Fini le temps où les chefs étaient consignés dans leur cuisine, loin des convives. Aujourd’hui, ils s’exposent au grand jour. A Paris et à Bruxelles, on ne compte plus les endroits où ces virtuoses de la cuisson jonglent avec les produits… Sous nos yeux ébahis.

Carnet d’adresses en page 80.

Paris Rive Gauche. Une façade sobre et élégante, fleurie de brassées pourpres imaginées par Christian Tortu, le célèbre créateur d’art floral parisien. Ce beau bâtiment abrite le restaurant d’Hélène Darroze, un chef deux étoiles au Michelin. Dès l’entrée, l’Armoire Gourmande d’Hélène donne le ton. Un ton résolument gascon. Des pots de confiture alignent leurs rondeurs colorées û fraise, rhubarbe, pêche… û à côté des terrines de foie gras, des magrets et des confits de canard. Tout est fait maison. Sur les mêmes rayonnages, l’£il est encore attiré par une collection unique de Bas-Armagnacs, dont les plus âgés ont au moins cent ans.

Derrière un rideau de taffetas grenat se blottit un confortable cocon aux lignes contemporaines : le Salon d’Hélène. Alors qu’à l’étage Hélène Darroze propose un espace feutré û la Salle à Manger d’Hélène û faisant valoir tous les codes d’un restaurant gastronomique, au rez-de-chaussée, le Salon d’Hélène, lui, chahute la tradition. Le concept est celui d’un bar à tapas du Sud-Ouest, soit une belle façon de réconcilier terroir et modernité. L’endroit comprend une trentaine de places qui donnent toutes sur une cuisine ouverte où l’on peut voir en permanence la jeune Landaise, coiffée de sa toque, officier en totale harmonie avec son équipe. Là, ensemble, ils font virevolter les ingrédients,  » alchimisent  » les sauces et élaborent des goûts nouveaux au vu et au su de tous.

Ce laboratoire en prise directe sur la salle se présente comme une scène où les cuisiniers se produisent en toute transparence. Ce sont eux les vedettes. Tout dans l’agencement du lieu sert cette idée. La lumière, par exemple, a été savamment étudiée : celle de la salle est tamisée alors qu’une rangée de spots diffuse un éclairage puissant sur la cuisine. A noter aussi : la salle affiche des contours cosy aux tonalités chaudes tandis que la cuisine distille une atmosphère high-tech où le métal, le vert fluo et l’inox claquent.

Atypique, le Salon d’Hélène l’est aussi par son principe de table d’hôtes, plutôt rarissime à Paris. Côté carte, Hélène Darroze a repoussé les frontières géographiques de sa cuisine en élargissant son sud-ouest au nord de l’Espagne où les tapas se grignotent jusqu’au bout de la nuit. Les différentes assiettes en témoignent : le chorizo est réduit en poudre et mêlé à l’agneau de Chouria. Mais il y a aussi les  » cogollos  » û des c£urs de laitue enroulés de jambon Serrano et poêlés au vinaigre de Xérès û qui accompagnent le turbot ou les pimientos del piquillo de Lodossa qui se marient parfaitement avec les haricots tarbais. Sans oublier, stars de la carte, les fameux  » pinchos  » û des pains légèrement dorés û couronnés de trois foies gras et aigre-doux de baies rouges.

Le convive a le choix entre plusieurs registres de tapas :  » garde-manger  » (ceviche de saumon sauvage, mangue et avocat ; huîtres Gillardeau en gelée de granny smith, crème glacée au foie gras de canard),  » poissonnier  » (lotte grillée, aubergines et courgette ; crustacés et coquillages),  » grillardin  » (cuisses de lapin confites ; selle d’agneau de lait ; timbale de ris de veau), ou  » pâtissier  » (baba imbibé d’armagnac, crème montée parfumée de vanille et de fruits rouges ; pain perdu aux pralines servi avec des pommes ; fraise des bois en mille-feuille avec crème légère en infusion de pétales de rose). Le tout pour une version miniaturisée des plats s’affirmant comme une façon plus ludique, moins solennelle et moins onéreuse aussi d’approcher la cuisine de la talentueuse Hélène Darroze qui n’a de cesse de valoriser les produits de son terroir, tout en restant attentive à l’air du temps.

