Il est l’un des chorégraphes les plus talentueux de sa génération. Pour Weekend, Sidi Larbi Cherkaoui et deux de ses complices se livrent corps et âme sous l’oil de la photographe Kate Barry. Un shooting illuminé par la grâce.

Lorsqu’on s’est demandé à la rédaction qui pourrait incarner l’homme d’aujourd’hui pour ce numéro spécial, son nom a fait l’unanimité. Son audace esthétique, sa spiritualité humaniste et son art d’accommoder les restes des cultures dominantes font du danseur-chorégraphe belge Sidi Larbi Cherkaoui un artiste imprégné de son époque. Qu’il collabore régulièrement avec des créateurs de mode ne pouvait que nous encourager un peu plus. Il a ainsi croisé ces dernières années la route de Karl Lagerfeld avec les ballets de Monte-Carlo, mais aussi celles de Hedi Slimane ou de Dries Van Noten, qui signe d’ailleurs les costumes de sa dernière création, Apocrifu.  » J’aime son élégance et sa retenue « , précise le danseur à propos du couturier anversois.

Plutôt que de le convier à une banale interview, nous souhaitions marquer le coup et nous immiscer dans son univers chatoyant. L’idée d’un shooting performance a ainsi pris forme. Encore fallait-il trouver un £il capable de saisir l’âme de ce dompteur d’espace. C’est à Paris que nous avons déniché la perle rare. Si Kate Barry est moins connue que ses deux demi-s£urs Lou Doillon et Charlotte Gainsbourg, elle a aussi un talent fou. Mais qui s’exprime derrière l’objectif, pas devant.

Comme elle devait nous le raconter plus tard, c’est avec le Polaroïd de son beau-père Serge Gainsbourg qu’elle s’est initiée à la photo. Elle avait 12 ans. Depuis, la fille de John Barry, le compositeur aux quatre oscars, s’est fait un prénom dans le milieu. On retrouve ses clichés dans les plus grands magazines de mode, sur les couvertures des albums (notamment Carla Bruni) ou encore dans les campagnes de pub (comme dernièrement pour La Redoute avec sa mère, Jane Birkin, et sa petite s£ur Lou comme modèles). Mais c’est surtout avec ses portraits à fleur de peau qu’elle exprime le mieux sa personnalité, son regard atypique. Le Tout-Paris (de Catherine Deneuve à Isabelle Huppert en passant par Monica Bellucci ou Vanessa Paradis) a défilé devant son objectif. Faire venir en Belgique cette artiste très demandée n’était pas gagné d’avance. Mais nous avons fini par la convaincre.

Un CV impressionnant

Il faut dire que le casting qu’on lui proposait ne manquait pas d’allure. L’homme est discret, presque timide. Sa barbe hirsute et sa calvitie précoce lui donnent l’allure d’un pèlerin fourbu en route vers Saint-Jacques-de-Compostelle. Mais les apparences sont trompeuses. A la source de cette voix d’ange bat un c£ur en proie au doute, au questionnement, à l’instabilité.

Dans le fast-food asiatique d’Anvers où il nous a donné rendez-vous, il évoque avec modestie un parcours dont les hauts faits d’armes sont presque aussi nombreux que les 108 boules – une pour chaque péché… – du chapelet chinois qu’il porte au poignet. Citons Foi qui l’a révélé au grand public en 2003 alors qu’il officiait encore au sein des Ballets C. de la B, la compagnie d’Alain Platel.

Ou encore ses deux derniers projets : Myth, créé en juin dernier à Anvers au Singel, où il est d’ailleurs en résidence. Dans ce spectacle-chorale, Sidi Larbi Cherkaoui explore les différentes facettes du traumatisme et de la guérison. Et puis Apocrifu, méditation pleine de grâce sur l’emprise des écrits religieux sur nos pensées. Un ballet sombre avec lequel il a triomphé début septembre à la Monnaie.

Un grand coup de… ballet

Autant de coups d’éclat qui le hissent à 30 ans et des poussières au sommet de cette nouvelle génération de chorégraphes qui prend peu à peu le relais des défricheurs des années 1980, les Anne Teresa De Keersmaeker, Jan Fabre et autres Wim Vandekeybus.

Apocrifu illustre à merveille la  » mécanique  » Cherkaoui. Il concentre toutes les  » obsessions  » du danseur-chorégraphe : l’éclectisme (il est accompagné sur scène de deux danseurs exceptionnels, l’un venu du hip-hop, l’autre du classique), le sacré (évoqué ici notamment à travers les musiques anciennes interprétées en live par l’ensemble de voix polyphoniques corses A Filetta), les mythes –  » Le berceau de toutes les histoires « , rappelle-t-il -, sans oublier l’humour, pour railler la bêtise humaine.

