Plus légères, plus fraîches et résolument plus fleuries, les fragrances  » filles de  » réécrivent les légendes des grands parfums du XXe siècle. Parce que les goûts changent sans doute. Qu’il faut bien rajeunir la cible, aussi. Plongée dans le sillage de la génération Y.

Bon sang ne peut mentir. Bon jus non plus, si l’on en croit l’ampleur du buzz qui entoure les versions girly des grands classiques de la parfumerie. Initiée par Chanel en 2001, avec la création presque en douce de Coco Mademoiselle – une version allégée, épurée de Coco -, la déferlante des formules rajeunies n’en finit plus de voir se succéder les sorties. D’un point de vue marketing – un  » gros mot  » que les marques se gardent bien de prononcer -, l’enjeu est de taille. On estime en effet à près de 250 le nombre de lancements de féminins chaque année. Pourtant, ce sont encore et toujours les valeurs sûres, N°5 de Chanel en tête, qui arrivent dans le top 10 des ventes. Des mythes qui rapportent à condition de les entretenir, la capacité d’oubli de la clientèle de plus en plus sollicitée étant directement proportionnelle au flux de nouveautés qui inondent le marché…

À grand renfort de campagnes coûteuses mises en musique par des réalisateurs cotés, des artistes aussi, les parfums de légende sont incarnés par des femmes modernes – Audrey Tautou pour N°5, Penélope Cruz pour Trésor, Natalia Vodianova pour Shalimar… mais ce coup de jeune visuel souvent ne suffit plus. L’original, aussi sublime soit-il, ne parvient plus à séduire les trentenaires de la génération Y aux goûts olfactifs formatés depuis d’adolescence par des jus gourmands, faciles, conçus pour elles par des chefs de produits zélés.

 » Lorsque vous vous trouvez face à la fragrance préférée de votre grand-mère, en dépit de toute l’affection que vous pouvez avoir pour elle, elle ne vous parle peut-être pas tellement, justifie Louise Turner, nez chez Givaudan. Si vous prenez un parfum comme L’Air du Temps de Nina Ricci, créé en 1948, il y a de grandes chances que vous connaissiez quelqu’un de votre famille ou de votre entourage qui l’ait porté un jour.  » Avec son collègue et compagnon à la ville Michel Girard, c’est elle qui signe L’Air, le dernier-né de la maison de couture parisienne. Résistant à la tentation de partir de la formule originale, le couple a reconstruit un bouquet floral autour du magnolia, habillé de notes de freesia, de chèvrefeuille, de violette et de patchouli.

UNE CAMPAGNE TRÈS  » NOUVELLE VAGUE « 

 » Nous savions dès le départ que nous voulions créer la ligne fille de L’Air du Temps, confirme Laura Mattei de Pommereau, en charge du marketing international de Nina Ricci. Ces parfums iconiques, quand ils sont réinterprétés, deviennent désirables pour la nouvelle génération. Nous le voulions plus frais que son aîné. Pour qu’un vent nouveau souffle sur notre mythe. La filiation est évidente et complètement assumée.  » Le flacon qui conserve les deux colombes épurées est comme flouté et ses angles adoucis lui donnent plus de rondeur, de sensualité. Quant au jus rose poudré, il est à l’image de l’étui conçu par l’artiste Virginie Barré. La campagne aux accents résolument sixties met en scène, sur une ballade des Velvet Underground, la silhouette androgyne d’un joli brin de fille aux cheveux courts. L’hommage à la Jean Seberg de Jean-Luc Godard se lit dans chacun des plans ciselés par le photographe américain Ryan McGinley.  » C’est très difficile de travailler son icône, reconnaît Laura Mattei de Pommereau. L’Air du Temps, c’est une marque dans la marque. À l’époque de sa création, juste après la Seconde Guerre mondiale, c’était le symbole de la paix, de l’amour et de la liberté. Cette histoire, nous pouvons encore la raconter aujourd’hui mais différemment.  » Avec ce produit, elle en est sûre, la marque attirera vers elle une clientèle nouvelle tant en termes d’âge que de type de féminité. Sur papier, on la devine sûre d’elle, un peu arty, tendance bobo parisienne. Et pas très à l’aise en tout cas avec un jus qui ferait plus de deux fois son âge.

DES CLASSIQUES INTIMIDANTS

 » Les parfums jouent un rôle sociologique évident, constate Thierry Wasser, parfumeur en titre chez Guerlain. Ils s’inspirent de la décennie dans laquelle ils ont vu le jour. Shalimar c’est une très belle histoire qui date de 1921, un flacon magnifique. C’est très Guerlain. Pourquoi ne pas réinventer le Shalimar du XXIe siècle ?  » Pendant longtemps, le successeur de Jean-Paul Guerlain ne voulait pas entendre parler de cette idée. Il s’est pourtant  » commis à l’exercice « , comme il dit, en lançant – en France dans un premier temps, en Belgique dès la rentrée de septembre prochain – Shalimar, Parfum Initial. En fait, c’est une de ses filleules qui l’a convaincu.  » Je n’imaginais pas que l’on pouvait être intimidé par une fragrance, se souvient Thierry Wasser. Pourtant, c’est ce qu’elle m’a confié en me demandant de lui créer une version à elle de Shalimar. Pour moi, c’est un parfum qui n’a pas d’âge, ce qui est le propre d’un classique. Mais j’ai essayé de comprendre ce qui pouvait, dans sa composition, intimider une jeune fille.  » Le parfumeur suisse se penche alors sur la formule originale.  » Pas celle qui se trouve dans l’ordinateur de l’usine et où les matières premières sont listées par ordre alphabétique, insiste-t-il. Mais la version manuscrite de Jacques Guerlain. Là, il n’y a pas d’ordre logique, on y suit la pensée du créateur.  » Thierry Wasser commence alors par enlever le cuir et les notes animales – totalement absentes des créations proprettes qui plaisent aux adolescents. Se voit contraint de faire un sort au jasmin  » qui du coup hurlait dans son coin comme un putois « . Et le remplace par de l’iris et de la rose, l’une de ses matières premières préférées.

