Istanbul capitale de l’année

La bouillonnante métropole turque s’affirme comme une des places internationales les plus vivifiantes, où la mode, le design et l’art se réinventent à chaque instant.

Une blonde créature, chaussée de bottes vertigineuses, s’engouffre dans Beymen, boutique de luxe installée dans Istinye Park, microvillage de mode sorti de terre en quelques mois. Piquée de cabochons argentés, la façade laisse entrevoir la préciosité de l’intérieur. Sur 4 700 m2, les Stambouliotes aisé(e)s viennent s’offrir une veste Martin Margiela, Dries Van Noten ou Balenciaga, une robe griffée Roland Mouret ou Rue du Mail (quelques-unes des 40 marques internationales représentées pour la première fois en Turquie), et aussi le meilleur de Marni, Prada, Marc Jacobs… La designer Zaha Hadid y a signé des canapés où se prélassent les shoppeuses les plus effrénées. Au dehors, d’autres griffes ont leur boutique en propre (Bottega Veneta, Dolce & Gabbana, Celine, Jimmy Choo, Yves Saint Laurent, Paul Smith, Dior…), financées (ou cofinancée pour Dior) par le groupe Beymen, propriété de la famille Boyner, fortune turque du textile.

Cette silhouette gracile cheminant dans cet îlot d’opulence – mall à l’américaine jusque dans ses fastueux excès – c’est un peu la métaphore de la nouvelle Istanbul, riche et optimiste. Grâce à sa stabilité politique et à sa monnaie forte, la Turquie est florissante, et Byzance se réveille  » fashion addict « .  » La femme stambouliote est devenue presque new-yorkaise, raffinée et terriblement branchée mode « , résume Esel Çekin, directeur général de Beymen. A Nisantasi, vieux quartier résidentiel surnommé ici le Saint-Germain du Bosphore, la bourgeoise musulmane est certes voilée mais tout aussi chic que la laïque, arborant les mêmes sacs griffés, foulard Burberry en prime.

Les occasions mondaines ne manquent pas dans cette ville trépidante où les plus fortunés se reçoivent dans les  » yali  » (ces somptueuses maisons de bois du xixe siècle longeant le Bosphore et la mer de Marmara), où les branchés festoient au Babylon (club aussi rougeoyant que lilliputien ayant vu passer Jane Birkin ou Marianne Faithfull) et sur les bords du Bosphore, l’été, les yeux dans les étoiles. Sur la rive européenne, le rivage d’Ortaköy, ancien village de pêcheurs, est désormais pavé de restaurants, de boîtes et de bars à ciel ouvert. La lumière exceptionnelle d’Istanbul s’offre ici sans retenue, douce luminosité de l’aube ou éclat gris du ciel après le coucher du soleil. De là, on peut contempler en toute quiétude la ville aux sept collines, ses nombreuses lignes de gratte-ciel et ses flèches de minarets aléatoires…

Dans cet élan euphorique et consumériste, le passé n’est pas oublié. Les trentenaires cultivent l’héritage ottoman, mixant la rigueur occidentale avec un délassement oriental un brin décadent. A une extrémité de la ville, les gens déambulent comme à Paris ou à Milan (les embouteillages dantesques en plus !), tandis qu’à quinze minutes de là, au vu des marchands ambulants poussant des chariots bringuebalants emplis de pide (petits pains), on pourrait se croire perdu dans l’est de l’Anatolie.  » La richesse la plus indécente côtoie la pauvreté la plus noire. Un visage sauvage et grossier cède la place à un autre, plein de grâce et de bonté. Istanbul est un choc des cultures qui s’est pétrifié au fil des siècles « , a décrit le réalisateur Fatih Akin.

Jeté entre l’Europe et l’Asie depuis 1973, le pont du Bosphore est un trait d’union entre les civilisations. Crossing the Bridge s’intitulait d’ailleurs le film de Fatih Akin sur l’univers musical d’Istanbul. Crossing the Bridge, c’est toute la vie des Stambouliotes, occupés à bâtir un autre pont encore, vers l’avenir celui-ci, forts de leur ville devenue une métropole de la mode, mais aussi du design et de l’art contemporain. Le musée Santral, inauguré en 2007 dans une ancienne centrale électrique, propulse déjà l’ancienne Constantinople dans le réseau mondial de la création contemporaine. On ne s’étonne pas, dès lors, qu’Istanbul – élue Capitale 2008 par le magazine Wallpaper – soit la future capitale européenne de la culture en 2010.

Si les créatifs d’Istanbul osent aller si loin, si vite, s’ils sont si ouverts à la modernité, à l’avant-garde, c’est aussi parce qu’ils sont forts de leurs racines solidement ancrées, de leur patrimoine exceptionnel en matière de raffinement esthétique. Tel Serhan Gürkan, architecte d’intérieur mélangeant design contemporain et motifs islamiques.  » Notre génération est en train de saisir la force de notre civilisation et d’en tirer une nouvelle créativité pleine de contrastes. Nous ne sommes pas purs ici, mais métissés, c’est notre richesse ! « 

Aiguillonnée par ses 12 millions d’habitants, dont la moitié a moins de 20 ans, Istanbul bouge à la vitesse de l’éclair. Prenez Beyöglu et ses venelles pentues, quartier malfamé jusqu’aux années 1980, Soho local aujourd’hui, bâti autour du poumon commercial qu’est Istiklal Caddesi. Toutes les générations se croisent ici, entre un McDo un brin orientalisé et un resto bien dans son jus servant de l’imam bayildi, littéralement,  » l’imam en est tombé en pâmoison « , plat d’aubergines farcies… Entre bâtisses décaties et encorbellements baroques, un tramway rouge débonnaire relie les deux extrémités de l’avenue. Une minuscule vieille dame en foulard longe l’avenue en espérant y vendre ses cinq chewing-gums. Terre de contrastes : sur le même trottoir, des hordes de jeunes filles libres, cheveux au vent teintés platine et piercing aux lèvres, déambulent, hilares, et vont se faire maquiller à l’£il chez Mac…

Au milieu de l’avenue, au numéro 309 d’Istiklal, le c£ur d’Istanbul bat la chamade. Sur sept étages coexistent un studio photo, un théâtre, une galerie d’art – Galerist – et un restaurant touchant le ciel, 360 Istanbul, au panorama sans doute insurpassable. Fiers de leur ville, c’est ici que les Stambouliotes fêtards l’embrassent le mieux du regard, jusque tard dans la nuit. Dernier point de vue extraordinaire, celui offert de la terrasse du musée Istanbul Modern, vaste entrepôt naval reconverti, près de la Corne d’Or. En face : la péninsule historique avec le palais de Topkapi, Sainte-Sophie et la mosquée Bleue. Derrière soi : l’art moderne turc dans le musée. Parfois, une légère brise s’élève de la mer, caresse la joue tout en nettoyant l’air trop pollué. Au son enivrant du muezzin qui se mêle si bien à l’énergie festive des lieux, Istanbul 2009, en mouvement perpétuel, se révèle en New York des Balkans.

Katell Pouliquen

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