Depuis dix ans, l’Américain Douglas Kennedy aligne les romans palpitants et grinçants. Dans  » Les Charmes discrets de la vie conjugale « , sa dernière épopée aux accents bovaryens, il dézingue le puritanisme qui ronge son pays et taille un costard au couple petit-bourgeois. Jubilatoire d’un bout à l’autre, comme toujours. Rencontre en haut lieu avec un orfèvre des sentiments qui a la tête dans les étoiles mais les pieds bien sur terre.

Un petit aveu pour commencer : cela faisait un bail que l’on rêvait de rencontrer Douglas Kennedy. Las de nous entendre l’implorer depuis toutes ces années, le destin a fini par nous accorder cette faveur. L’entrevue tant attendue a eu lieu en mars dernier à Paris – où il réside une semaine par mois -, très exactement au premier étage du mythique Café de Flore, QG ultraselect de l’édition parisienne et épicentre du glorieux Saint-Germain-des-Prés. L’intérêt de la décoration ne réside pas ici dans le choix de la tapisserie, mais bien dans la cote médiatique des gens qui prennent la pose sur les banquettes de cuir rouge et beige. En attendant l’écrivain américain, on a ainsi vu défiler Fabrice Luchini, Vincent Lindon et Pascal Grégory. Pour un peu, on se serait cru en plein milieu d’un tournage d’une comédie de Danièle Thompson…

Une rêverie interrompue par l’arrivée d’un homme au regard malicieux. Petit frisson sur l’échine. C’est lui. Même coupe de cheveux en brosse et surtout mêmes joues indolentes à la Droopy que sur les portraits qui ornent les quatrièmes de couverture de ses livres. Après sept romans, cette bouille espiègle nous est devenue familière… Sans chichis, l’auteur de l’époustouflant  » L’homme qui voulait vivre sa vie  » (Belfond) se glisse sur le siège moelleux avant de prendre de nos nouvelles, comme si on était de vieux potes qui s’étaient quittés la veille. Même s’il a rompu physiquement les ponts depuis belle lurette avec les Etats-Unis – il vit aujourd’hui à Londres avec femme et enfants -, Douglas Kennedy a conservé la décontraction qui prévaut dans les rapports humains outre-Atlantique.

Son pays natal reste d’ailleurs sa marotte romanesque. Roman après roman, il déboulonne cette société à la dérive, épinglant ici son obsession maladive du bonheur formaté, là son inquiétant virage néochrétien. Mais tout ça sans oublier de nous divertir magistralement. Car Douglas Kennedy appartient à cette  » race  » d’écrivains capables de nous scotcher au récit, sur lesquels flottent d’ailleurs souvent un parfum de thriller, tout en nous inoculant une réflexion profonde sur le monde comme il va, et surtout comme il ne va pas. De subtils ingrédients qui donnent tout son sel à son dernier opus,  » Les Charmes discrets de la vie conjugale  » (Belfond), best-seller comme ses précédents ouvrages. Avec sa virtuosité habituelle, il y relate le destin tragique d’une Emma Bovary moderne, des années 1960 à l’après-11 septembre. Un grand moment de bonheur littéraire salué unanimement par la critique internationale, sauf… aux Etats-Unis où le romancier n’a plus d’éditeur depuis qu’il a porté sa plume dans la plaie du maccarthysme dans le plus introspectif et le plus émouvant de ses romans :  » La Poursuite du bonheur « .

Mais revenons à l’homme vêtu ce jour-là de chaussures noires, d’un jean noir, d’un veston en velours noir et d’une chemise… grise. Pas un pli d’arrogance dans son attitude donc. Au contraire, il se prête au jeu des questions-réponses avec plaisir comme un enfant amusé de l’intérêt qu’il suscite. Au cours de l’échange (en français…), il n’hésitera d’ailleurs pas à nous entrouvrir la porte de ses arrière-cuisines lorsqu’il sortira de sa poche un carnet de notes Moleskine, nous laissant nous délecter des mots encore tout chauds qui courent sur le papier. L’avant-dernier chapitre de son prochain roman, nous confie-t-il le plus simplement du monde comme s’il parlait d’un ticket de caisse du supermarché. Nouvelle vague de frissons…

Weekend Le Vif/L’Express : Comment allez-vous ?

