Plongée dans le New York trash des années 70

Robert Herman, un des pionniers de la street photography, avec Martha Cooper, a immortalisé le Downtown populaire. © ROBERT HERMAN / SDP

Séries, romans, expos… tout nous invite à replonger dans le New York trash et dangereux des années 70. L’époque la plus noire de l’histoire de la ville, mais aussi la plus excitante et la plus créative.

Vous étiez trop jeune pour entendre Joey Ramone s’époumoner au club CBGB ? Vous avez loupé les débuts ravageurs du punk rock new-yorkais ? Vinyl, la série de HBO pilotée par Mick Jagger et Martin Scorsese (une seule saison de 10 épisodes), vous offre une superbe séance de rattrapage. Au programme : sex, drugs & rock’n’roll. De clubs en studios, on y suit les démêlés du producteur de disques Richie Finestra (Bobby Cannavale), dans le Downtown défoncé des années 70, aux rues criblées de nids-de-poule et aux trottoirs colonisés par les ordures. Le New York des seventies (et du début des eighties) fait recette sur le marché mondialisé de la culture.

Andy Warhol (au centre), le pape du pop art, à la fin des années 60.
Andy Warhol (au centre), le pape du pop art, à la fin des années 60. © BETTMANN/CORBIS

En Europe, Andy Warhol et sa nébuleuse sont partout. Une soixantaine d’oeuvres de l’Américain sont à l’honneur du côté de Spa jusqu’à la fin de l’année. A Paris, après la rétrospective I Love John Giorno (poète, performeur, et acteur de Warhol) au Palais de Tokyo, le musée d’Art moderne a enchaîné avec l’exposition Unlimited, consacrée au pape du pop art. Depuis fin mars, The Velvet Underground. New York Extravaganza à la Philharmonie nous apprend tout ce que nous avons toujours voulu savoir sur le groupe légendaire. On pourrait croire les habitants de Big Apple moins obsédés par ce passé récent. Au contraire. Les galeries y exposent non-stop les photographes qui immortalisent les figures de l’époque : peintres, musiciens, party girls, cinéastes underground (comme John Waters), travestis flamboyants (Divine, Candy Darling…) Elles exhument des images d’un New York dévasté comme une zone de guerre : le Bowery, sa faune de punks et de sans-abri ; Hell’s Kitchen, ses putes et ses dealers ; le métro entièrement graffité, aux rames gardées par des policiers… Ou les clichés ahurissants – signés Peter Hujar ou Alvin Baltrop – des docks désaffectés reconvertis alors en plage gay… ou backroom à ciel ouvert. L’édition aussi s’est emparée du sujet. Repérés dans la production française 2015 : Eroica, la vraie-fausse bio de Basquiat, signée Pierre Ducrozet. Ou les récits, inspirés par leurs années new-yorkaises, d’Emmanuelle Guattari (New York, petite Pologne) et de Françoise Bouillot (le très réussi Mes oncles d’Amérique). Dans le dernier ouvrage, les jeunes héroïnes y déambulent  » parmi la ruine de l’avenue C, la brise sale et chaude venue de l’East River soufflant sur leurs jambes nues. Bruyantes fiestas dans les immeubles brûlés, cris des dealers, musique portoricaine, rire des petits Blancs, futurs artistes, futurs losers… « . Ambiance.

Le paradoxe ? Cette époque qui fascine aujourd’hui est la pire qu’ait connue la ville.

L’engouement est le même outre-Atlantique : romans, essais, guides de promenade  » sur les traces d’Andy Warhol « , albums (Unforgotten New York, qui inventorie tous les lieux iconiques de l’époque)… L’ouvrage le plus commenté ? City on Fire, de Garth Risk Hallberg (traduit chez Plon). Lequel a décroché une avance de 2 millions de dollars – du jamais-vu pour un débutant -, une bonne dizaine d’éditeurs ayant flairé, outre un bon roman, un sujet sacrément porteur. Ce pavé de 900 pages vous balade des penthouses surplombant Central Park aux squats du Lower East Side, entre l’été 1976 et le légendaire black-out de juillet 1977.

