Tim Van Steenbergen: Béni des dieux

© Document La Scala

Habiller les chanteurs et les danseurs de l’opéra Der Ring des Nibelungen de Wagner sur la scène de la Scala, quel défi. Tim Van Steenbergen, jeune créateur belge, s’est jeté à l’eau. Avec brio. Récit.

Habiller les chanteurs et les danseurs de l’opéra Der Ring des Nibelungen de Wagner sur la scène de la Scala, quel défi. Tim Van Steenbergen, jeune créateur belge, s’est jeté à l’eau. Avec brio. Récit.


Par Anne-Françoise Moyson

C’est un opéra maudit. Et Tim en rit. Du haut de ses 32 ans, il n’a peur de rien. Depuis un an et demi, il travaille sur ce projet immense, en quatre étapes, Der Ring des Nibelungen (lire l’encadré à droite) de Wagner, mis en scène par Guy Cassiers, sous la direction de Daniel Barenboim, à la Scala de Milan. Il a d’abord pensé : pas moi, pas maintenant, pas la Scala, pas Wagner. Puis il a fait le tour de la question. Et le voilà aujourd’hui, au coeur d’un monde lyrique à part, dans ces bâtiments mythiques, avec cette oeuvre si puissante, cette machinerie impressionnante et ses costumes pensés jusqu’au moindre ourlet. Prologue.


La rencontre


Guy Cassiers est un homme rare – un poste de directeur artistique de la Toneelhuis à Anvers, un vocabulaire théâtral original, des projets d’envergure. A l’époque, en 2003, Guy Cassiers est encore directeur artistique du Ro Theater à Rotterdam. Ils se rencontrent, c’est dit, Tim créera les costumes de sa dernière pièce aux Pays-Bas, Hersenschimmen, l’histoire d’un homme atteint de la maladie d’Alzheimer. Il imagine des vêtements qui parlent du temps qui passe, de la perte de mémoire, de la confusion des souvenirs avec changements de costumes fréquents, de plus en plus rapides, histoire de compresser le temps et l’espace, de perdre toute notion. Tim Van Steenbergen explore ainsi la création sur scène, « un autre univers ». « Car en mode, on pense un produit, qui arrive en boutique, fini. L’image est le point de départ. Tandis que sur scène, l’image est le point d’arrêt. L’approche est tout à fait différente. » D’autant que derrière, il y a une équipe, une mise en scène, des décors, de la lumière, des comédiens, des chanteurs, des danseurs, parfois.

Cela dit, il n’en est alors pas à son premier galop d’essai. Heureux concours de circonstances. En 2004, Anne Teresa De Keersmaeker met en scène Hanjo, l’opéra de Toshio Hosokawa, à La Monnaie. Dries Van Noten n’est pas libre, il joue les go-between, c’est Tim qui signera les costumes. D’une sensualité époustouflante. Plus tard, il se servira de ces silhouettes-là dans les collections qu’il signe de son nom. « Quand on a une idée forte, il faut tout faire pour travailler autour de cet univers. » Un message, et s’y tenir. Il l’a déjà pressenti en exposant ses créations, juste après son diplôme de l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, mention magna cum laude. C’était en 2000, au Groeningemuseum à Bruges, une expo baptisée Framed, des robes à n’en plus finir recouvrant d’énormes cadres, quelque chose de très théâtral et de très sensuel – chez lui, tout est lié.


De toutes ses expériences sur scène, il aura retenu des pépites, intimes, et un certain sens de l’organisation. Car on ne rigole pas avec le théâtre lyrique. Autant d’enjeux, autant d’argent en jeu, en une production du Teatro alla Scala à Milan et du Staatsoper Unter den Linden, de Berlin, en collaboration avec la Toneelhuis d’Anvers. Les costumes seront donc pensés à Deurne, en partie réalisés à Berlin. La suite se fera à Milan, dans les ateliers de la Scala qu’il vient de découvrir le 19 avril dernier, « ils sont ultramodernes, grands comme un terrain de foot avec partout des portraits de Maria Callas », Tim en est encore tout ébloui, le privilège des gentils.


La beauté

A Deurne, dans son atelier ordonné, Tim porte du Tim Van Steenbergen, un pantalon à fourche basse, un pull bleu avec Zip qui lui va comme un gant. Il n’a même pas l’air fatigué, il revient de Milan, était hier chez Chine, dont il est le directeur artistique et où il vient de terminer le printemps-été 2011. Il a aussi fini sa ligne de lunettes pour Théo, n’a pas encore commencé à travailler sur sa collection été à lui, vient de passer devant la commission avec ses projets de costumes pour Die Walküre, le deuxième opéra de la Tétralogie et s’apprête à repartir à Milan. Il aura alors la scène de la Scala rien que pour lui, durant une journée entière, espère-t-il, la dernière avant la première du prologue, Das Rheingold (L’Or du Rhin), devant tout ce que l’Italie compte de gardiens du temple. Cela l’effraie tout de même un brin, il sait que la tradition veut que là-bas, le public hue et siffle plus souvent qu’à son tour. Il sourit, charmant, dit que tant qu’il est « intègre », rien d’autre ne compte. Est-ce pour cette raison que jamais Tim Van Steenbergen ne choisit la facilité ?


