A 30 ans et des poussières d’étoiles, Gaspard Yurkievich n’a pas dit son dernier mot en matière de mode. La preuve via des collections qui en décousent avec les catégorisations hâtives du milieu. Portrait d’un créateur crédible et caustique sans être à cran.

Carnet d’adresses en page 147.

U ne vraie brise de longue durée sur la  » playa «  mode, c’est tout bon pour les narines de l’élégance. A travers ses créations simultanément fraîches, sexy et somptueusement pensées, Gaspard Yurkievich ne tient pas à ce qu’on le coince dans une allure ou un genre prédéfini.  » On a tendance à raccrocher mon travail aux années 1980. Et c’est terriblement réducteur. Mon inspiration, par rapport à cette période, n’a rien d’un outil de marketing lourdingue du genre le morceau  » Comme un ouragan  » revisité par le DJ Michel Gaubert durant le défilé Balenciaga, souligne-t-il. Il s’agit de souvenirs familiaux assez tumultueux ( NDLR : à cette époque, la s£ur aînée de Gaspard a 18 ans et développe une grosse révolte contre ses parents) auxquels j’ajoute des influences musicales pop et un côté  » glossy »qui me fascinaient. Je ne suis pas l’homme d’une seule référence : il m’en faut au moins deux pour élaborer une collection ( sourires). J’aime qu’il y ait des tensions, des contraires qui soudain s’accouplent, des évolutions inattendues dans un processus créatif.  » A ces étiquettes trop hâtivement collées, le créateur oppose d’ailleurs la phrase de Terry Burgess, journaliste au très pointu mensuel  » I.D.  »  » En évaluant ma collection primée au Festival de la mode d’Hyères, il y a six ans, elle parlait de  » Distressed vision of Beauty ». Je trouve qu’elle a parfaitement résumé ma vision de la femme et de la mode.  »

Mince comme un fil, les yeux charbon noir ( NDLR : cadet d’une famille de trois enfants, Gaspard est né à Paris de parents argentins profs d’université ayant fui la dictature de la junte militaire), le créateur a les idées claires et le verbe vibrant :  » Ce n’est pas mon genre de bosser dans la souffrance mais je sais que je dois m’adapter constamment, dans ce milieu où si l’on n’a pas assez de ressort, on finit vite sur les genoux.  » Pouvoir rebondir… voilà le leitmotiv de ce bout d’homme au grand talent.

 » Pour mon défilé printemps-été 2003 à l’Union centrale des Arts décoratifs, il a de nouveau fallu saisir la balle au bond. L’endroit, aussi superbe qu’imposant, révélait un très long espace à habiller. J’estime en effet que le cadre, le décor possèdent autant d’importance que le spectacle que l’on va y montrer. C’est seulement quand tout cela est mis en place que les vêtements prennent réellement leur sens et dégagent une émotion véritable. Idem avec le choix de la musique ; n’ayant pas le budget d’un LVMH ou d’un Gucci, j’hérite généralement de mannequins qui démarrent. J’ai donc besoin d’un tempo ultrarythmé, histoire de leur donner l’allant nécessaire afin de faire correctement leur boulot. Côté salle, on a tendu des toiles monochromes roses où se reflétaient les miroitements des boules disco. Ensuite, les filles gravissaient l’escalier, révélant progressivement tous les détails de leur tenue. Ah, on a dû mettre le turbo û une semaine avant le défilé, on n’avait pas encore de concept concernant l’atmosphère, la mise en scène…  »

Mission accomplie pour ce Monsieur Loyal de la mode dont les robes ou les ensembles s’inspiraient, par leurs (dé)coupes et leurs impressions, des années 1930.  » A mes yeux, une robe doit s’enfiler aussi aisément qu’un tee-shirt. Les tenues de l’ère Art déco étaient très belles mais si lourdes à porter ! Voilà pourquoi nous avons utilisé de la soie mêlée ou non de fils de Lurex et surtout du Tencel, une fibre reconnue pour sa douceur, sa souplesse et sa légèreté.  »

Si Gaspard Yurkievich use plus souvent du  » nous  » que du  » je  » lorsqu’il évoque son travail, ce n’est pas par déformation  » louis-quatorzienne  » : à la tête d’une petite PME éponyme depuis 1998, il connaît l’importance des bonnes collaborations û il appelle cela sa  » récré  » û, où l’on retrouve, au premier plan, son frère Damien et son compagnon Guido.  » On ne se lance pas seul dans cet univers-là. Tous ceux de ma génération qui se sont plantés avaient négligé cette valeur essentielle : l’équipe, la « famille » de mode. Quand l’un d’entre nous a les batteries à plat, les autres sont là pour lui redonner du punch.  »