Sa danse se déguste comme un mille-feuille spirituel. A chaque couche, Sidi Larbi Cherkaoui jette de nouveaux ponts entre le passé et le présent, entre l’intime et le monde. Une démarche syncrétique très postmoderne en définitive. Qui parle autant au c£ur qu’à l’esprit.

Le doute en héritage

Les racines de ce va-et-vient sont à rechercher du côté d’une enfance tiraillée entre deux cultures.  » J’ai grandi dans la banlieue d’Anvers, souligne- t-il. Mon père était marocain et musulman, ma mère belge et catholique.  » Un double héritage qui l’a conduit à se méfier très tôt des dogmes –  » Depuis mon jeune âge, j’entends des discours opposés « , plaide-t-il -, puis à chercher d’autres béquilles spirituelles. Une position en porte-à-faux instable mais stimulante pour l’esprit.  » Je suis à la poursuite d’une nouvelle forme de moralité, confie-t-il entre deux coups de baguettes végétariens. Une pensée alternative, moins doctrinaire, qui pourrait constituer une alternative aux religions. « 

Infatigable, Sidi le prolifique (15 productions en sept ans…) conduit cette bataille sur plusieurs fronts. Toujours dans le mouvement, l’expérimentation, comme si l’immobilisme et le repos signifiaient le renoncement, l’asphyxie, la mort.  » Je travaille pour compenser le sentiment que je suis fainéant « , reconnaît ce touche-à-tout de génie. Un engagement de tous les instants.  » Ma vie et mon travail sont mêlés, je ne fais plus la différence « , confesse-t-il. Et quand il lève le pied, c’est pour méditer et faire du yoga. Une respiration avant de replonger de plus belle dans le tourbillon de la création, qui jaillit chez lui avec l’urgence du désespoir.  » Il me faut plus ou moins trois mois pour monter un projet, explique le danseur. Mais je réfléchis déjà à la musique, à la chorégraphie un an avant. C’est comme un marathon que je prépare mentalement.  » La danse comme un sacerdoce.  » L’intelligence n’est pas que dans la tête, elle est aussi dans le corps, souffle-t-il dans un français parfait. La danse permet de lui redonner la parole. « 

Un sacré tempérament

Le rendez-vous pour le shooting était fixé un dimanche à Anvers. Kate Barry avait toutefois préféré arriver la veille avec son assistant. Pour repérer les lieux – l’impressionnant tunnel Sint-Anna, sorte de cordon ombilical piétonnier qui relie les deux rives de l’Escaut et s’étire en une ligne droite parfaite sur plus de 500 mètres. Mais aussi pour prendre le pouls de cette métropole qu’elle ne connaissait pas. Mais dont le cosmopolitisme légendaire l’intriguait.

Kate Barry est un personnage étonnant. On est d’abord frappé par la ressemblance physique avec sa mère. Même silhouette filiforme, même visage émacié, même look un peu bohème. Mais c’est surtout sa fibre humaniste qui force l’admiration. Toujours sur la brèche, elle parle à tout le monde, provoque les rencontres. La suivre, c’est s’embarquer dans des plans imprévus, parfois surréalistes. Comme de se retrouver dans un bistrot populaire avec un vieux couple de danseurs de jazz croisés quelques instants plus tôt dans la rue…

Mélodie en sous-sol

On la retrouve le lendemain matin dans les entrailles du souterrain. Sidi Larbi Cherkaoui est là aussi avec les deux danseurs de son spectacle, plus la marionnette, quatrième personnage essentiel de la pièce. Au milieu des marcheurs du dimanche, les trois complices enfilent leurs costumes Dries Van Noten. La scène est cocasse. Il faut imaginer que le tunnel Sint-Anna est une autoroute pour les Anversois en balade. Une contrainte que va exploiter Kate Barry. Le flux des promeneurs devient le fleuve de la vie sur lequel naviguent les danseurs. Tout se fait très naturellement, avec peu de mots et beaucoup de regards. Kate Barry n’a pas besoin de diriger la man£uvre, le trio prend d’instinct possession des lieux. Le bondissant Dimitri Jourde s’envole dans les airs, l’élégant Yasuyuki Shuto virevolte comme une toupie, le sphinx Sidi prend la pose avec sa marionnette, seul ou entouré de ses comparses… Dans une ambiance joyeuse, le tunnel devient une scène, les passants des figurants. Le souffle de la danse envahit tout l’espace.

Les deux puissants flashs crépitent une dernière fois. Epuisée mais ravie, Kate Barry troque ses vieilles All Star contre une paire de bottines à bout de souffle. Le résultat parle de lui-même. L’âme des danseurs a brûlé la pellicule. Chaque cliché est un hymne à la vie en même temps qu’une bouffée de fantaisie et de poésie. Merci à tous les deux pour cette mélodie en sous-sol…

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Laurent Raphaël

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