Douglas Kennedy : Bien. Je suis juste un peu fatigué. Je termine le premier brouillon de mon nouveau roman et je me suis levé très tôt ce matin pour écrire. L’air de rien, être écrivain, c’est du boulot ! (Rires.)

Vous venez de publier une nouvelle dans le très fashion  » Vogue Homme « . Par attrait pour l’univers de la mode ?

J’ai écrit cette nouvelle parce qu’on me l’a demandé et que le prix était correct, c’est tout. Cela dit, la mode est partout. Et ce n’est pas nouveau. Regardez Flaubert. Dans  » Madame Bovary « , un de mes romans préférés, Emma fait tout le temps du shopping. Dans le monde occidental, les grandes marques sont partout. Le lèche-vitrine est la plus grande activité culturelle de nos jours. J’habite à Paris dans le quartier Saint-Germain. Il y a quarante ans, c’était le quartier écolo. Aujourd’hui, toutes les griffes de luxe y ont leur boutique. Si on prétend être un écrivain moderne, on doit aimer la mode. Les vêtements en disent long sur celui qui les porte. Ils transmettent une émotion, révèle votre audace… ou votre manque d’audace.

Qu’est-ce qui est plus important à vos yeux : le récit ou les idées ?

Pour moi, ce qui compte, c’est d’abord le récit. Ce qui n’empêche pas que, sous le vernis, il peut y avoir une critique de la société, un point de vue plus politique. Mais le récit est roi. Si on veut critiquer la société, mieux vaut écrire des essais. Avec  » Madame Bovary « , Flaubert a critiqué la société de l’époque, mais sa préoccupation première était le destin d’Emma Bovary. Si je commence à écrire en me disant je vais dresser le portrait du malaise américain, c’est sûr que le roman sera un désastre. Par contre, si je me dis que je raconte la vie d’une femme dans les années 1960 qui choisit, contre l’avis de ses parents progressistes, d’épouser un médecin bien comme il faut, je tiens un bon début.

Vous avez vendu plus d’un million de livres en une décennie. Tout le monde vous encense. Vous considérez-vous comme un auteur trendy ?

J’ai goûté au succès il y a dix ans alors que j’approchais de la quarantaine. J’étais donc déjà en âge de prendre un peu de recul. Je sais combien le succès est un vernis fragile dont il faut se méfier. Ce qui ne m’empêche pas d’aimer le succès. Mais il y a une grande différence entre le succès et la célébrité, qui est beaucoup plus envahissante. J’apprécie le succès lors de la sortie d’un livre par exemple. J’essaie alors d’être disponible. Parce que je trouve normal d’être reconnaissant. Mais après ça, je disparais. Sans peine. Car si on est romancier, on aime la solitude. Ecrire, c’est accepter d’être seul la plupart du temps. Donc trendy, non. Il y a des auteurs trendy (il forme avec ses lèvres le mot  » Beig-be-der « ), mais ce n’est pas mon truc.

Vous changez souvent de genre. A quoi ressemblera votre prochain roman ?

Ce sera un polar, très différent des  » Charmes discrets « . On doit éprouver une passion pour chaque roman. Ce qui implique de se renouveler, de se mettre constamment en danger. Je viens d’écrire trois histoires de femmes. J’ai eu envie cette fois-ci de changer de voix. Je peux déjà vous dire que ce sera un vrai cauchemar, dans l’esprit de  » Cul-de-sac « , mon premier livre. L’action va se dérouler à Paris, mais pas un Paris de carte postale. Je situe l’action dans le Xe arrondissement, où l’on trouve le canal Saint-Martin qui est très bobo, mais aussi la rue du Paradis, qui est un coin très chaud et très sinistre. J’avais d’abord pensé à Barbès. Mais c’est devenu tellement cliché maintenant… Le narrateur sera américain. Il vit à Paris à cause de problèmes personnels aux Etats-Unis. Il atterrit par hasard dans le Xe. Et va avoir affaire à une femme dangereuse qui habite, elle, dans le Ve… Ce qui explique d’ailleurs le choix du titre anglais :  » The Woman in the Fifth « . Soit  » La Femme dans le Ve « , bien que le titre changera sans doute en français.

