Star mondiale de la haute cuisine française, la toque aux 23 restaurants et aux 19 étoiles Michelin multiplie les résolutions écolo. Il livre au Vif Weekend les nouvelles clés de sa gastronomie durable.

Il y a quelques mois, Alain Ducasse publiait Nature. Simple, sain et bon, un livre de recettes diététiques. On ne l’attendait pas sur ce terrain-làà  » Notre alimentation évolue, embraie le chef superétoilé. Elle vise de plus justes proportions entre le végétal et le carné, et exige plus que jamais un respect de l’environnement et des cycles saisonniers. Un grand chef se doit d’en tenir compte et d’accompagner le mouvement avec toute son énergie et sa créativité.  » La preuve ?  » Avec Paule Neyrat, une amie diététicienne que je connais depuis plus de trente ans, et Christophe Santagne, l’un de mes chefs, nous avons composé 190 recettes à la fois simples, saines et bonnes, qui font la part belle aux fruits et légumes de saison, aux céréales complètes, aux graines et légumineusesà Sans oublier les viandes, les poissons et les fruits de mer, la clé de l’équilibre se situant dans la diversité et la modération.  »

N’est-ce pas opportuniste de vouloir surfer sur les aspirations nutritionnelles en vogue ?

Je ne me contente pas d’un livre, je passe aussi à l’action dans mes restaurants. Et croyez-moi, faire entrer le tofu, le quinoa et le blé kamut dans notre univers gastronomique n’est pas un pari facile. Lorsque j’ai décidé, il y a quelques semaines, de faire de notre Spoon parisien, un restaurant jusque-là tourné vers la cuisine fusion, le laboratoire de cette nouvelle philosophie  » nature « , la plupart de mes collaborateurs ont tenté de m’en dissuader, de peur que nos habitués ne s’y retrouvent pas. Aujourd’hui, ils apprécient l’£uf bio cuit mollet au boulgour et aux champignons de Paris ou la poêlée de tofu et de yuba (peau de lait de soja) aux fanes et aux artichauts, parce que c’est bon avant d’être bénéfique pour la santé. De même, nous avons mis en place en janvier des cours de cuisine nature dans notre école parisienne, qui affichent déjà complet.

Avez-vous changé vous-même vos habitudes alimentaires ?

Je ne vais pas vous mentir, je voyage aux quatre coins du monde et je suis un mangeur zappeur, curieux et infidèle. En quelques jours, je peux sauter d’un burger bien juteux à New York à un dîner kaiseki de plusieurs heures à Kyoto, en passant par un panier de dim sum à Hongkong. Quand je ne voyage pas, j’ai beaucoup moins de sollicitations ; j’en profite alors pour me refaire une hygiène alimentaire et assouvir ma passion pour les légumesà

D’où vous vient cette sensibilité végétale ?

J’ai eu la chance de grandir dans une ferme avec un potager. Puis j’ai appris la cuisine avec des chefs qui se sont efforcés de redonner un rôle central aux légumes, quand ceux-ci ont toujours été réduits, dans la culture gastronomique française, au rang d’accompagnement : Michel Guérard, le pape de la cuisine minceur, à Eugénie-les-Bains (Landes), et Roger Vergé, à Mougins (Alpes-Maritimes), grâce à qui j’ai découvert les févettes, les figues, les abricots gorgés de soleil. J’en ai gardé une sensibilité particulière pour la cuisine végétale et saisonnière. Au point d’avoir institué le 27 mai 1987, au Louis-XV à Monaco, le menu Les Jardins de Provence, une formule sans viande ni poisson réalisée exclusivement à base des produits des petits maraîchers de l’arrière-pays niçois. Au début, les clients ont été déroutés : sur 100 d’entre eux, seuls 6 le commandaient. Aujourd’hui, il est toujours à la carte et attire environ 20 % de nos convives.

Vous avez même mis au point la Cookpot, une cocotte spécialement conçue pour cuire les légumesà Comment cette invention est-elle née ?

La viande a sa daubière. Depuis longtemps, je cherchais à concevoir l’équivalent pour les légumes. Avec le designer Pierre Tachon, nous avons imaginé un récipient en porcelaine, à la fois contemporain et nostalgique, inspiré d’une marmite paysanne et équipée d’un couvercle pour assurer une cuisson caressante, à l’étouffée. Avec très peu de matière grasse, le légume est ainsi confit dans sa propre humidité. Cet objet, que l’on a fait fabriquer par les maîtres porcelainiers de Pillivuyt, dans le Berry, est devenu depuis la fin du mois de mars un outil utilisé dans tous mes restaurants. Dans le monde entier, les chefs ont concocté des recettes à partir de produits locaux, spécialement adaptées à ces cocottes. Au Spoon de l’île Maurice, par exemple, j’ai dégusté un plat composé de sept légumes que je n’avais jamais goûtés ! La globalisation de la cuisine, que j’incarne à travers mon groupe, n’a de sens que si elle privilégie partout les petits producteurs locaux militants de la biodiversité. Je me bats pour une gastronomie  » glocale « à

Un autre combat vous tient à c£ur, celui de la pêche durable. Comment vous êtes-vous intéressé à la protection des ressources halieutiques ?

J’ai interdit le thon rouge de Méditerranée dans tous mes restaurants en 2006, alors que le sujet était quasiment tabou en France. Albert de Monaco m’a alerté sur le destin tragique de cette espèce. Par la suite, nous avons aussi décidé de servir en priorité des poissons méconnus et aucunement menacés, comme le lieu jaune, le maigre, le maquereau, le colinot, le muletà Et de privilégier les saint-jacques récoltées par des plongeurs dans le respect des fonds marins plutôt que celles pêchées à la traîne.

Cela ne vous empêche pas de proposer au Plaza Athénée, votre restaurant parisien 3-étoiles, du turbot sauvage d’Atlantique, classé  » à éviter  » dans le guide du consommateur du WWF ?

Il n’est pas facile de révolutionner en un jour une haute gastronomie que la France a forgée en plus de quatre siècles, même si nous écoulons ce poisson exceptionnel en quantité infinitésimale pour quelques privilégiés ! Mais vous ne croyez pas si bien direà Je disais, il y a peu, à Christophe Moret, le chef du Plaza :  » Le 20 septembre prochain, à l’occasion des dix ans du restaurant, on jette tout et on recommence.  » Je veux remettre en question les codes du restaurant de palace, rendre l’assiette moins sophistiquée et la tourner davantage vers la gastronomie durable, en renouvelant 80 % des plats de la carte et introduire, pourquoi pas, une superbe vaisselle en fibre de canne à sucreà Le luxe aussi doit devenir durable.

Carnet d’adresses en page 86.

Les recettes illustrant ce sujet sont extraites de Nature. Simple, sain et bon, d’Alain Ducasse avec Paule Neyrat et Chistophe Saintagne, Edition Alain Ducasse.

Par François-Régis Gaudry

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