Le design contemporain made in Belgium se porte plutôt bien, merci pour lui. Mais à quoi peut-on le reconnaître, quelles sont ses caractéristiques ? Tentative de réponse.

Célèbre pour son chocolat et sa bière, voire, plus récemment, pour ses footballeurs, notre petit pays n’a certainement pas à rougir de son design. La Belgique a du talent à revendre, preuve en est cet article du Monde qui, alors que le salon parisien Maison & Objet battait son plein en janvier dernier, vantait les mérites du design de chez nous. Mais comment le définir ? Si l’on peut reconnaître en un coup d’oeil le design italien ou scandinave, le  » made in Belgium  » s’avère difficilement identifiable. Peut-être justement parce que, comme cette autre fierté noir-jaune-rouge qu’est la mode, il ne se laisse enfermer dans aucune case, et qu’il est donc difficile de lui coller une étiquette stylistique définitive ; et c’est sans doute tant mieux. Mais y a-t-il néanmoins un esprit, une série de caractéristiques communes observables ? Qu’est-ce qui rend le design belge si insaisissable ? Autant de questions délicates auxquelles tente de répondre notre trio d’expertes, Laure Capitani, Marie Pok et Giorgia Morero, interrogées lors du Salone del Mobile, qui se tenait à Milan du 8 au 13 avril.

LE STYLE EN QUESTION

Coordinatrice à Wallonie-Bruxelles Design Mode, Laure Capitani a fait le voyage jusqu’à Milan avec le label Belgium is Design, pour promouvoir le travail de talents confirmés, à l’expo Reflections, ou émergents, dans les travées du SaloneSatellite. Elle explique :  » On ne peut pas vraiment dire qu’il y ait un design typiquement belge, tant celui-ci est varié. C’est d’ailleurs ce qui nous pousse souvent à choisir une thématique ou une approche particulière lors de nos événements, comme dans Reflections, consacrée aux miroirs et surfaces réfléchissantes.  »

Anciennement directrice artistique du festival Design September, à Bruxelles, et aujourd’hui à la tête de Grand-Hornu Images, Marie Pok reconnaît elle aussi la complexité du sujet :  » C’est très difficile, il y a peu de certitudes sur lesquelles s’appuyer pour répondre à une telle question. D’ailleurs, la poser en termes de style s’avère d’autant plus gênant qu’il n’y a pas vraiment de style belge actuellement. Auparavant, oui, cela a pu exister. Historiquement, il y a un courant important dans les années 50, le style atome, même s’il n’était pas belge à proprement parler. Mais nos designers abondaient dans ce sens-là, et l’Expo 58 a donné à tout ça une sorte d’aura. Les choses sont différentes pour le design contemporain. Il y a tellement de préoccupations d’ordre industriel – et maintenant, d’ordre éthique, durable, etc. – qu’avant la forme et le style, bien d’autres choses apparaissent comme prioritaires.  »

Ces questions de méthode peuvent néanmoins donner lieu à une identité ; un cas de figure qui se retrouve par exemple chez nos voisins néerlandais, d’après Marie Pok :  » Là-bas, le design est reconnaissable à cent mètres, et cela grâce notamment au rôle primordial joué par les écoles. J’ai beaucoup d’affection pour nos établissements belges, mais il n’y en a pas un qui ait marqué des générations comme la Design Academy d’Eindhoven. Depuis des années, elle façonne cette spécificité nationale, avec le succès qu’on connaît. Le courant néerlandais, c’est du discours avant tout, des matériaux et des formes inhabituels, on est en plein dans l’émotionnel et ça fonctionne très bien. Il n’y a qu’à voir le succès de personnalités comme Maarten Baas, pur produit d’Eindhoven. Cette approche particulière, cette manière de s’interroger, n’est pas indispensable, mais on peut quand même déplorer qu’aucun équivalent n’existe en Belgique.  »

CECI N’EST PAS DU SURRÉALISME

S’il y a un qualificatif qui revient de façon récurrente à propos du design belge, c’est sans trop de surprises celui de  » surréaliste « . Un adjectif utilisé à toutes les sauces qui a le don d’irriter les professionnels du secteur. Laure Capitani confirme :  » On prétend que le design belge se reconnaît souvent à sa touche surréaliste, mais je pense que c’est un raccourci un peu facile.  » Même son de cloche du côté de Marie Pok :  » Honnêtement, je ne trouve pas qu’on puisse faire du design belge un design surréaliste. Les créateurs flamands sont encore fort inscrits dans une veine fonctionnaliste, peut-être très colorée – je pense notamment à Muller Van Severen – mais malgré le mélange de matériaux, cuir et polypropylène, couleurs flashy, le résultat reste très léché.  » Et n’a donc pas grand-chose à voir avec les thèses d’André Breton. Si l’on se réfère à sa définition, qui fait du surréalisme  » l’expression du fonctionnement réel de la pensée en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale « , ce serait même plutôt le contraire.