Tables parisiennes

Hélène Darroze n’est pas la seule à Paris à jouer la carte de la  » live cooking « . Nombreux sont désormais les chefs qui optent pour cet esprit de transparence. Parmi eux, Joël Robuchon et L’Atelier, le dernier en date de ses restaurants, dont l’audace a fait couler beaucoup d’encre ( lire aussi Weekend Le Vif/L’Express du 19 septembre 2003). Loin de cultiver les nappes amidonnées, les repas interminables et le service rigide, celui qui a été nommé  » cuisinier du siècle  » par Gault & Millau s’est mis en tête de cuisiner avec son temps. Une trentaine de mini-plats en dégustation û la déferlante tapas est également passée par là û, quelques plats principaux et beaucoup de produits  » bruts  » d’excellente qualité. A ne pas rater : ces petites merveilles comme l’£uf cocotte aux morilles ou le tourteau en rouelles d’avocat aux pommes. La scénographie, elle, est directement inspirée des restaurants  » teppanyaki « , au Japon, dans lesquels les cuisiniers travaillent en  » live  » devant vous. Ici, les chefs û ils sont trois à £uvrer, Philippe Braun, Eric Lecerf et Eric Bouchenoire û officient au centre de la salle cernés par des convives perchés sur de hauts tabourets. Le plat prend forme sous l’£il du gourmet qui pénètre ainsi les secrètes métamorphoses culinaires. Le cadre décline des harmonies de rouges et de noirs, des assiettes aux serviettes. Une réussite signée par l’architecte d’intérieur Pierre-Yves Rochon. Deux comptoirs de vingt-quatre places se répartissent un endroit dans lequel les ingrédients eux-mêmes sont une fonction décorative : jambons espagnols, bocaux de fruits sur étagères sombres, assortiment d’épices, vasques en verre remplies de glace où s’empilent des montagnes de langoustines et paniers d’£ufs. La cohérence du lieu se perpétue jusque dans la tenue û exclusivement noire û des serveurs.

Autre table à s’inscrire dans cette mouvance : Ze Kitchen Galerie. Conçu par le chef William Ledeuil, ce restaurant s’affiche comme l’un des plus en vue de Paris. Croisement entre restaurant chic, loft et galerie d’art, il a réussi à imposer une cuisine décomplexée et sans façon. Cette enseigne claire et sereine ne se contente pas de sortir du rang en exposant des peintres contemporains û Jacques Bosser, Thibaut de Réimpré, Daniel Humair, Tony Soulié û, elle pousse la démarche de nouveauté jusque dans l’assiette.

Ledeuil sait jouer des attitudes du moment pour réinterpréter subtilement la tradition culinaire française. Le maître mot est ici  » épices « . Ce sont elles qui commandent aux mets pour une cuisine fusion inspirée d’Asie et d’ailleurs. Cardamome, kachaï, feuille de lime, tamarin, gingembre, curcuma, basilic thaï, combawa… Des saveurs qui à la fois décorent et révèlent. Mais de son appartenance au Berry et à la Mayenne, Ledeuil a gardé une loyauté envers un certain savoir-faire français. Il se plaît à maintenir les structures classiques de la cuisine hexagonale afin que les goûts se juxtaposent, bouchée après bouchée, comme autant de jets de couleurs sur une toile. La crème et le beurre sont les grands absents des mets concoctés à Ze Kitchen Galerie ; la fluidité du style maison s’en accommodant mal. On est plutôt du côté de la marinade que de la sauce, de l’émulsion et du jus que du liant. La cuisson, quant à elle, lorgne du côté de la plancha qui saisit sans carboniser et chauffe sans graisser.

