Avec le boom des réseaux sociaux et l’avènement du selfie, les clichés d’enfants lookés ne cessent de fleurir sur la Toile. Pour le meilleur et pour le pire.

L’oeil est malicieux, le sourire confiant. Sur les épaules, une veste façon fourrure à l’imprimé léopard, mixée à un sweat rigolo, un jeans destroy, des bottes de motard et un bonnet mutin enfoncé sur les oreilles. Un mix & match décalé, personnel et inspirant. Le modèle du jour, haut comme trois pommes, crâne devant l’objectif. Rien de (trop) travaillé pour autant, même si la photo sera ensuite postée sur Internet et  » likée  » à de multiples reprises, que ce soit par l’entourage du bambin ou par des centaines d’inconnus, vivant aux quatre coins du monde.

L’engouement autour du street style continue décidément de faire des petits. Depuis qu’elle est apparue en 2005, cette tendance met en exergue des looks d’inconnus croisés en rue. L’un de ses précurseurs, le photographe Scott Schuman, est même devenu un gourou de la planète mode, grâce à son site Web The Sartorialist. De quoi donner envie à des centaines d’autres photographes de l’imiter ou de décliner le concept. On a ainsi vu fourmiller des blogs recensant des silhouettes élégantes ou excentriques de personnes âgées, des intérieurs de quidams au goût sûr, sans oublier les prouesses fashion de kids que l’appareil photo n’effraie pas…

Ces vitrines détaillant le vestiaire de têtes blondes peuvent avoir différentes origines. Elles sont mises sur pied par des photographes, comme la New-Yorkaise Erica Tashiro, qui présente des enfants insouciants, sûrs d’eux et bien dans leurs pompes, sur son blog Hide and Go (Style). On trouve aussi des sites communautaires, comme Children With Swag, où chaque parent peut poster un cliché de son enfant bien habillé et recevoir une avalanche de commentaires de la part des internautes. Enfin, on ne peut faire l’impasse sur les mamans fashionistas, comme Luisa Fernanda Espinosa, qui n’hésite pas à immortaliser son rejeton sous toutes ses facettes. A 6 ans, son fils Alonso Mateo est d’ailleurs une célébrité dans son genre, suivie par près de 500 000 fans sur Instagram, qui se pâment devant ses mocassins Gucci ou sa dernière paire de Ray-Ban – deux marques fétiches du jeune garçon, qui se prend souvent lui-même en photo avec son iPhone, dans une mise en scène très réfléchie.

Les motivations de ces blogueurs sont tout aussi multiples. Pour Erica Tashiro,  » les enfants sont naturels, ils n’ont pas encore le réflexe de poser devant l’objectif, au contraire des adultes. Un état d’esprit qui transparaît dans leur sens du style. Celui-ci n’est pas seulement lié aux tendances de mode ou aux étiquettes hors de prix. C’est avant tout une question d’attitude « . Du côté de la majorité des parents qui alimentent les sites communautaires, il y a évidemment la fierté (narcissique) de montrer au plus grand nombre son chérubin, dont le look peut ainsi inspirer tout un chacun.  » C’est lié au désir de valorisation et de validation, explique Lotta De Coster, professeur à l’Unité de psychologie du développement et de la famille, à l’ULB. On met en avant son enfant parce qu’on veut être vu.  »

Les raisons peuvent également être (auto-)biographiques :  » Laisser une trace des différentes étapes que traverse l’enfant. Cela concerne généralement les clichés plus intimes et issus de la vie quotidienne, quand un bébé mange sa première panade, marche pour la première fois…  » En outre, il ne faut pas non plus oublier le motif social :  » On expose son bambin par envie de communiquer, de partager des émotions…  » C’est d’ailleurs dans cette optique que deux tiers des parents posteraient des photos sur Facebook peu de temps après la naissance de leur progéniture, voire même lorsqu’il n’est pas encore né, via les échographies…

Quels que soient les mobiles, il va sans dire que les  » modèles  » sont toujours montrés sous leur meilleur jour.  » Nos enfants représentent ce qu’on aime le plus au monde. Forcément, l’idée est de se faire plaisir en soignant leur apparence, avec des looks sympas, qu’ils aient été achetés pour quelques euros ou bien plus « , confie Ganaëlle Glume, maman de Thémis, 11 ans, et Ulysse, 7 ans. Cette Bruxelloise a créé son blog, Mon bo petit monde extra-ordinaire, il y a six ans environ.  » C’est une aventure qui a évolué au fil du temps, confie cette touche-à-tout, ancienne attachée de presse, désormais photographe. Je l’ai ouvert pour partager mon ressenti sur la maternité. Et c’est devenu ma cour de récréation. Je peux y parler de mes envies fashion et de mes bons plans, sans entrave et avec l’objectivité qui est la mienne.  »