Pour essayer de dessiner les contours de notre production nationale, peut-être vaut-il mieux commencer par se pencher sur les contraintes auxquelles nos créateurs doivent faire face. Car, comme le rappelle Giorgia Morero, également active au sein de Wallonie-Bruxelles Design Mode, le design d’un pays est intimement lié à son tissu industriel :  » Le design belge est très créatif, son regard se porte bien au-delà de nos frontières, en partie par nécessité. Car contrairement à la France, l’Italie ou la Scandinavie, où les contacts entre designers et entreprises ou éditeurs se font plus facilement, les Belges sont souvent obligés de travailler avec des entreprises étrangères.  » Dans un Etat aux dimensions aussi modestes que le nôtre, difficile de rester le nez calé sur son nombril : créer du belgo-belge, uniquement destiné au marché domestique, n’aurait que peu de sens, et encore moins de chances de tenir le coup financièrement.

Laure Capitani développe :  » Quand on voit des poids lourds comme Leroy Merlin ou Decathlon, qui engagent à tour de bras, c’est clair que nous n’avons pas de sociétés qui puissent jouer un rôle similaire chez nous. Du coup, nos designers sont plus autonomes, ils lancent leurs collections, leurs projets et cherchent à mettre sur pied des collaborations, que ce soit chez nous ou ailleurs. Ou bien ils font le choix de l’autoproduction. Un nombre croissant d’entre eux se sont développés de manière indépendante, dans leurs propres studios plutôt que de chercher un job « in house », intégré à une structure.  »

L’INDÉPENDANCE BELGE

En effet, nombreux sont les Belges qui finissent par créer leur propre marque, comme Alain Berteau avec Objekten, ou plus récemment Emmanuel Gardin avec Linadura. On pourrait également citer Liparus, le studio Marina Bautier ou Tamawa. Des plates-formes d’édition qui constituent un modèle économique particulier, où celui qui dessine et invente porte également la casquette de chef d’entreprise. Ces petits structures ont pu se développer notamment grâce à l’émergence du Net, qui facilite les moyens de communication et de diffusion, tout en permettant de se passer d’un maximum d’intermédiaires pour vendre leurs produits en ligne, directement du producteur au client. Et si ces marques nouvelles n’ont pas la force de frappe des grands groupes, elles peuvent en contrepartie s’illustrer par des produits plus indépendants et laisser libre cours à leur créativité.

Quant à savoir comment notre mobilier est perçu à l’étranger, les représentantes de Wallonie-Bruxelles Design Mode sont forcément bien placées pour en parler. Hors de nos frontières, c’est notre sensibilité métissée, savant mélange de décalage et de sobriété, qui est recherchée. Laure Capitani :  » Ce qui plaît, c’est ce côté frais, poétique et ludique. Mais en même temps, nos designers ont la réputation d’être proches de la réalité, très pragmatiques et dotés d’une belle maîtrise technique. Il ne s’agit pas de créer quelque chose « en l’air » sans penser à ce qu’on pourra en faire, comment on pourra le produire. Les Belges ont bien conscience des contraintes liées à l’élaboration d’un produit et des besoins de leurs clients, tout en restant fun, et c’est ce que les gens aiment pointer du doigt.  »

Giorgia Morero précise en outre que nos créateurs sont régulièrement associés à l’école scandinave, un constat pas totalement dénué de fondement mais un poil outrancier :  » On est vraiment à la frontière entre le style scandinave et les cultures plus méridionales, comme la France ou l’Italie. On se situe un peu entre les deux, donc pour les pays entre guillemets du Sud, nous sommes déjà considérés comme des Scandinaves, on l’entend régulièrement en parlant avec des professionnels étrangers, lors de salons à Paris ou ailleurs. Ce qui est évidemment très exagéré, les vrais Scandinaves ne s’y trompent pas ; et les designers belges ne se considèrent certainement pas comme scandinaves ! D’autant que nous sommes moins austères, moins dépouillés, sans non plus verser dans l’excès d’ornementation.  »

L’ART DU COMPROMIS

Indépendant par la force des choses, flexible, varié et tourné vers l’extérieur par nécessité d’élargir son horizon, le design contemporain belge s’exprime à travers ses paradoxes. Bien dans son époque, c’est un produit de la mondialisation, même s’il semble trouver une nouvelle voie à l’échelon local. Le bon sens l’a voulu ergonomique et fonctionnel, il n’en néglige pas pour autant sa créativité, fût-elle débridée, puisant sa force dans les nombreuses contraintes auxquelles il est confronté ; ce qui, en définitive, en réfère tout simplement au travail du designer industriel quand il est bien réalisé. Le design belge cultive l’art du compromis mais reste jaloux de son autonomie, il ne se laisse pas enfermer dans une case forcément réductrice – bien que des connivences existent avec l’école scandinave – et revendique sa liberté de tirer le meilleur du bouillon d’influences dans lequel il est né. Efficace, riche et varié au-delà des clivages, il a les pieds bien sur terre mais la tête dans les nuages.

PAR MATHIEU NGUYEN

 » Ce qui plaît, c’est ce côté frais, poétique, ludique, et en même temps proche de la réalité.  »

Dans un Etat aux dimensions aussi modestes que le nôtre, difficile de rester le nez calé sur son nombril.

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