Il affirme ne pas prêter attention aux tendances et a fait du costume gris la pièce iconique de ses collections. Sa démarche créative – conceptuelle, mais tissée dans l’ironie – l’a pourtant hissé au top du hype. Weekend a rencontré Thom Browne dans son antre de Big Apple.

Imaginez l’Amérique d’après-guerre, d’avant le rock’n’roll, les fast-foods et Internet. L’époque des vieux films noir et blanc, de Cary Grant… Tout un monde peuplé de gentlemen qui rendent visite au barbier chaque semaine et font confectionner leurs costumes chez le tailleur. Bienvenue dans l’univers du styliste américain Thom Browne, qui a dépoussiéré le costume gris de papa, pour l’élever au rang de nouveau culte du cool, en lieu et place du jeans et du tee-shirt, devenus, à ses yeux, synonymes  » d’establishment « . Ce lauréat du très convoité Prix 2006 du Council of Fashion Designers of America (CFDA) s’amuse à radicaliser les proportions de son désormais iconique  » costume gris « , qui semble avoir rétréci à la lessive. Les bas de pantalons s’arrêtent bien au-dessus des chevilles, dénudées en été, la veste est superétriquée, la chemise blanche Oxford étroite.

Strict et ironique, décalé mais traditionnel, le style Thom Browne se joue parfaitement des contradictions. Après une carrière d’acteur, ce self-made-man de 42 ans a été découvert par Ralph Lauren à New York, avant de lancer sa propre ligne de prêt-à-porter masculine en 2001. Sa boutique de Tribeca, entourée d’immeubles au cachet industriel, est copiée sur une ancienne banque, avec pour seul mobilier un vieux bureau de bois surmonté d’une lampe rétro. Quelques portants suffisent à présenter sa dernière collection, exposée de façon systématique par couleur : noir, gris, blanc, marine, caramel.

Thom Browne reçoit sa clientèle sur rendez-vous uniquement, pour des coupes sur mesure, sur fond de murs nus et sans musique de fond.  » J’aime le glouglou des radiateurs et le claquement des talons sur le parquet « , déclare le très ascétique styliste. Ce personnage proche de la caricature, qui a pris la mode par surprise en réinventant un  » classique  » anti- establishment, prend alors place dans un petit fauteuil bas  » bien raide, comme je les aime « , et se confie, en exclusivité, à Weekend.

Weekend Le Vif/L’Express : Quel est votre source d’inspiration ?

Thom Browne : L’univers que j’aime est très inspiré du style institutionnel des années 1950 dans l’Amérique profonde. Un monde simple où la société n’était pas obnubilée par les régimes et par l’obsession d’arrêter de fumer. C’était une époque où les gens étaient, je pense, plus vrais et plus honnêtes et où le respect des autres était une valeur très importante. Les gens éprouvaient moins ce besoin de se faire remarquer, ils étaient davantage terre-à-terre. Ils n’étaient pas submergés par l’information et préoccupés par la consommation de masse comme aujourd’hui. En somme, une époque très différente de la nôtre.

Vous dites que votre style est anti- establishment. Pourquoi ?

J’ai un point de vue bien spécifique sur la façon dont je voudrais qu’un homme s’habille. Pour moi, cela passe par l’idée d’un individu qui ne se préoccupe pas de la façon dont les autres agissent et pensent. C’est quelqu’un qui n’a pas l’air de trop réfléchir à ce qu’il fait, qui n’a pas peur de commettre une erreur, qui ne croit pas qu’il doive ressembler à tout le monde. J’imagine un homme qui ne pense pas à la mode, car j’estime qu’il y a quelque chose de très repoussant dans le comportement de quelqu’un qui fait trop attention à sa garde-robe.

Quel est votre définition de l’élégance ?

Pour moi, le sens du style et du goût est avant tout de savoir ce qui vous met à l’aise. Etre à l’aise avec ce que vous portez. Je ne veux pas que tout le monde adopte forcément mon style, car je me contredirais en imposant un style qui n’est pas individuel.

Vos créations sont-elles faciles à porter ?

Oui, car je les considère presque comme un uniforme. Elles sont dessinées d’une façon très simple et éternelle, à un tel point qu’elles peuvent donner l’impression que l’on porte la même chose tous les jours. Mais je pense qu’il y a quelque chose de très charmant et un côté très sûr de lui chez un homme qui assume le fait de porter toujours la même chose. Il y a une touche de sophistication dans cette idée, et mes collections essaient de refléter cette assurance.

Certains de vos modèles, pointés dans vos défilés, n’ont toutefois pas l’air très pratiques…

Ce que vous voyez lors des défilés illustre un monde imaginaire. Mes défilés ont pour but de divertir et de provoquer la réflexion. Je souhaite que le public pense au-delà du costume gris basique qui est ma marque de fabrique. Mon fameux costume gris avec ses proportions particulières sert de base à toutes mes créations. Ensuite, j’emprunte des éléments à la mode féminine et je les adapte à mon univers. Je considère que cela relève de ma responsabilité d’aider mon public à bousculer les fausses idées que l’on se fait du prêt-à-porter masculin. La dernière chose que je veux imposer à mes clients est d’assister à mes défilés pour voir un groupe de mannequins en costume gris. Il y a tellement de façons intéressantes de faire évoluer cette silhouette. Par exemple, en brodant des fleurs sur le costume gris.

