Il était une fois L’Eau, genèse du nouveau mythe de Chanel

© Chanel

Pour qu’une légende continue à s’inscrire dans l’époque, il faut la réinventer sans toutefois sacrifier sa part de mystère. Décodage avec Olivier Polge, le nez de Chanel, qui signe la cinquième déclinaison du parfum iconique de la maison, le N°5.

Il était une fois L'Eau, genèse du nouveau mythe de Chanel
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Un hashtag n’est jamais innocent. Plaqué sur les premiers teasers de la campagne du nouveau N°5 L’Eau dont les films complets ne seront révélés qu’à la fin de l’année, ce « you know me and you don’t » en dit plus long qu’on ne le pense sur l’étrange proximité que ses deux millions de followers sur Instagram s’imaginent avoir avec Lily-Rose Depp. « Fille de » que l’on ne présente plus, l’adolescente, qui fait justement ses débuts au cinéma dans La danseuse (*) de Stéphanie Di Giusto (lire par ailleurs) et prête ses traits opalins à cette fragrance, dévoile régulièrement des instantanés de son quotidien supposé fabuleux, assez intimes parfois pour donner l’illusion à ceux qui la suivent de faire partie de sa vie… sans savoir vraiment grand-chose, finalement, de l’aînée de Johnny Depp et Vanessa Paradis.

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Etrangement familier lui aussi, le N°5 de Chanel, présenté comme le parfum le plus vendu au monde depuis son lancement, est pourtant loin d’avoir livré tous ses secrets. « Il est porteur d’une telle histoire que chacun a l’impression de le connaître aujourd’hui. Mais si ceux qui croient tout savoir sur lui prenaient la peine de le découvrir pour ce qu’il sent, ils seraient à coup sûr surpris », note le nez Olivier Polge qui nous reçoit, ce jour-là, dans une bastide en pierre blanche au beau milieu des terres exploitées par la famille Mul depuis plusieurs générations. Entré dans la maison en 2013 pour prendre la succession de son père Jacques Polge à la création des parfums, il se souvient, lors de ses débuts dans le métier, d’avoir décortiqué cet archétype de la parfumerie moderne comme un objet d’étude. « Lorsque l’on devient parfumeur chez Chanel, le N°5 est un sujet de travail quasiment quotidien, poursuit-il. Tous les mois, il est le fruit de l’assemblage précis de matières premières naturelles récoltées tout au long de l’année : les agrumes en janvier, la fleur d’oranger en mars et, en mai, la rose de Grasse. »

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La cueillette bat justement son plein au coeur même du terroir qui a vu naître ce jus à nul autre pareil. Au milieu des rosiers mouillés de rosée matinale au-dessus desquels flotte une montgolfière quelque peu torturée par le mistral, Joseph Mul, la casquette vissée sur la tête, enseigne aux invités de la maison Chanel, chapeau Maison Michel et bottes siglées aux pieds, l’art de tenir la cadence sans abîmer les fleurs ni se griffer les mains. C’est ici, dans la région de Grasse, que Gabrielle Chanel rêvera d’un sillage « d’une richesse telle qu’aucun parfumeur de la place de Paris ne pourrait se l’offrir ».

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Avec un briefing pareil, Ernest Beaux, à l’origine du premier N°5, ne s’est rien refusé, ciselant son extrait de jasmin grassois et de rosa centifolia, cette fleur pétalée, vaporeuse et miellée à la fois, qui doit tout au climat et à la terre de Pégomas. « Cette fragrance fondatrice de la maison Chanel est devenue en quelque sorte la grammaire de notre parfumerie », détaille Olivier Polge. Dès 1924, trois ans à peine après la naissance du N°5, Ernest Beaux imagine d’ailleurs déjà une eau de toilette déclinée de l’extrait. Ce sera ensuite au tour de Jacques Polge de proposer une eau de parfum en 1986 avant d’oser bousculer davantage la formule vingt-deux ans plus tard avec L’Eau Première.

Continuité et changement

« Pour qu’un mythe s’entretienne, il faut savoir raconter son histoire et la faire vivre, justifie l’actuel détenteur des secrets les mieux gardés de la griffe au double C. Mais cela peut passer par de nouvelles interprétations. Le monde change, la parfumerie également. J’ai désormais à ma disposition d’autres ingrédients et techniques de distillation qui vont me permettre de faire évoluer le jus originel tout en respectant son style. » Lui-même pianiste à ses heures perdues, Olivier Polge a donc regardé la formule originelle comme un jazzman se pencherait sur une partition. « Dans le jazz, il existe aussi un cadre, une succession de tonalités que l’on doit respecter à un rythme donné pour que tous les instruments puissent suivre l’improvisateur. Il y a un peu de cela qui se passe ici. J’ai imaginé une écriture différente autour d’une ossature, d’une colonne vertébrale qui rappelle le thème original. »

