La vie hors normes du couturier français ne pouvait qu’inspirer le cinéma. Dans le biopic le plus attendu de ce début d’année, Pierre Niney, faux jumeau troublant de ressemblance, incarne Yves Saint Laurent, corps et âme. Rencontre exclusive à Paris.

Fulgurance. Le mot, telle une robe parfaitement taillée, sied comme nul autre à la carrière et à la vie amoureuse de celui qui, en vingt ans à peine, a révolutionné la mode à jamais. Une tranche de vie comme il en existe peu, merveilleuse et désespérée. Celle d’un génie, d’un  » petit prince de la mode  » gentiment timide devenu roi maudit, emmuré vivant dans la souffrance de sa maladie. Un homme aimé par un autre homme aussi, à tout prix. C’est cette histoire d’amour et de création, imbriqués jusqu’au point de fusion, que Jalil Lespert a voulu raconter dans le biopic très attendu qu’il consacre à Yves Saint Laurent. Un film à l’esthétique envoûtante qui s’arrête sur les succès professionnels du couturier – ses défilés phares y sont reconstitués minutieusement (lire par ailleurs) -, mais qui n’occulte pas sa part d’ombre, son caractère ombrageux, ses infidélités et ses addictions mortifères.

Au côté de Guillaume Gallienne qui campe un Pierre Bergé râblé, tendu comme un arc, tantôt mâle dominant, tantôt tendre amoureux, Pierre Niney déploie toute la grâce fragile de ses 24 ans. Entre ces acteurs  » du français « , rompus à l’art du verbe et du geste précis, répété le temps qu’il faut pour qu’il soit juste, l’alchimie est sans faille. Pourtant, ces deux-là n’avaient jamais travaillé ensemble.  » Ils sont complémentaires et, sans se ressembler, ils ont un point commun très fort, explique le réalisateur Jalil Lespert. C’est leur rapport au travail et au texte, car ce sont tous les deux des comédiens cultivés. Il fallait vraiment ce degré d’investissement et d’intelligence pour aborder des personnages aussi brillants. Ils sont très doués et très libres dans la pratique de leur art, mais ce ne sont pas que des cerveaux : ce sont aussi des acteurs habités et pleins de vie.  »

Si, à l’écran, la ressemblance entre le comédien et son modèle fait frissonner d’émotion – Moujik IV, le chien toujours vivant d’Yves Saint Laurent s’y est même laissé prendre… -, Pierre Niney n’est pas du genre à se laisser hanter par les fantômes. Pourtant, les comparaisons sont tentantes. Au-delà du physique en copier-coller, l’acteur aussi est un surdoué. Lorsqu’à 21 ans, Yves Saint Laurent prend la tête de la maison Dior, lui devient le plus jeune pensionnaire de la Comédie-Française, tout en enchaînant les longs-métrages. Alors qu’il s’avance, le sourire en coin plaqué sur un visage à la pâleur lunaire, les cheveux en pétards précieusement décoiffés, une carrière déjà bien remplie en invisible bandoulière, il est désarmant de jeunesse. Etriqué comme il faut dans sa veste noire bordée de cuir – sa maigreur tout en longueur est de celles qui définissent aujourd’hui la silhouette de l’homme Yves Saint Laurent selon Hedi Slimane -, il ne refuse pas l’obstacle de l’interview de promo. Parce que défendre son boulot fait partie du jeu – et que jouer, il aime ça plus que tout -, jouons donc…

Pour commencer, retournons l’une des questions que l’on pose à votre personnage dans le film. Lui s’apprête à présenter son premier défilé pour la maison Dior. Vous êtes à quelques jours de la première du film. De part et d’autre, les enjeux sont de taille. Alors, comment vous sentez-vous maintenant ?

(Il rit). Croyez-le ou pas, mais plutôt bien, assez bizarrement. J’étais stressé pendant toute la préparation. Puis à l’idée de voir le film après le montage. Mais là, j’en suis tellement fier. Parce qu’il est conforme à ce que Jalil voulait faire depuis le début : raconter une grande histoire de création, une grande histoire d’amour.

Pendant ce tournage, vous avez pris vingt ans en quelques semaines. Qu’est-ce que cela vous a fait ?

En tant qu’acteur, déjà, c’est une expérience assez unique et pour moi c’était la première fois. C’était long d’abord, à cause du maquillage. Mais surtout, je découvrais des territoires que je n’avais encore jamais explorés. C’était flippant et excitant aussi. L’idée de ne  » pas faire  » en jouant, par exemple. D’être peu à peu dépossédé de moi-même. Au début du film, malgré sa grande timidité, Yves Saint Laurent est actif, nerveux même. Alors que plus tard et jusqu’à la fin, il sera en plein lâcher-prise, par épuisement, à cause des médicaments, de l’alcool, de la façon dont la vie l’a usé.

Vous parlez de nervosité. Pierre Bergé dit à un moment-clé du film que  » les nerveux sont le sel de la terre « . Vous vous y retrouvez ? Ou vous êtes plutôt un homme pressé ?

Oui, je suis quelqu’un de nerveux, on pourrait dire ça. Pressé, je ne sais pas. J’ai été impatient mais cette impatience m’a toujours servi. Je ne le regrette pas. Rien ne s’est fait trop vite, j’ai longtemps joué des petits rôles avant d’obtenir un rôle principal, que ce soit au théâtre ou au cinéma. Ça s’est fait progressivement. Yves Saint Laurent aussi, c’était un nerveux. Mais pas du tout selon le même tempo que moi. Cette nervosité-là, j’ai dû apprendre à en jouer comme on le fait d’un instrument de musique.