De courses derrière les sponsors ( NDLR : les jeans Levi’s, les cosmétiques L’Oréal, les bijoux Van Cleef & Arpels, le chausseur Eram etc. se sont associés avec Gaspard ou le font encore) en calendriers de présentation improbables û  » j’arrive toujours après un mégashow type Louis Vuitton ou Dior  » û, certains en seraient devenus amers. Gaspard, lui, crépite de joie et conserve une lucidité renversante :  » En Belgique, il y a beaucoup de synergies entre les  » big names » comme Dries Van Noten, les écoles de mode, la presse du cru et les jeunes pousses. C’est une sacrée force. En France en revanche, la mode est partagée entre les trusts du luxe tels que LVMH et des micro-structures comme la mienne. Chez nous, la presse, la pub, les people et les acheteurs trouvent leur bonheur avec Dior, Vuitton, Hermès et tutti quanti où £uvrent des créateurs-stars qui peuvent s’appuyer sur des équipes géniales. Moi, je suis obligé de posséder d’autres sésames que ces dinosaures de la mode si je veux maintenir le cap. Au lieu de faire uniquement de l’image, je dois vendre ce que je présente sur podium. Je sais que nous demeurons assez confidentiels, aujourd’hui encore ; ce sont principalement les gens de la mode qui connaissent mon label. Il n’y a pas de flagship store à mon nom et nous ne sommes pas représentés dans chaque grande capitale. Mais qui sait ? Un jour, nous serons peut-être grand public ( sourire).  »

En attendant, la franchise et l’amabilité de Gaspard s’avèrent payantes : témoin l’actrice Elodie Bouchez qui a accepté, après avoir sympathisé avec le créateur, de poser sur le carton d’invitation à son défilé de cette saison.  » J’aime la façon décalée dont elle se comporte. A l’écran, elle interprète des rôles sérieux et même graves. Au quotidien, elle est décontractée, sans chichis, toujours de bonne humeur. Et c’est cette Elodie-là que j’ai choisi de mettre en exergue pour illustrer ma collection printemps-été 2003. Juste sur la photo, pas sur le podium. A chacune son métier.  »

Brillant phénomène de mode, Gaspard Yurkievich n’entend pas jouer les étoiles filantes. Mais il pense et avance vite. Un passage au Studio Berçot (Paris) de 1991 à 1993 puis des stages éclectiques û chez Gaultier, Mugler mais surtout Jean Colonna où il a énormément appris û, le mèneront vers une succession de récompenses. Premier prix au Festival d’Hyères en 1997, bourse de l’Andam û l’Association nationale des Arts de la Mode û l’année suivante, sélection de ses £uvres pour participer à diverses méga-expositions aux quatre coins du monde… Et puis, en octobre 2001, un rêve de gamin qui se réalise enfin : Gaspard, après de patientes négociations, obtient la permission de produire sa collection de l’été 2002 sur la mythique scène du Crazy Horse. Intitulé  » Venus Worldwide « , ce spectacle époustouflant où la lumière, plus que les vêtements, habillait/protégeait les mannequins, a rendu le public euphorique.  » Quelque part, le Crazy me sert de madeleine de Proust.  » Cette passion pour un des plus beaux shows érotiques de la planète est en fait liée à une robe qui, lancée par une danseuse en pleine(s) forme(s), avait atterri sur l’épaule de la s£ur aînée de Gaspard. Celle-ci, après avoir subrepticement glissé le vêtement en question dans son sac, rentra à la maison avec son trophée.  » A l’époque, je n’avais pas l’âge requis pour assister à ce genre de spectacle. Et soudain, grâce à cette robe, j’ai réalisé qu’un lieu aussi magique existait vraiment. Plus tard, j’ai couru voir le show et suis illico tombé sous le charme. C’est exactement cela que j’entends exprimer via mes défilés : un événement glamour, sophistiqué, sexy, puissamment artistique et doté d’une belle dose d’humour.  »

Gaspard Yurkievich aime son métier, c’est indéniable. Et ses projets sont autant de pierres blanches sur le chemin de sa carrière.  » J’adorerais travailler pour une autre marque, du moment qu’il ne me faille pas galvauder mon indépendance ni abandonner ma collection. Depuis que la mode est mode, il y a toujours eu des griffes qui s’étouffaient dans l’£uf et d’autres qui traversaient les époques sans ciller. Dans le système actuel cependant, on ne prend plus guère le temps d’examiner la situation avec un peu de recul. On prend un jeune talent, on le catapulte directeur artistique d’un grand nom, on l’adule à midi et le soir, on le jette. Et j’exagère à peine. Jamais je ne miserais tout sur le même cheval. Mais si j’ai l’opportunité de pouvoir me glisser dans l’histoire d’une maison de prestige afin d’amener son aura et ses racines à l’attention des gens de ma génération… je dis oui sans hésiter.  »

Cette franchise pimentée d’anticonformisme intelligent, Gaspard la distille dans chacun de ses actes :  » J’adore les contradictions, mélanger le romantisme et la provocation, collaborer avec des artistes issus de diverses disciplines tels que les Radi Designers ou la plasticienne Sylvie Fleury, forcer la mode à descendre de son piédestal sans qu’elle perde son glamour… Nous avons par exemple intitulé ma collection estivale  » We got the Glory » d’après un tee-shirt orné d’un slogan de la marque de motos Kawasaki.  » Un titre un brin arrogant pour une collection dédiée à l’éternel féminin. Bien vu, mon garçon.

Marianne Hublet n

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