Il était une fois L'Eau, genèse du nouveau mythe de Chanel
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Sa petite musique à lui est la plus aérienne, la plus limpide et surtout la plus fraîche des cinq variations du classique qui existent aujourd’hui. Pour se mettre au diapason de son époque, Olivier Polge s’est employé à trouver un équilibre neuf en s’emparant de chaque matière pour en comprendre la place olfactive véritable. Pour lui apporter plus de légèreté, il privilégie les aldéhydes que l’on trouvait naturellement dans les écorces d’orange et délaisse les plus métalliques. Dans ce bouquet de fleurs abstrait, la rose se mêle au jasmin oxygéné et à une nouvelle fraction d’ylang-ylang épuré pour faire ressortir sa verdeur crissante naturelle. Pour rendre les bois de l’accord de fond plus nerveux, il l’allège en vanille et accompagne le cèdre de muscs doux et cotonneux.

S’est-il jamais laissé intimider par cette presque centenaire toujours bien dans la course de l’air du temps ? « Ce n’est pas le mot que j’utiliserais, tempère-t-il. On sait que dès que l’on parle du N°5 chez Chanel, c’est du sérieux, on sent l’importance que revêt un tel projet et c’est très bien. J’ai plutôt vu la chose comme un challenge. Certains jus se prêtent mieux que d’autres au jeu de la déclinaison et le N°5 fait partie de ceux-là. Plutôt que d’évoquer le poids de son histoire, je préfère parler de richesse et de la multitude de points d’entrées qui permettent de raconter autre chose. Finalement, la limite, c’est le N°5 lui-même. » S’il admet que l’exercice est nécessaire pour que s’écrive la légende dans la modernité de son époque, il reste convaincu « qu’il faut quand même y toucher le moins souvent possible, sans quoi l’on s’y perd et le propos n’est plus clair ».

Il était une fois L'Eau, genèse du nouveau mythe de Chanel
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Précieux dialogue

Pour savoir jusqu’où pousser le curseur sans se dénaturer, cet équilibriste de l’invisible a su se mettre à l’écoute de son entourage et de son père en particulier. « Il vient encore toujours au bureau, sourit Olivier Polge. Discrètement, il passait me donner des conseils sur tous mes petits questionnements intermédiaires. Avant que je n’entre chez Chanel, ce dialogue n’existait pas entre nous car nous n’avions jamais pu travailler ensemble auparavant. Nous avons appris à le faire et ça se passe bien. Nous ne sommes pas toujours d’accord, mais dans les grandes lignes, c’est plutôt le cas. »

L’aventure qui a mené à N°5 L’Eau aura duré deux ans, entrecoupés par le lancement de trois autres fragrances – deux Exclusifs, Misia et Boy, et Eau Vive, la petite soeur de Chance – jusqu’à ce que la quête se resserre sans fracas. « Les essais deviennent de plus en plus précis, ils demandent souvent un certain temps de macération, conclut Olivier Polge. On a de plus en plus de mal à les distinguer jusqu’à ce qu’on sache au fond de soi que c’est le bon. » Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre, il est prêt à faire tourner les têtes d’une génération de jeunes filles en fleurs.

(*) En salle en Belgique dès le 28 septembre.

PAR ISABELLE WILLOT

Des mots et des fleurs

Il était une fois L'Eau, genèse du nouveau mythe de Chanel
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« Le jour où, dans la chaîne qui unit la fleur au parfum, le geste de cueillir la fleur disparaîtra, ce dernier aura perdu de son pouvoir poétique et magique », avait coutume de dire Jacques Polge lorsqu’il occupait la fonction de parfumeur créateur chez Chanel.

C’est d’ailleurs sous son impulsion que la maison nouera un partenariat exclusif et visionnaire, en 1984 déjà, avec la famille Mul. Installés dans la vallée de Pégomas, ces cultivateurs y pratiquent une culture raisonnée sur les vingt hectares de terre qu’ils dédient aux fleurs destinées aux fragrances.

Le journaliste Lionel Paillès est parti à la rencontre de ces magiciens des champs dont il a suivi le travail au fil des saisons et des récoltes de rose centifolia, de jasmin de Grasse, de tubéreuse, de géranium rosat et d’iris pallida.

Ce magnifique récit de vie, d’amitié aussi et de complicité entre les détenteurs d’un savoir-faire unique et une prestigieuse griffe de mode unis dans le souci de l’excellence, est découpé en six chapitres-livrets regroupés dans un même coffret. Un objet unique en son genre qui ravira tous les passionnés.

Dans les champs de Chanel – A Pégomas, en pays de Grasse, textes Lionel Paillès, photographies Pierre Even, éditions de La Martinière (sortie ce 22 septembre).

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