Design et mode l’autre crossover
Depuis longtemps, les stylistes se sont investis dans la déco. C’est désormais aux designers de revisiter la mode. Une tendance qui oscille entre inspiration et marketing.
Il en est de la mode et du design comme de tout. Chaque chose a son contraire, chaque impulsion donnée au grand balancier des tendances est inexorablement suivie d’un mouvement inverse. Ainsi, les créateurs de mode ont sans doute été les premiers à quitter leur pré carré pour investir d’autres domaines. Parmi ceux-ci, la déco et le design, peut-être parce qu’ils s’adressent au même public, ont incontestablement eu d’emblée leur préférence. Dès les années 1920, Hermès dessinait des cadres photos, des coussins et des sous-main. Aujourd’hui, la ligne » art de vivre » développée par le prestigieux sellier compte plus de mille références, dont les fameux » meubles nomades « . Emilio Pucci, génial précurseur arrivé à la mode un peu par hasard, a aussi été parmi les premiers à explorer le design, de la porcelaine Rosenthal aux canapés imaginés pour l’éditeur Cappellini, en 2001 et 2002.
Depuis les années 1990, on assiste à l’expansion tentaculaire de la mode. C’est l’époque des tapis griffés Jean-Charles de Castelbajac pour Ligne Roset, des verres Christian Lacroix, des tissus d’ameublement signés Kenzo, sans oublier les collections » maison » que les stylistes se plaisent à lancer les unes après les autres, de Ralph Lauren à Armani. La griffe » Casa » du couturier italien, lancée en 2000, comprend du textile, de la déco et des meubles. En avril 2006, elle s’est adjoint un concept de cuisine, présenté à Milan. La même année, Bottega Veneta mettait ses meubles sur le marché. Et le salon Futur Intérieur, qui se tenait à Paris fin février dernier, a accueilli les premiers objets design de Celine.
Mais pour nombre de stylistes, la conquête du design ne se limite pas à décliner les couleurs et les motifs de leurs vêtements à de la vaisselle ou à des plaids. Ou encore à proposer de petits objets de déco hype mais néanmoins plus abordables que leurs vêtements, comme les fashion Monsters dessinés par Christian Lacroix ou la poupée blanche » customisable » imaginée par Paco Rabanne pour la collection Vip for Kids d’Habitat.
La démarche d’Hussein Chalayan ou, chez nous, d’Ann Demeulemeester, va plus loin : il s’agit pour les deux créateurs d’appliquer à la lettre le principe des vases communicants entre mode et design. Tandis que la Belge a créé une table, le britannico-chypriote ose la confusion des genres en proposant, en 1999, une table basse télescopique dont les anneaux emboîtés les uns dans les autres se déploient pour former une jupe, ou des housses de chaises transformables en robes. Et Davidelfin, label espagnol parmi les plus prometteurs, pourrait bien avoir repris ce flambeau. En février dernier, lors de la Pasarela Cibeles, le principal défilé madrilène, on a vu Bimba Bosé, mannequin fétiche de la maison, dans un étonnant habit-chaise.
Mouvement inverse
Alors que la mode s’est engagée dans un flirt de plus en plus poussé avec les designers, c’est aujourd’hui au tour des designers de partir à la conquête de la mode. De grands noms leur font d’ailleurs les yeux doux, comme le montrent quelques tout récents projets. La collection printemps-été 2007 d’Adidas Originals, par exemple, comprend une ligne dessinée par un des créatifs de Porsche. Et, comme il fallait s’y attendre, Puma, frère ennemi de la marque aux trois bandes, n’a pas attendu pour attraper le train de la tendance. Après les baskets, Philippe Starck lance ce printemps des sous-vêtements pour Puma. Avant eux, Marc Newson, designer de l’année 2006 à Miami Design, avait déjà mis au point la Nike Zvezdochka, suivie de différents modèles pour le jeanner G-Star. Il faut dire que l’Australien, un des artistes les plus prolifiques de sa génération, a à peu près tout dessiné, depuis l’intérieur d’un Boeing à celui d’une voiture, aux bagages en passant par des magnums en édition limitée pour Dom Pérignon, des montres ou des téléphones portables.