Ledeuil pratique un art personnel qui s’affranchit des poncifs de la cuisine. Il ose le dépouillement là où beaucoup jouent la surenchère. Son thon en est la meilleure preuve : il est servi cru, simplement mariné avec un condiment de tomate gingembre, bordé d’une salade de pourpier. Pour  » coller  » parfaitement à ce propos de clarté et d’honnêteté, le chef se devait d’intégrer une cuisine ouverte sur la salle. Celle-ci, séparée de la salle par une élégante fenêtre aux contours de bois, offre un intéressant point de vue sur les matières et les techniques à la base de ces alchimies métissées. Pour le convive, c’est une opportunité unique de voir le travail du chef sur les ingrédients et l’élaboration progressive des mets.

Un mouvement généralisé

Pour Hervé, directeur de création dans une agence de publicité et gastronome averti, l’engouement pour les cuisines ouvertes témoigne d’une  » nouvelle approche de la nourriture « .  » Depuis l’arrivée de chefs comme Jamie Oliver en Grande-Bretagne, le profil du cuisinier est en train de changer, explique- t-il. Il n’est plus ce tâcheron de l’ombre affichant un teint pâlichon mais bien un artisan dont le savoir-faire est valorisé au maximum. Notre époque a élevé la gastronomie au rang d’art de vivre, à ce titre tous ceux qui participent à son développement se voient reconnus . »

Au resto, aujourd’hui, il ne suffit plus de se délecter du menu : tout ce qui gravite autour des mets doit aussi convaincre. Manger n’est plus une simple question de satiété, il s’agit d’une attitude qui sacre par la bande une appartenance sociologique. On va aussi au restaurant pour une atmosphère, un décor et un contact avec ceux qui £uvrent derrière les fourneaux.  » Que les chefs travaillent devant tous est un signe des temps, analyse Julia Sammut, fille du célèbre chef Reine Sammut et l’une des coordonnatrices du Fooding, ce mouvement qui contribue à sortir la gastronomie des sentiers battus. C’est le signe que les gens sont avides de voir comment on prépare à manger. Il ne s’agit plus de recevoir un plat tout fait sur son assiette et de simplement le mastiquer. Cette nouvelle transparence témoigne de l’intérêt croissant pour la nourriture. Il est à mettre sur le même pied que le succès énorme des cours de cuisine donnés par les grands chefs. Les gens veulent passer de l’autre côté du miroir.  »

Pour Stéphane, restaurateur à Paris, les cuisines ouvertes sont la preuve d’un lien rompu entre le client et le restaurateur.  » Les différentes crises alimentaires ont introduit le doute dans l’esprit du consommateur, commente-t-il. Il ne fait plus confiance à personne. Il veut donc en voir un maximum pour que sa confiance soit restaurée. Les cuisines ouvertes sont là pour tenter de rétablir le dialogue. Personnellement, je trouve cela dommage. Cuisiner n’est pas spectaculaire, cela n’a donc aucun sens d’en faire un spectacle. Je préfère monter en salle et expliquer aux clients l’histoire des produits que j’ai choisis. Je veux un contact vrai avec eux et pas les divertir. Cette obligation de transparence me fait trop penser au règne d’un certain hygiénisme comme on peut le voir à l’£uvre aux Etats-Unis. Là-bas, il n’est pas question de couper la moindre salade loin des yeux du consommateur. Je trouve ça insultant pour mon métier.  »

Dans la sphère privée, l’idée de cuisine ouverte,  » à l’américaine « , progresse aussi… Les fabricants sont unanimes : de la marque italienne Arc Linea à la firme allemande Bulthaup, tous sont d’accord pour affirmer que  » la cuisine est devenue le dernier salon où l’on cause et où les invités sirotent l’apéritif pendant que leurs hôtes mitonnent le dîner.  » Mieux, aujourd’hui, designers et architectes d’intérieur n’hésitent plus à casser les murs et à planter l’évier au milieu de la pièce. Ils regroupent ainsi les éléments du  » bloc opératoire  » au centre de la cuisine : plans de lavage et de cuisson, table-bar et rangements. Derrière cet  » îlot « , l’officiant peut jouer les stars à la façon des restaurateurs hype.