Le succès, quand il arrive trop vite, peut-il être une malédiction ? Peut-il pousser à se saboter ?

Bien sûr, le succès peut être une malédiction. La célébrité surtout. Lorsqu’il avait 21 ans, Saint Laurent a dit :  » J’ai rencontré la célébrité et c’est devenu le piège de ma vie.  » Le fait d’être connu et reconnu si vite par un si grand nombre de gens, ce n’est ni naturel, ni humain. Pour peu qu’on soit un peu fragile, cela doit être difficile à vivre. C’est devenu l’un des facteurs de son malheur à lui. La déchéance en soi, ça ne me fait pas peur. Je ne crains pas le point de vue que l’on pourrait avoir sur moi. Je veux juste qu’on me laisse raconter des histoires. J’adore jouer. Si, demain, on ne m’en donne plus les moyens, ce sera terrible.

Depuis que vous avez intégré la Comédie-Française comme pensionnaire, vous êtes officiellement un  » jeune premier « . Ça représente encore quelque chose aujourd’hui pour un acteur d’être un  » jeune premier  » ?

C’est complètement désuet ! Ça correspond sans doute a une tradition théâtrale mais ça s’est complètement vidé de son sens. Un jour on me dit :  » Alain Delon, il était très beau mais c’était  » juste  » un jeune premier.  » Le lendemain, ce sera :  » Gérard Philipe était le meilleur jeune premier qu’on ait jamais connu.  » Je n’ai toujours pas compris si c’était positif ou négatif finalement.

Vous préférez qu’on dise de vous que vous êtes le nouvel it boy du  » français « , alors ?

(Il rit) Je crois que je préfère encore ça ! Je dis ça un peu par provocation, bien sûr, mais ça a au moins le mérite d’être clair. C’est une expression moderne, bien vulgaire et voilà ! (Il rit encore).

Pour préparer ce rôle, vous avez appliqué la  » méthode bulldozer « . Ça ne fait pas très  » couture  » ça…

Je prenais toutes les bios, les docus, les interviews, même les reportages réalisés par des chaînes allemandes ou américaines. Je n’ai pas fait de sélection. J’ai choisi la boulimie. L’idée, c’était de travailler énormément avant pour définir un Saint Laurent via le prisme de Pierre Niney, de Jalil Lespert et de son scénario. Je ne prétends pas qu’il soit universel. Un autre acteur aurait fait autre chose (NDLR : et le fera d’ailleurs puisqu’un autre film mettant en scène Gaspard Ulliel est en préparation). Je devais aussi désacraliser le personnage. J’ai passé des heures avec sa muse et amie Betty Catroux, qui me l’a décrit comme un être humain et pas un monstre sacré. Peu à peu c’est devenu tangible. Je pouvais m’approcher de cette icône.

On est plus exigeant avec soi quand on incarne quelqu’un qui a existé ?

Certainement, on va plus loin parce qu’il existe une sorte de mémoire universelle du personnage dans laquelle on prend et on laisse ce que l’on veut. L’idée en tout cas n’était pas d’être dans le mimétisme mais de m’approcher de ce qui me plaisait chez lui, tout en restant libre. J’ai travaillé la voix, le timbre, les intonations, la diction – je l’écoutais en boucle sur mon MP3 – j’ai appris à dessiner, à coudre un peu, à reconnaître des tissus.

Vous faites du shopping plus volontiers maintenant ?

Non, je ne suis toujours pas un fanatique du vêtement. Je déteste faire les boutiques, heureusement j’ai la chance que la maison Saint Laurent m’envoie carrément des vestes aujourd’hui. C’est le paradis sur terre ! Ce qui a changé, c’est le regard que je porte sur le monde de la mode au sens large. J’ai eu l’occasion, dans le cadre de la préparation, d’assister à un défilé d’Hedi Slimane en coulisses. C’était passionnant.

Le fait que Pierre Bergé ait en quelque sorte adoubé le film, c’était rassurant ?

Parce qu’il avait un regard bienveillant sur le projet, il a accepté de nous ouvrir des portes, de nous prêter des robes – elle sortaient carrément des chambres froides pour les scènes de défilé – et des objets, de nous laisser tourner dans les lieux de vie d’Yves Saint Laurent, et ça, c’était exceptionnel.

Le film attise la curiosité des médias et des professionnels du cinéma, Harvey Weinstein s’occupera de sa diffusion aux Etats-Unis et l’on sait ce qu’il a fait pour The Artist, par exemple… Est-ce un rôle pivot dans votre carrière ?

Dès qu’on parle d’un biopic, il y a une attention particulière apportée à la performance que l’acteur pourra réaliser… ou pas. Dans ce cas-ci, il y a, en prime, une vraie curiosité – internationale d’ailleurs, car de nombreux pays ont déjà acheté le film – pour le personnage même d’Yves Saint Laurent. Donc, est-ce que ce sera un rôle pivot ? De toute façon, parce qu’à travers lui j’ai appris plein de nouvelles choses. Maintenant, dire avant que le film ne sorte que ça va changer ma vie, ce n’est pas possible. La magie et le flip de ce truc, c’est que tout peut se passer comme rien ne peut se passer. On en reparle dans un mois ?

En salles dès ce 15 janvier.

PAR ISABELLE WILLOT

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