeu ?

J’ai été assistante décors sur une pièce de théâtre : on m’a demandé de trouver un bijou pour Barbara, qui était l’actrice principale. J’ai chiné au marché aux puces deux Bikinis des Folies Bergère couverts de strass, je les ai décousus, j’ai acheté du velours noir et fabriqué un immense collier qui convenait très bien pour la pièce. La presse s’est emballée. Si je ne m’étais pas appelée Paloma Picasso, on n’en aurait rien dit sans doute… C’est alors qu’une de mes amies m’a annoncé son inscription dans une école de bijouterie, je lui ai emboîté le pas. C’était une institution privée, qui n’existe plus, on y apprenait les rudiments, c’était parfait, cela m’a permis de réaliser mes premiers prototypes. C’est réellement à ce moment-là que je me suis rendu compte que j’avais toujours aimé les bijoux et que, enfant, alors que j’étais vraiment un garçon manqué, j’en portais. Tout à coup, c’est devenu une évidence.

Aux côtés d'Yves Saint Laurent, à la fin des années 1970.
Aux côtés d’Yves Saint Laurent, à la fin des années 1970.© reporters

En 1980, vous créez une première collection pour Tiffany & Co. Quel souvenir en gardez-vous ?

J’avais réalisé des esquisses de bijoux en or. L’équipe de Tiffany m’a annoncé que j’avais accès à toutes les pierres de couleur que je voulais. Elles étaient étalées sur une grande table dans la belle pièce lambrissée qui abritait le conseil d’administration, il y en avait de toutes les formes et de toutes les teintes, je pouvais choisir… J’ai commencé à en saisir quelques-unes, à faire des combinaisons, à mélanger les tailles et la gamme chromatique en m’adaptant aux pierres, c’était une nouvelle façon de dessiner pour moi.

Cela fait donc trente-sept ans que vous élaborez des bijoux pour cette maison, y voyez-vous un fil rouge ?

Je le vis comme une logique et il est évident que pour moi, c’est une évolution. Je pars dans des directions assez divergentes, je retourne parfois en arrière, je me penche alors sur les pièces anciennes dont je n’ai pas extrait tout ce que j’aurais pu extraire. J’y vois une continuité naturelle mais je sais aussi qu’il est primordial de ne pas se répéter, sinon les gens s’ennuient et moi aussi. Ma tendance naturelle va vers les formes voluptueuses, les courbes, les rondeurs, les pleins et les vides avec lesquels j’aime jouer. De temps en temps, je m’impose une collection construite à partir d’une ligne droite. Je me lance ce genre de petit défi. Ou alors je tente une gageure : si j’avais les yeux bleus, que j’étais blonde et que j’avais 18 ans, quel bijou porterais-je ? Et si j’étais un homme ? Je tente de conserver une ouverture d’esprit pour jouir de la possibilité de me remettre en question. J’ai la chance de travailler avec cette compagnie qui me soutient techniquement mais qui me laisse une liberté totale.

Les noms de vos créations semblent choisis avec soin…

Au début, je trouvais cela assez injuste d’être obligée de mettre des mots sur ce que j’avais dessiné, parce que si vous avez privilégié le dessin, c’est que c’est votre mode d’expression, mon père ne donnait pas de titre à ses tableaux, ma mère bien… Et puis j’y ai trouvé mon plaisir. Les histoires derrière les bijoux importent, celles que je raconte sont vraies. Il y a quelque chose de très intime dans une bague, un bracelet, un collier. Vous entrez dans la vie de quelqu’un d’une façon profonde, beaucoup plus qu’avec la mode, laquelle est passagère. Un bijou est lié à une amitié, à un amour. Il contient la promesse de transcender les années en passant peut-être d’une génération à une autre. Tout cela m’émeut. En même temps, on est dans la désacralisation de l’objet d’art, on le porte et il faut que ce soit agréable. Quand je le conçois, je pense toujours à celle ou à celui qui l’arborera. Lorsque j’ai commencé à m’intéresser au bijou dans les années 1960, c’était la grande époque de ce que l’on appelait du  » sculpture to wear  » – vous disiez bonjour à quelqu’un, vous l’embrassiez et immanquablement un bout de boucle d’oreille vous entrait dans le visage… Je préfère quand ils sont  » body friendly  » ! C’est pour ça qu’au début, les lignes courbes me paraissaient plus adéquates. Dans ma dernière collection, Melody, on trouve des entrelacs de cercles qui accompagnent les gestes avec musicalité. Cela fait partie de la magie du bijou.