A Bruxelles aussi

A Bruxelles, la cuisson  » live  » a sa pionnière : Véronique Toefaert. Cette experte en vins rares et de collection a imaginé, il a quelques années déjà, l’un des restaurants les plus déconcertants de la capitale belge. Son Voyage à travers les sens était niché dans une ancienne chocolaterie de la rue du Prince Royal. Les initiés y accédaient par un monte-charge centenaire les déposant à l’entrée d’un espace hybride, à la fois loft et restaurant. A table, pas d’initiatives personnelles, on se laissait mener par le bout des papilles autour d’un menu unique élaboré selon l’inspiration du moment. Autre particularité : le chef travaillait devant les convives, n’hésitant pas à commenter les opérations ou à raconter l’histoire d’un produit. Quoique irréprochable gastronomiquement parlant, Voyage a souffert de sa situation pour le moins discrète, connue des seuls passionnés de la chose gourmande.

Véronique Toefaert revient aujourd’hui avec un autre concept enthousiasmant. Tout récent et situé à deux pas de la Grand-Place, Comme il vous plaira devrait rapidement s’imposer comme un haut lieu de la  » live cooking « . La jeune femme s’y est associée avec Lionel Bourguet, un comédien devenu chef autodidacte. Fasciné par une expérience au célèbre restaurant japonais Nobu à New York, Lionel partage avec Véronique cette idée  » de trouver dommage que la plupart du temps les convives ne soient en contact avec le plat que sous forme de produit fini « .  » Je crois que c’est une sensibilité qui est propre à tous ceux qui ne sont pas vraiment issus du monde de la restauration, note Véronique Toefaert. Il faut avoir sur la cuisine un regard de hors-venu pour continuer à s’émerveiller devant les transformations des aliments. C’est ce travail que nous voulons faire découvrir aux gens qui viennent manger chez nous.  »

Pour cela, les deux associés ont choisi un ancien atelier d’orfèvrerie assez exigu. Le cadre est à la fois sobre, intime et contemporain. A l’intérieur, deux univers se partagent 16 couverts : la cuisine bar où l’on peut se restaurer au comptoir et l’alcôve couleur rose shocking  » pour une expérience plus cosy. Aux murs, une belle collection de tableaux signés de la main du dessinateur et peintre français Hippolyte Romain û entre autres un portrait du réalisateur Jean-Jacques Beineix û parsèment l’endroit de notes de couleurs fraîches. De l’aveu des protagonistes, la cuisine se veut  » contemporaine et davantage attachée à la légèreté qu’à la performance et l’efficacité « . Le tout pour une approche inspirée par les produits du marché et l’humeur du jour.

Autre adresse bruxelloise où l’on cuisine en toute transparence : Easy Tempo. Ce nouveau resto italien installé dans une ancienne boulangerie de la rue Haute est le tout bon plan du moment. Aménagé avec goût, l’espace est joliment émaillé de touches  » design « . Des lampes suédoises des années 1950 ajoutent une note finement branchée à l’esprit vieux commerce de bouche du lieu. La carte est courte et maîtrisée : assiettes d’antipasti, pizzas inspirées et plats de pâtes qui ne déçoivent pas. Dans un total esprit de transparence, la cuisine longe la première salle en donnant une vue imprenable sur le pizzaïolo qui turbine à un train d’enfer.

Dernier haut lieu du phénomène, Inada. Inada, c’est aussi le prénom du patron, un chef japonais qui a tout compris à la cuisine française. Véritable homme-orchestre de la restauration, il faut le voir £uvrer seul derrière la grande vitre qui le sépare de la salle. Il coupe, tranche, rôtit, farcit, saisit… Le leitmotiv de cette chorégraphie gourmande ?  » Fait maison « . Inada Saburo ne sous-traite que le strict minimum. Le cadre du restaurant vient d’être revu de manière plus contemporaine. De grands murs de couleurs dessinent aujourd’hui un antre parfait pour une dégustation inédite.

Michel Verlinden

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