Le paradoxe ? Cette époque qui fascine aujourd’hui est la pire qu’ait connue la ville. Elle est au bord de la banqueroute. Les rues n’y sont plus entretenues. La criminalité explose. Le black-out de 1977 entraîne pillages et émeutes raciales. Des quartiers entiers sont livrés aux junkies et aux trafiquants. Les homeless et les fous en liberté sont partout. N’empêche. L’écrivain Françoise Bouillot, qui y a débarqué au début des années 80, en garde une profonde nostalgie.  » La ville était sale, dangereuse, bouffée par la drogue, mais il y avait une légèreté, un sentiment de liberté incroyables. On avait la conviction d’être dans la  » capitale du monde « . On passait d’un petit job à l’autre, on se refilait des sous-locations, l’argent n’était jamais un problème. On a oublié, aujourd’hui, à quel point on pouvait y vivre de l’air du temps.  »

Une liberté perdue

Robert Herman s'est attaché à capter les débuts du graffiti.
Robert Herman s’est attaché à capter les débuts du graffiti. © ROBERT HERMAN / SDP

A chacun, au fond, ses raisons de fantasmer sur le New York d’avant. Pour les gays, ce fut, juste avant l’apparition du sida, la ville de tous les excès. Pour les aspirants peintres/photographes/écrivains/cinéastes, il s’agissait de l’âge d’or de l’underground, quand le milieu de l’art n’était pas encore contaminé par l’argent et le culte de la célébrité. Basquiat, Warhol, Keith Haring… étaient accessibles, ils traînaient tous dans les mêmes clubs. Pour les jeunes et moins jeunes, la ville d’alors se pare aujourd’hui d’une étrange poésie. Récemment, la Salomon Arts Gallery exposait Clayton Patterson, Robert Herman et Martha Cooper, des pionniers de la street photography, qui ont capté les tout premiers graffeurs dans les friches ou les dernières images du Downtown populaire. Impossible, devant leurs photos, de ne pas faire l’inventaire de ce qui a disparu : les gamins jouant avec les bouches d’incendie, les dîners ouvriers, les petites échoppes familiales ou les manutentionnaires des entrepôts de SoHo. Un quartier où, comme beaucoup de peintres et de photographes, Robert Herman s’est installé au début des années 70.  » Les lofts coûtaient 300 dollars par mois. Le coin abritait encore des familles et des tas d’artisans… Aujourd’hui, c’est devenu un mall.

Les images font renaître un New York aujourd'hui disparu, comme ce cliché de Martha Cooper.
Les images font renaître un New York aujourd’hui disparu, comme ce cliché de Martha Cooper. © MARTHA COOPER/SDP

La jeune génération a une vision très romantique de cette époque. Normal, elle n’a même plus les moyens d’habiter Manhattan, elle est repoussée toujours plus loin en périphérie, déplore-t-il. Le New York d’avant la gentrification, bien sûr, me manque à moi aussi. Surtout les graffitis. Cet  » esprit de rébellion  » qui, partout dans la ville, vous sautait à la figure…  » Pour l’écrivain Edmund White, qui s’interrogeait aussi récemment, dans T magazine, le supplément lifestyle du New York Times, sur ce phénomène de  » nostalgie collective « , les New-Yorkais ont  » le regret d’une cité qui, même au pire moment de son histoire, était bien plus démocratique. Riches ou pauvres, vous y étiez coincés de la même façon, au milieu de la même misère, mais avec la même liberté « . La ville actuelle, si  » prévisible et policée « , a peu de chances, selon lui, d’inspirer un jour des artistes de génie. Qui sait ? En attendant le grand roman ou film sur le New York boboïsé de l’ère post-Giuliani, on n’en a pas fini avec le New York trash.

Par Marie-Odile Briet

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