Vous faites même porter des jambières aux hommes…

C’est une illustration de mon univers imaginaire. Je ne m’attends pas à ce que les hommes achètent des jambières. Mais j’aime l’idée des jambières qui sont comme une extension du short :  » elude the trousers « .

D’où vient cette idée du costume gris, votre pièce standard ?

C’est un vêtement que j’ai toujours recherché pour moi-même. Je cherchais un costume fait main qui ne ressemble pas aux costumes de mon père, mais qui soit taillé pour quelqu’un de mon âge. Je voulais créer un costume qui soit parfaitement coupé, mais qui soit original. Quand j’ai lancé ma première collection, il y a cinq ans, elle ne ressemblait en rien à ce que faisaient les autres couturiers.

N’êtes-vous pas lassé par ce sempiternel costume gris ?

Je ne me lasse jamais de porter la même chose tous les jours. Je suis dans le milieu depuis seulement six ans, et d’un autre côté, j’ai l’impression que toute mon existence m’a préparé à ce que je fais maintenant. Quand j’étais acteur à Los Angeles, je m’habillais déjà de cette façon. J’achetais des pièces vintage et je les taillais à ma manière.

Combien de costumes gris avez-vous ?

J’en porte dix par saison, puis je les donne autour de moi, pour passer à la saison suivante. En été, j’enlève le gilet et les chaussettes. Mais la veste, la chemise blanche Oxford, la cravate grise, elles, sont des pièces immuables.

Comment pouvez-vous combiner l’idée d’un vêtement à porter tous les jours et en même temps celle d’être anti-establishment ?

L’attitude antiestablishement consiste en ce que le vêtement est, plutôt que dans la fréquence à laquelle il est porté. Aujourd’hui, le jeans et le tee-shirt sont devenus l’establishment car tout le monde les porte. Par ailleurs, être antiestablishment réside dans le fait d’assumer de porter la même chose tous les jours tout en étant conscient qu’il s’agit de quelque chose de différent.

Qui sont vos clients ?

Des architectes, des artistes, des acteurs, des banquiers, des personnes connues dans le monde des affaires, d’autres couturiers…

Quel type d’homme avez-vous en tête quand vous travaillez à une nouvelle collection ?

Quelqu’un au caractère très indépendant et qui assume sa singularité.

Vous n’êtes pas passé par une école de mode. Vous êtes en quelque sorte un outsider ?

Vous avez raison. Je ne me considère pas vraiment comme appartenant au monde de la mode. Je ne prête pas vraiment attention à ce que font les autres designers. Cela me facilite d’ailleurs la vie, car je suis plus libre de faire ce que j’ai envie. Malheureusement, il y a trop de gens qui sont préoccupés par les tendances de chaque saison.

Vous avez déclaré détester les tendances…

Je ne les déteste pas, mais je n’y prête pas attention. D’ailleurs, je ne ferais pas les choses comme je les fais depuis le début si je m’inquiétais des tendances du moment. Mes créations les reflètent tellement peu !

Que pensez-vous de la mode que vous voyez dans la rue ?

La plupart du temps je n’en pense rien, car elle n’évoque rien pour moi. Toutefois, il y a de rares moments où je remarque quelque chose de spécial, que je n’aime pas forcément, mais quelque chose qui me fait dire que la personne qui porte le vêtement est vraiment dans son propre monde. C’est très rafraîchissant !

Qui sont vos couturiers favoris ?

Je respecte beaucoup le travail de Dries Van Noten et d’Hedi Slimane par exemple. La haute couture m’inspire énormément aussi. Des personnalités comme Madeleine Vionnet et Christian Dior. Ce sont des couturiers qui faisaient vraiment attention à la façon de créer un vêtement, plutôt qu’à son aspect commercial.

Comment vos collections évoluent-elles de saison en saison ?

Parfois, je suis inspiré par un tissu, parfois par un film, ou une personne dans la rue, ou autre chose. A partir de là, je me crée un univers. Je ne dessine pas de croquis. Je n’aime pas aligner mes idées sur un tableau. Je garde tout dans ma tête, cela m’évite de tomber dans un style spécifique. C’est comme cela que la collection évolue. Ensuite, je travaille directement avec mon tailleur.

Vous gardez jalousement son identité secrète…

Oui, c’est un tailleur italien âgé de 70 ans, comme on en fait plus. Le luxe aussi de travailler avec quelqu’un de tellement bon. Il comprend mieux que personne ce que je veux.

Vos costumes sont taillés sur mesure ?

Tout est fait main, et 50 % de ma production est réalisée sur mesure ici dans ma boutique de Tribeca, à New York. Mes vêtements sont distribués dans 16 points de vente de par le monde, au Japon, en Europe, chez Colette à Paris et Harvey Nichols à Londres, à Stockholm, et aux Etats-Unis. Je ne veux faire aucun compromis sur la qualité. Pour moi, la qualité est la mode, davantage que celle du moment.

Vous avez remporté le prix CFDA pour la mode masculine en 2006, face à Ralph Lauren qui vous a découvert. Quelle impression cela fait-il ?

J’étais enchanté. Mais comme je l’ai dit lors de la remise de ce prix, chacun des membres de l’assemblée était certainement redevable de quelque chose à Ralph Lauren : il a créé un univers tellement spécial.

Il n’y a pas de musique de fond dans votre boutique. Vous n’aimez pas la musique ?

J’écoute de la musique constamment. En ce moment, c’est un CD de Mahler qui m’a été offert.

Propos recueillis par Elodie Perrodil

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