il imagine la nuit et crée le jour : yannick alleno, chef étoilé et insomniaque, prend, à 35 ans, les commandes du restaurant du célèbre hôtel meurice, à paris. son truc ? le classicisme relevé d’un zeste d’avant-garde.

Le décor d’opéra tout en marbres, fresques et dorures est trompeur. Le restaurant du célèbre hôtel Meurice, près de la Concorde, à Paris, inspiré du Salon de la Paix de Versailles, laisse présager une cuisine révérencieuse, onctueuse. Un peu étouffante ? C’est sans compter sur le talent de Yannick Alleno, habile détourneur de saveurs, qui a pris les commandes des lieux à l’automne dernier. Le plus discret des chefs doublement étoilés de France û une récompense attribuée en 2002 pour le restaurant Les Muses de l’hôtel parisien Scribe û avait déjà emprunté les coulisses du Meurice en tant que chef saucier au début des années 1990. A l’époque, il a à peine 24 ans et la ferme intention de gravir les échelons les plus raides de la haute gastronomie. Ce n’est pas une revanche sur le passé mais cela y ressemble…

Il y a, aujourd’hui encore, le souvenir d’une enfance difficile. Les parents d’Aleno tenaient un bar-tabac en banlieue parisienne. C’est pourtant le bistrot qu’ils ouvriront à Rueil, près de Paris, au début des années 1980, fréquenté par le chef basque Gabriel Biscay, qui donnera à Yannick un premier avant-goût des fourneaux. Un avant-goût qui le mènera rapidement sur les bancs de l’école hôtelière de Saint-Cloud, puis dans les cuisines de l’hôtel Lutetia en tant que commis de cuisine. La suite est tracée au cordeau : demi-chef à l’hôtel Sofitel de Sèvres, chef de partie au Meurice puis chef adjoint au restaurant parisien Drouant durant cinq années. Le chef du Drouant, Louis Grondard, dont le classicisme se double d’une réputation de savoir-faire dans la capitale, sera son véritable mentor. N’est-ce pas d’ailleurs un hommage que l' » élève  » rend au  » maître  » en proposant à la carte du Meurice un ris de veau au vin jaune, réhabilité il y a peu par son aîné ? Son autre  » parrain  » n’est autre que Paul Bocuse qui lui décernera en 1999 le titre de vice-champion du Monde de cuisine. Il cite aussi fréquemment Auguste Escoffier. Des grands noms connus, reconnus, pas vraiment underground, reconnaît de son propre aveu le principal intéressé.

Le style Alleno, rectiligne, insensible aux tendances les plus fugaces, puise ses références dans la gastronomie française traditionnelle : celle qui ne rechigne pas à proposer à ses clients une poularde de Bresse ou une épaule de cochon de lait quand d’autres ont décidé de faire l’impasse sur les  » immuables « . Mais là où Yannick Alleno sait se faire entendre, c’est précisément dans sa capacité à remixer avec une exquise subtilité les mets incontournables de la table hexagonale. Des  » détournements  » qu’il imagine, en insomniaque réputé, au beau milieu de la nuit. Le jour venu, il expérimente longuement ses intuitions. En toute discrétion, il s’immisce ainsi du côté des saveurs finement acidulées et sucrées, s’imprègne des épices qu’il marie avec audace. Son tourteau parfumé aux agrumes est un bonheur de délicatesse. La chair cuite à la nage dans les règles de l’art se mêle aux zestes d’orange, de citron tandis qu’une gelée révèle une pointe d’anis étoilé. D’autres amateurs recommandent le turbot aux épices douces et sa fondue de chou à la menthe et au basilic. Chez Alleno, pas d’effets de manches mais des surprises ciselées avec tact. Des textures qu’il aime à contraster û le croquant se dissimule souvent derrière le  » soft  » û, des superpositions de goût pour prolonger le plaisir. On dit qu’il joue parfois avec le feu. Tel critique lui reprochera son goût trop prononcé de la menthe et du chocolat. Son must est la dacquoise au chocolat Guanaja aux fruits de la passion, décliné tout à la fois en gelée, crème, marmelade.

Alleno est aujourd’hui considéré comme l’un des chefs les plus inspirés de sa génération. François Simon, le redoutable critique du  » Figaro « , lui prédit une explosion médiatique imminente, tandis que  » L’Express  » l’a récemment classé comme l’un des 100 Français qui vont compter… Le jeune chef reste pourtant encore en retrait des plateaux de télé, peut-être par superstition. Personnage angoissé, exigeant, méfiant à l’égard du succès et des lauriers trop vite décernés (il n’a pas encore ouvert de restaurant à son nom en dépit de sa notoriété), il sait combien, dans un milieu aussi dur que celui de la gastronomie de haut vol, le plus dur c’est, précisément, de durer.

Recettes en page 35.

Antoine Moreno – Photos Renaud Callebaut

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