N’est-ce pas angoissant de chaque fois tout reprendre à zéro ?

Si on est écrivain, on vit en permanence dans l’angoisse. On se lève avec l’angoisse au ventre. Les écrivains qui disent le contraire sont des menteurs. L’écriture n’a rien d’une évidence. Ce matin, je me suis levé à 5 h 45. Et à 6 h 15, je me suis assis à mon bureau après avoir avalé plusieurs cafés. Je me disais :  » Oh merde, pourquoi m’infliger ça ?  » Et puis je me suis dit :  » Bon, arrête de geindre maintenant, tu commences « . Et j’ai commencé. C’est comme ça tous les matins. On doit faire preuve de persévérance pour continuer jour après jour. Si on n’éprouve pas la peur, on ne va rien écrire de bon. Ce sentiment fait partie du processus de création.

Vous aimez vous glisser dans la peau des femmes. Pourquoi vous inspirent-elles davantage ?

Je ne cache pas une petite poche d’£strogènes sous le bras (il éclate de rire)… La position des femmes dans la société moderne m’intéresse. J’ai grandi dans une famille très traditionnelle. Ma mère aurait fait une carrière mais elle est devenue femme au foyer. Par convention. Je trouve ça horrible. C’est la même chose pour la maternité. Dans la presse, on la présente toujours sous un jour radieux, on parle tout le temps de grossesse parfaite, ou de l’idée que la vie n’est réussie que si on a un enfant, etc. Franchement, le plus souvent, une grossesse est un moment difficile, quand ce n’est pas carrément un cauchemar. Sans compter que quand l’enfant arrive, le plus dur reste à venir… C’était le thème sous-jacent d' » Une relation dangereuse « , pour lequel j’ai reçu beaucoup de courrier de femmes qui se reconnaissaient dans le personnage principal.

Les hommes, par contre, ont rarement le beau rôle…

C’est vrai que dans mes romans, les hommes sont souvent plus faibles. Mais d’après mon expérience, c’est la même chose dans la réalité (nouveau fou rire).

Mais le plus à plaindre est sans doute votre pays d’origine. Vous ne l’épargnez guère…

J’étais ado en 1968 et j’ai grandi pendant la guerre du Vietnam. Les idées progressistes étaient très présentes à l’époque. Elles laissaient entrevoir un avenir meilleur. Mais l’Amérique a complètement changé de visage depuis. Elle est devenue très conservatrice, très croyante et ultrapolitiquement correcte. Je m’attelle à travers mes histoires à pointer l’hypocrisie et les effets néfastes de cette Amérique donneuse de leçon qui se veut propre, généreuse et pieuse mais qui oublie de s’occuper de la misère humaine.

Une position critique qui vous a privé d’éditeur aux Etats-Unis…

Ce n’est pas seulement mes positions qui m’ont valu d’être mis à l’index. C’est aussi parce que j’ai reçu beaucoup d’argent pour  » L’homme qui voulait vivre sa vie  » et  » Les Désarrois de Ned Allen  » (NDLR : deux fois un million de dollars, soit 831 000 euros… ) et que les ventes n’ont pas atteint le niveau escompté. Or, aux Etats-Unis, le succès commercial est toujours le but ultime, l’étalon de votre valeur. Cela dit, je suis convaincu que je retrouverai une maison d’édition là-bas prochainement.

Le fait d’avoir quitté le pays ne vous discrédite-t-il pas quand vous le critiquez ?