Vous avez été peinte et photographiée par les plus grands artistes. Quel rapport entretenez-vous avec votre image passée et présente ?

Plus jeune, j’étais extrêmement timide, mais c’était un peu contradictoire, j’entendais les gens murmurer sur mon passage :  » C’est la fille de Picasso.  » Je savais que je ne pouvais échapper au regard des autres. Du coup, mon image est devenue une protection. Je me la suis forgée forte, pour que l’on ne s’aperçoive pas à quel point j’étais vulnérable. Avant que je me mette à vraiment dessiner, j’avais plus de temps, je mettais ma créativité dans la façon dont je m’habillais, me coiffais, me maquillais. Puis plus tard, je me suis dit qu’au fond, mes vêtements devaient être là comme arrière-plan pour montrer mes bijoux.

 » Avec mon mari, nous aimons naviguer, être ainsi coupés du monde dans la beauté totale, immergés dans la nature. « © istock

Quelle photo vous ressemble le plus ?

Celle de Helmut Newton, datée de 1973. Quand je l’ai vue, j’ai songé à l’histoire de mon père avec Gertrude Stein – il a peint son portrait, elle était sur le point de se plaindre quand elle l’a découvert mais mon père lui a alors dit :  » Peut-être que vous ne ressemblez pas maintenant mais vous y ressemblerez.  » Et j’ai pensé :  » C’est ce qui me représentera le mieux.  » Helmut avait trouvé le moyen de faire l’image qui était exactement là où je voulais me placer. Cette photo est à la fois très provocante et extrêmement prude. Les gens m’imaginent, je crois, comme une dominante, tant il est vrai que j’ai un physique, disons, qui ne se cache pas et que sur toutes les photos, j’accentuais ce côté. Mais en réalité, je suis placide. J’avais juste besoin de projeter cette image-là, ce n’était pas faux mais ce n’était qu’une partie de moi, destinée à me protéger. Cela dit, il existe pas mal de portraits de moi où je ris et j’aime ça.

Comment se débrouille-t-on pour vivre avec un nom et un prénom comme le vôtre ?

En fait, cela a créé un équilibre. En réalité, j’ai réussi à le créer. Et puis ce prénom aussi unique, aussi spécial, qui a façonné ma personnalité, est un symbole merveilleux. Même si malheureusement, quand on regarde autour de nous, on sait qu’il faudrait plus de paix sur cette terre.

Vous racontez que vous aviez ignoré votre part espagnole, que vous n’avez découvert l’Espagne qu’à 17 ans, mais que, pourtant,  » avoir un rêve d’origines  » a compté. Comment ?

Parce que cette espèce de mystère est une richesse intime que l’on ne montre pas.

Dictionnaire intime

Une parure Tiffany & Co, dessinée et portée par Paloma Picasso en 1985.
Une parure Tiffany & Co, dessinée et portée par Paloma Picasso en 1985.© Kenro Izu
Le bijou.  » J’aime sa fantaisie, son côté léger. Un bijou est fait pour vous élever l’âme et l’humeur. Si on regarde tous ceux que j’ai créés, on me reconnaît. En tout cas, moi je m’y reconnais. « 

Les symboles.  » Ils ont pour moi une importance viscérale. C’est également une façon de me donner des rails, des garde-fous pour ébaucher mes bijoux. Et pour les charger d’une histoire, d’une intensité qui n’a pas forcément besoin d’être expliquée ou racontée mais qui est là. « 

La vie.  » Je pense qu’il est très important de la prendre comme elle vient. Je ne planifie rien, cela peut quelquefois avoir des côtés négatifs mais je suis également capable de réagir sur le coup à ce qui m’arrive et donc savoir saisir ma chance. « 

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