Dans la plupart des comptes rendus de Ganaëlle Glume, ses deux mômes prennent la pose dans leurs derniers vêtements coups de coeur, lors d’événements auxquels ils ont la chance d’assister…  » Mais je veille à chaque fois à ce que Thémis et Ulysse gardent leur part d’enfance. L’objectif n’est pas de les transformer en machine de mode « , précise la trentenaire, qui avoue que son blog est également devenu pour elle une carte de visite, lui offrant des retombées professionnelles… quand ce ne sont pas les marques qui suggèrent à ses bambins de porter leurs nouveautés, si elles sont à leur goût.

UN TROPHÉE PARENTAL

Mettre en avant ses rejetons est loin d’être une nouvelle tendance.  » De tout temps, les petits ont été utilisés comme des trophées par leurs parents, pour afficher leur statut socio-économique, détaille la sociologue britannique Jane Pilcher, spécialiste du rapport des enfants à la mode. Pensez aux peintures ou photographies du XVIIe, XVIIIe et XIXe siècle, où la jeune génération posait dans des vêtements très luxueux. Mais le problème, à l’heure actuelle, concerne la portée des médias sociaux. Les kids ont-ils donné leur consentement pour être affichés ainsi, à la vue de tous ?  »

Car si les photos de famille aux détails savamment maîtrisés ornent les cheminées depuis longtemps, l’immensité de la Toile change irrémédiablement la perspective.  » Dans notre société postmoderniste, les élans communautaristes ont laissé la place à davantage d’individualisme « , constate Lotta De Coster. Avec les nouvelles technologies et les réseaux sociaux, on vit désormais dans une société de l’image, qui amplifie toujours davantage la mise en scène de la jeune génération.

Cette (sur)exposition engendre-t-elle des répercussions, du côté du développement de l’enfant ?  » Il est difficile de les mesurer ou de les objectiver. Mais il existe un consensus parmi les chercheurs en psychologie du développement, pour reconnaître que les premières années de vie représentent un laboratoire où le môme, considéré comme un organisme d’une très grande perméabilité, connaît des interactions qui laisseront plus tard une empreinte.  » Cette dernière pourrait tout aussi bien prendre une tournure positive que négative.

Au rayon des avantages hypothétiques,  » cela génère une confiance en soi, une valorisation « , estime la professeur de l’ULB. C’est par exemple la fierté du gamin d’avoir été choisi en rue, pour une photo de street style.  » Cela permet aussi au jeune de pouvoir s’exprimer, une caractéristique qu’il apprécie particulièrement.  » A contrario, son estime de soi pourrait dépendre davantage d’autrui.  » Il aura besoin du regard de l’autre pour se sentir bien « , considère Lotta De Coster, qui énumère également d’autres effets potentiellement négatifs : l’entitlement (comprenez ce phénomène qui veut que la génération selfie estime mériter de vivre au centre du monde), l’hypersexualisation des enfants, l’accent sur des valeurs comme l’image, l’argent ou le luxe, au détriment de l’acceptation de soi avec ses qualités comme ses défauts…

De possibles inconvénients qui font peur à certaines mères, comme Ganaëlle Glume ?  » J’y suis très attentive, mais tant que ces séances photo n’ont pas d’incidence sur leur comportement, cela ne m’inquiète pas. Il faut dire aussi que je travaille moi-même dans le secteur de l’image. C’est un vecteur que mes enfants connaissent bien. Je pense que si j’étais musicienne, ils joueraient naturellement d’un instrument. Se faire prendre en photo est pour eux quelque chose de tout à fait naturel. Ils sont habitués à voir leur maman trimbaler son appareil partout avec elle.  » Et si ces séances de pose se résument d’abord à un amusement, nul besoin, dès lors, de bouder son plaisir… La preuve : cela a même donné à Thémis des envies de prolonger le jeu, devant une caméra. La jeune fille est ainsi la petite soeur de Bouboule, actuellement au cinéma, et elle sera prochainement au générique de Chute Française,avec Matthias Schoenaerts, Michelle Williams et Kristin Scott Thomas. Rien de moins.

PAR CATHERINE PLEECK

 » Les enfants sont naturels, ils n’ont pas encore le réflexe de poser devant l’objectif. Un état d’esprit qui transparaît dans leur sens du style.  »

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