En juillet prochain, Lacoste devrait aussi dévoiler le nom du prochain designer qui donnera un coup de jeune à son classique polo 12-12. La marque au crocodile renouvelle en effet l’opération menée avec le grand Tom Dixon, qui vient de présenter un tee-shirt remasterisé et vendu sous vide, dans un package gris métal. Pour William Hartmann, coordinateur du service marketing international de Lacoste, le choix de la collaboration avec Dixon se justifie doublement : » Ce designer de renom international n’avait encore jamais travaillé sur des vêtements. Son nom est donc venu tout naturellement quand le projet est né. En outre, les créatifs qui opèrent en dehors de l’industrie de la mode apportent de nouvelles approches, de nouvelles façons d’appréhender notre traditionnel polo. »
Échange de bons procédés
Un regard neuf, que les designers revendiquent. » En ce moment, je fais des chaussures pour Camper, précise le designer Jaime Hayon (lire aussi pages 14 à 17). Je ne connais rien à ce monde-là. Et c’est ça qui est super : j’arrive vierge, je propose forcément quelque chose de différent. »
Au rythme effréné de (minimum) deux collections par an, on comprend que la mode apprécie un apport de sang neuf. » Pour un créateur ou une griffe, il est toujours intéressant d’avoir un point de vue extérieur, que le designer peut amener, confirme Véronique Heene, coordinatrice de Modo Bruxellæ, l’ASBL qui promeut la mode bruxelloise. Je pense notamment au sac dessiné par Charles Kaisin pour Delvaux, dans l’idée de sa chaise » accordéon « . »
Un point de vue que partage Olivier Gilson, directeur artistique de Designed in Brussels, label qui a pour mission de faire connaître nos designers. Selon lui, tout décloisonnement entre deux univers est enrichissant. Mais il ne faudrait pas être dupe pour autant : » On assiste ces dernières années à une véritable starification des designers, constate-t-il. Pour une marque, associer quelqu’un comme Starck ou Dixon à une collection de mode est aussi une stratégie marketing comme une autre. » Des noms qui vendent d’autres noms : les designers-stars qui débarquent dans la mode, c’est aussi cela. » Si on veut voir les choses de manière cynique, précise Véronique Heene, on dira que ce genre de collaboration permet à la marque de mode de vendre plus et au designer d’écouler en grand nombre ces petits objets pas trop chers, que les gens peuvent s’offrir et qui, vendus à très grande échelle, font vivre le designer. »
Liés depuis toujours
Si la spirale des crossovers entre mode et design semble aujourd’hui s’emballer, il ne faudrait pas oublier que des ponts ont toujours relié les deux secteurs. Certains designers minimalistes de l’école du Bauhaus, au milieu du xxe siècle, ou l’architecte Le Corbusier, ont été influencés par le travail de couturiers tels que Coco Chanel. Quant à Paco Rabanne, il entame des études d’architecture aux Beaux-Arts, à Paris, avant de travailler pour Courrèges, Cardin, Balenciaga ou Givenchy. Et, en 1966, sa » présentation de 12 robes expérimentales, improbables, en matériaux contemporains, aluminium et plastique » tient autant du défilé que de l’expo design. Plus proches de nous, Pili Collado a été formée en architecture avant de lancer, une fois sortie de La Cambre, une ligne de vêtements puis d’opter pour la création de bijoux, avec Les Précieuses. Edouard Vermeulen, lui aussi, a suivi un cursus d’architecture d’intérieur avant de diriger la maison Natan.
Les écoles de mode elles-mêmes créent des ponts entre les sections. C’est le cas à La Cambre, où les étudiants doivent effectuer un stage dans un autre cursus que le leur. Une manière, aussi, de rapprocher mode et design. Et aujourd’hui, les défilés de grands noms du prêt-à-porter sont de plus en plus souvent scénographiés par des designers. Ferruccio Laviani, pour ne citer que lui, compte ainsi parmi ses clients Swarovski ou Domenico Dolce et Stefano Gabbana, dont il dessine aussi certaines boutiques. Des outils de travail comme l’ordinateur et la haute technologie sont également indispensables dans les deux domaines et plusieurs matériaux, parmi lesquels le vinyle, le plastique, le Kevlar ou le Lurex ont autant leur place dans les showrooms que sur les podiums. On note jusqu’à un vocabulaire commun à la mode et au design : en février dernier, les catwalks new-yorkais ont mis en évidence une élégance » géométrique » dans les collections printemps-été 2008, qui déclinent des lignes affûtées, des volumes rectangulaires, des jupes tuyautées, des tee-shirts asymétriques…
Des démarches opposées
» La recherche sur les matières, les attitudes, le travail sur le volume, les structures peut aussi se retrouver dans le design comme dans la mode, ajoute encore Véronique Heene. Et le patron est au vêtement ce que le plan est à l’objet : quelques millimètres d’écart, et c’est la robe qui tombe mal ou le fauteuil qui ne ressemble à rien. » Mais les comparaisons et les points communs s’arrêtent là : » Si le créateur de vêtements peut à la limite tout réaliser seul dans son atelier, le designer n’est rien sans son éditeur, qui va décider de faire réaliser son objet à grande échelle. D’où l’idée d’une certaine pérennité de l’objet, qu’on ne retrouve pas dans la mode, liée aux saisons « .
Reste que design et mode s’adressent au même type de public et évoluent dans un même univers. Et que les ponts entre les deux s’empruntent dans les deux sens. Ainsi en est-il du projet très conceptuel d’A-Poc (A Piece of Cloth), dévoilé en avril dernier au Salon du meuble de Milan. Ce collectif, fondé en 1998 par les créateurs Issey Miyake et Dai Fujiwara, a habillé la Ripple Chair dessinée par Ron Arad pour Moroso. Un petit » gilet pour siège » en maille tubulaire, également décliné dans la collection du couturier. Une voie étroite s’est ainsi ouverte entre mode et design. Si l’engouement du public se confirme, elle pourrait bien s’élargir au fil du calendrier des défilés. Et si le marketing suit, devenir une autoroute de la création.
Delphine Kindermans
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