Dans son carnet de bord, ses croquis d’une fragile beauté côtoient un visage serein et doré de Gustav Klimt, un corps décharné d’Egon Schiele, des danseurs de Pina Bausch, une sculpture de Berlinde de Bruyckere. Que tout soit élégant, surtout. « Partir de la beauté. » Ce Ring, il l’a voulu débarrassé de ses ondes négatives, de ses superstitions, de ses clichés : rien de macabre, ni de lourd, pas de tresses ni de fourrure, foin du pessimisme, même si le propos gratte jusqu’à l’os la question du pouvoir absolu, de la destruction, du désir. « J’ai commencé tous mes costumes par la beauté. Et Guy Cassiers aussi a travaillé ainsi, il y a toujours chez lui une esthétique, une magie, une croyance, une foi dans la bonté. »


L’être humain


Tim Van Steenbergen s’installe devant son ordinateur, clique sur une vidéo, à voir sur le site de la Toneelhuis, une répétition des danseurs, sur une chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui, ils se meuvent dans un bassin rempli eau, impression nudité, avec cheveux qui tombent jusqu’aux reins. L’ensemble est épatant. « On a eu le premier filage, la première répétition sans interruptions, samedi passé, précise Tim, c’était waouh. » Parfois, il n’y a pas d’autres mots. Là, une photo d’un essayage, c’est flou mais impossible de ne pas reconnaître un visage de Klimt, les filles du Rhin ont des robes gonflées par des volants de tulle sans fin (70 mètres), les bustiers sont en coeur, un esprit Dior années 50, Tim Van Steenbergen connaît ses classiques, qu’il vénère. « Abolir les frontières », répète-t-il. Que l’on ne sache plus où commence la robe et où finit le maquillage, avec un dégradé subtil d’ombres, de lumières et de cristaux, quelque chose de très pictural, voire de divin. La haute couture n’est pas loin. Ce qui fait sa spécificité, c’est sa manière de travailler, de penser, de créer. Toujours, il part de l’humain. Une qualité d’écoute, une faculté d’empathie, un sens certain du confort et une envie de faire exsuder la personnalité de celui ou celle qui le porte. Que le premier habite le second, qui a d’autres choses à faire que seulement l’habiller.
A Berlin, l’atelier a fini de peindre à la main les costumes d’hommes dans du cuir shantung craquelé, avec dégradés de noir et effet d’ombre qui donne la chair de poule. On sait d’emblée qu’il est question du crépuscule des dieux. Même si on n’en est pas encore là dans le prologue et qu’il faudra attendre le Götterdämmerung pour que le Walhalla ne disparaisse dans les flammes, on sera alors en juin 2013.


Il parle, Tim, et dans la foulée agrandit une photo. Voici Loge, le dieu du feu, qui porte sur sa veste des traces de cire, cela dégouline et c’est drôlement bien vu. Mais quand on est au quatrième balcon, que remarque-t-on de tout cela ? Il sourit, en vieux briscard : il ne perd jamais de vue le spectateur du bout du haut : là, sur son écran, il dézoome, taille timbre poste, la subtilité des détails ne s’est pas évanouie.


L’or divin

Il est parti à Milan et en déjà revenu. Il a vu, Tim Van Steenbergen, le résultat de son travail sur les chanteurs, les danseurs, sur scène, dans l’eau, sous les cintres. Il a tremblé, « je suis trop jeune », s’est repris « je pourrai dire que j’ai été à la Scala », s’est laissé emporter par le flot wagnérien, sans garde-fou, avec des connivences et des allers-retours entre ce qu’il crée pour lui et pour les autres. Son automne-hiver 10-11 aura quelques réminiscences, des ennoblissements qui magnifient les robes des filles du Rhin. Il y aura aussi des ponts, forcément, entre Das Rheingold et Die Walküre en septembre prochain, mille et un détails que l’on retrouvera. Ici, un print qui rappelle le décor du prologue, là, un effet d’ombre qui annonce la fin du Walhalla. « A chaque étape, nous grandissons. Nous ne sommes pas encore aux limites. »


Il y a des paillettes dans ses yeux, Tim est béni des dieux, il le sait. Même s’il n’est pas le seul à avoir dessiné des costumes pour la scène lyrique – Christian Lacroix, Cathy Pill, Viktor & Rolf, Miuccia Prada et même Patricia Urquiola s’y sont frottés.


Dans son bureau de Deurne, désormais tout est vide, plus un seul portant, plus un seul vêtement, seules restent les photos en noir et blanc d’une vieille machine à coudre Singer, une bouteille de Cologne 4711, il faudra un jour penser à lui demander pourquoi ce trophée, et une blouse en dentelle XIXe siècle avec, au mur, des images de fleurs, des callas magnifiques et des mariés heureux. Tout est classé dans son Blackberry, c’est l’inspiration de son prochain printemps-été. Sûr qu’à Milan, après le grand soir, Tim va dessiner.

Le 26 mai prochain, retransmission en direct depuis la Scala au théâtre Bourla, à Anvers. Tél. : 03 224 88 00.

Vade-mecum Der Ring des Nibelungen (L’Anneau du Nibelung) est un festival scénique en un prologue et trois journées, paroles et musiques du compositeur Richard Wagner (1813-1883). Il est composé de quatre opéras – Das Rheingold (L’Or du Rhin), Die Walküre (La Walkyrie), Siegfried, et Götterdämmerung (Le Crépuscule des dieux). Parmi les personnages principaux de la Tétralogie, certains symbolisent le désir de richesse et de puissance – notamment, Wotan, le chef des dieux et Alberich. Lequel renonce à l’amour, le plus sacré des sentiments, pour voler l’or du Rhin aux filles du Rhin qui le gardent, afin d’en forger un anneau qui lui donnera la puissance suprême. A la fin de la Tétralogie, le Walhalla, la demeure des dieux et des héros, disparaitra dans les flammes ; grâce à l’amour, l’ancien ordre des choses sera détruit et une ère humaine remplacera l’âge mythologique des dieux.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content