Je suis de près ce qui se passe aux Etats-Unis. Non seulement je lis le  » New York Times  » tous les jours mais je dévore aussi plusieurs magazines américains par mois. En outre, je continue de m’y rendre très souvent. Sans parler des infos que l’on trouve sur le Net.

Outre le virage conservateur des Etats-Unis, vous épinglez aussi régulièrement la quête du bonheur qui préoccupe tant vos concitoyens…

Le bonheur, c’est un conte de fées. Je me souviens d’une conversation avec ma fille ce week-end. Elle m’a demandé pourquoi il est impossible d’être content tout le temps. Je lui ai répondu que si on était content tout le temps, on ne pourrait pas profiter des moments de bonheur… Il y a quelques semaines, j’étais parti au Québec pour écrire et pour faire du ski de fond. Je me suis retrouvé par -15 °C, complètement seul. Pendant 2 ou 3 minutes, j’ai observé la neige, le silence. C’était un instant de bonheur. Mais pas le bonheur béat auquel on tente de nous faire croire.

Ecrire, est-ce une manière de régler ses comptes, avec son passé, avec les autres ?

C’est surtout pour ça qu’on devient écrivain (rires). Avec l’avantage qu’on contrôle tout ! Quand quelqu’un est impoli avec vous, la réplique idéale vous arrive toujours 15 minutes après l’incident. Quand on écrit, on peut corriger ça… Je règle mes comptes mais je refuse de tout noircir. Je laisse toujours une porte de sortie à mes personnages, mais avec le poids de l’expérience qu’ils ont vécue. Je suis un adepte des fins aigres-douces…

D’une manière générale, vous n’êtes pas très tendre avec la nature humaine…

Mais c’est la vie ! Un homme peut être marié à la plus belle femme du monde, avoir deux magnifiques enfants et habiter dans une maison de rêve, et puis un jour, tout plaquer pour une gamine d’une vingtaine d’années. Pourquoi ? Le plus souvent, il l’ignore lui-même. L’homme semble naturellement attiré par le tragique. Peut-être est-ce pour lui un moyen de tromper l’ennui…

Quel est votre plus grand péché ?

Les stylos. J’en ai 40. Et puis l’impatience aussi. Je ne supporte pas d’attendre.

Pourquoi les stylos ?

C’est mon instrument de travail. Et puis c’est mieux que la cocaïne.

Etes-vous matérialiste ?

Non. Je ne collectionne pas les grosses voitures. Je roule en Mini. Et je n’ai pas 25 costumes Armani dans ma penderie. J’ai par contre beaucoup de CD. Je suis amateur de musique classique et de jazz. Et bien sûr beaucoup de livres aussi. Je vis en fait comme un étudiant riche. Je prends le métro comme tout le monde. Je vais au lavoir automatique. Le succès m’assure surtout une grande liberté. Je vais notamment au cinéma quand je veux.

Où trouvez-vous l’inspiration ?

Un peu partout. Samedi soir, je suis allé écouter  » Hercules  » de Haendel à l’opéra. C’était soporifique. Et la représentation durait en plus près de 4 heures. Mais en même temps, le thème de la jalousie m’a intéressé. J’ai commencé à imaginer un univers, que j’utiliserai peut-être pour le prochain livre. On doit être sur le qui-vive tout le temps. Chaque vie est un roman. D’où l’importance pour un artiste d’avoir une vie quotidienne simple, de rester au contact de la réalité. J’aimais beaucoup Woody Allen jusqu’à ce qu’il devienne une célébrité et ne se déplace plus qu’en limousine. Son art en a pâti. On doit rester à l’écoute du monde. Avec les bons et les mauvais côtés. Cet après-midi, j’étais coincé dans un bouchon. Je pestais mais en même temps, je me suis dis :  » Pourquoi râler ? La vie est un bouchon perpétuel.  »

Propos recueillis par Laurent Raphaël – Photos : Johanna de Tessières

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