PLUS LÉGER, DONC PLUS JEUNE

De la rose, on en retrouve aussi à fortes doses dans la première édition florale de L’Eau d’Issey, sortie en février dernier, et dans Trésor in Love.  » Nous l’avions lancé en 2010, juste pour nous faire plaisir, confie Youcef Nabi, président de Lancôme. En quelques mois, les ventes étaient presque au niveau de celles de Trésor qui venait de fêter ses 20 ans. Trésor, c’est un nom qui parle à tout le monde, c’est une histoire forte. Mais nous avons constaté que la nouvelle génération ne voulait plus porter des jus aussi puissants, aussi opulents. Nous l’avons donc rajeuni en allégeant la signature olfactive, en la rendant plus contemporaine.  » La carte de la filiation est jouée jusqu’au bout puisque l’égérie du parfum n’est autre qu’Elettra Wiedemann, dont la mère, Isabelle Rossellini, reste encore et toujours associée aux débuts de la fragrance. Bien décidé à capitaliser sur la  » marque Trésor « , Youcef Nabi, qualifié à son corps défendant par ses collaborateurs de  » marketeur de génie « , prépare pour la fin de l’année Midnight, une  » junior suite  » plus rock, plus jeune aussi, qu’incarnera l’actrice Emma Watson.

 » D’un point de vue créatif, ajouter quelque chose à côté de son parfum mythique, c’est très difficile, parce que vous avez en face de vous un groupe de clients qui connaissent et décryptent votre univers aussi bien si pas mieux que vous, décode Rémy Gomez, président de Beauté Prestige International (BPI), la société qui édite les fragrances d’Issey Miyake, mais aussi de Jean Paul Gaultier, Narciso Rodriguez et bientôt Elie Saab. Dès que l’on s’écarte trop de la ligne, c’est la claque.  » La marque qui pratique depuis plusieurs années déjà une  » politique d’animations  » – autrement dit des éditions limitées dérivées de L’Eau d’Issey – propose désormais  » une nouvelle vision de la féminité en revisitant deux de ses grands modes d’expression  » : la rose et le rose qui désormais colorent le flacon. Cette eau florale rafraîchie par des notes de mandarine rajeunit l’original, gommant les accents trop datés nineties de ce jus, qui, en prenant déjà ses distances avec les orientaux toujours sur le devant de la scène en 1992, influença alors toute la parfumerie.

LA FORCE DU NOM

 » Parce que chaque génération a soif de sa légende « , Yves Saint Laurent aussi a offert l’an dernier à son best-seller un double coup de projecteur : un nouveau flacon, d’abord, cosigné par le directeur artistique de la mode Stefano Pilati et la star du design Fabien Baron. Et une version light baptisée Belle d’Opium.  » On ne se permet plus facilement des fragrances aussi lourdes et aussi opulentes aujourd’hui, concède Alexis-Clément Fromentel, directeur marketing pour le Benelux d’Yves Saint Laurent ( NDLR : une marque qui comme Lancôme appartient au groupe L’Oréal). Ce n’était pas sans risque mais nous avons pris le parti de miser sur la force de notre nom. Nous avons réussi à attirer des femmes plus jeunes qui ne nous connaissaient pas. Sans cannibaliser Opium. Au contraire puisque les ventes de celui-ci ont même été boostées par l’arrivée de cette nouvelle déclinaison.  » Des pics qui doivent beaucoup à la campagne – sulfureuse au point d’être interdite au Royaume-Uni – associant l’actrice Mélanie Thierry au réalisateur choc Romain Gavras.

DES FILLES LIBÉRÉES

Effarouchées par un patchouli trop puissant, les égéries de ces filles de classiques ne s’embarrassent pourtant pas de fausse pudeur. Dans le tout nouveau spot lancé pour les 10 ans de la fragrance, il suffit d’une goutte de Coco Mademoiselle à Keira Knightley pour passer en mode full seduction. Übersexy sur sa moto en combinaison couleur chair spécialement créée par Karl Lagerfeld, elle ne fait qu’une bouchée du séduisant photographe qui tente de capturer son portrait. Libre, comme mademoiselle Chanel… Quant à Natalie Portman, photographiée bien plus dévêtue que dans ses films, elle vampe son jeune amant sur un air de Je t’aime, moi non plus devant la caméra de Sofia Coppola. Inspiré par cette nouvelle muse, François Demachy a anobli la fragrance lancée en 2005 par la maison parisienne, débarrassant Miss Dior Chérie de ses notes trop fruitées et de son fond de pop-corn pour la faire gagner, une fois n’est pas coutume, en maturité. Le signe incontestable que cette fragrance  » fille de  » a muri – comme la cible qui le porte – et joue désormais dans la cour des grandes.

PAR ISABELLE WILLOT

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