Longtemps fermé au tourisme, le pays a préservé sa culture, ses milliers de pagodes et sa philosophie du  » rien n’est grave « . Voyage au rythme des gongs, de Luang Prabang à Champassak.

C’est la fête de Bouddhaen cette nuit de pleine lune. Devant le Vat That Luang, des  » katoy « , jeunes éphèbes maquillés, vendent encens et bouquets de fleurs. L’astre brille dans un ciel d’encre moutonneux au-dessus des stupas et de la longue procession qui contourne la pagode à la seule lueur des bougies. A l’intérieur, des moines allument un vieil électrophone, une rose rouge à la main. Bienvenue à Luang Prabang, l’ancienne capitale royale du Laos, un des derniers bastions marxistes de la planète, où (miracle !) le communisme est soluble dans le bouddhisme. Ville fantôme longtemps endormie au pied de sa montagne sacrée, le Phou Si, Luang Prabang doit son réveil et son inscription au Patrimoine de l’Unesco, en 1995, à des urbanistes français qu’elle a envoûtés.  » Les arbres n’ont pas été coupés, les maisons coloniales n’ont pas été rasées pour bâtir des hôtels de sept étages, explique Francis Engelmann, consultant (1). Le massacre a été évité. Heureusement, car notre patrimoine est avant tout culturel, ce n’est pas de la pierre, comme à Angkor Vat, plus facile à conserver. Luang Prabang est fascinante : ce sont deux villes en une, une grille coloniale enserrant un village traditionnel lao.  » On flâne sur son artère principale bordée de frangipaniers, où d’élégants bâtiments coloniaux construits sous le protectorat français abritent cybercafés, bars et boutiques. Mais quelques pas de côté suffisent et l’on s’enfonce dans les venelles d’un village lao avec ses maisons sur pilotis et ses mares de nénuphars et de liserons d’eau. Et, partout, des moines en robe et parapluie safran qui déambulent dans les rues, et psalmodient dans une modeste pagode bâtie à l’ombre d’un énorme banian, ou dans un monastère somptueux comme le Vat Xieng Thong (1561) dont les longs toits ailés semblent caresser le sol. Ses sculptures de bois doré à la feuille d’or, et son bel  » arbre de vie  » en mosaïque de verre illustrant les mésaventures du roi des animaux, le  » rassasi « , mi-éléphant mi-lion, attirent des milliers de visiteurs. Au détriment de la quiétude et de la solitude des bonzes. Comment trouver le juste équilibre entre la ville musée vidée de toute spiritualité et la cité dédiée au tourisme de masse ?  » Aujourd’hui, Luang Prabang, qui compte 50 000 habitants, accueille 100 000 visiteurs par an, soit cinq fois plus qu’il y a dix ans, constate Francis Engelmann. Les bonzes réfléchissent : les mille moines et novices, gens de prière et de méditation, doivent-ils se retirer dans des monastères cachés dans la forêt ? »

Quand à la tombée du jour résonnent les gongs des pagodes, d’autres visiteurs accostent sur les berges du Mékong. Ce sont des marchandes yaos, leur bébé rieur coiffé d’un bonnet à pompons accroché à leur dos, et des Hmongs aux lèvres rougies par le bétel, qui installent leurs étals à même le sol, à la lueur de lampes-tempête. Sur ce marché artisanal de nuit, on s’offre pour une poignée de kips (1 euro = environ 13 225 kips) des tissus aux formes géométriques, des écharpes de soie sauvage, des pipes à opium, et de vieilles pièces de monnaie du temps des colonies françaises, le tout dans les effluves de soupe à la citronnelle et à la coriandre qui mijote sur des réchauds. En visite à Luang Prabang, la bouddhiste, on oublie que le Laos, petit pays de 5 millions d’habitants, est peuplé de 48 ethnies, pour la plupart animistes. Comme on oublie très vite de regarder sa montre et son agenda électronique. Au royaume du  » Million d’éléphants « , on adopte la philosophie locale du  » Bo pen niang  » ( » Rien n’est grave « ), qui fait des Lao un peuple indolent, souriant et pacifique.

Pour rallier ensuite la capitale, Vientiane, on a le choix entre douze heures de bus ou quarante minutes de vol sur Lao Airlines. Ventiane n’a rien d’une mégalopole asiatique. Avec sa multitude de pagodes peuplées de milliers de bouddhas extatiques, ses jolies boutiques, ses bars tenus par des expatriés, elle reste une grosse bourgade en bordure du fleuve. Le soir, sur la  » croisette « , le long du quai Fa Ngoum, Lao et Falang dégustent une bière Larue dans des guinguettes sur pilotis. Alors que le soleil sombre dans le Mékong, des silhouettes d’enfants pêcheurs se découpent en ombres chinoises sur l’horizon. La sérénité devient contagieuse. Et la contemplation, un art de vivre.

C’est à Paksé, dans le sud du Laos, à une heure quinze de vol de Vientiane, que l’on embarque sur le Vat Phou, un élégant bateau de teck de 33 mètres qui, trois jours durant, vogue au rythme lao sur la  » Mère des eaux « , et vous emmène sur les traces des archéologues défricheurs. Comme Etienne Lunet de Lajonquière, qui découvrit le temple khmer d’Oum Moung au tout début du xxe siècle. Dans le village de Huei Thamo, sur l’île de Don Daeng, aux longues plages de sable blanc, le temps s’est arrêté. On y vit toujours de la pêche et de la récolte de la sève des laquiers auprès de la même pagode. A la sortie du village, on bifurque pour s’enfoncer dans la jungle. Un petit temple de latérite et ses lingams, construit au ixe siècle, est là, fragile, au milieu d’immenses banians et de termitières géantes. En contrebas, le bras de rivière se jette dans le Mékong : c’est ici qu’au viiie siècle, les Khmers accostaient pour y puiser de la pierre volcanique avec laquelle ils construisirent, plusieurs siècles avant Angkor, le temple de Vat Phou, à Champassak.

Pour y accéder, on traverse des villages assoupis où des jardiniers acrobates arrosent leurs potagers suspendus aux berges du fleuve, des gamins facétieux coursent des vaches efflanquées, et des vieilles dames alanguies tiennent de petites  » épiceries trottoirs « . Après un pont bringuebalant en fer rouge, une longue allée bordée de nagas nous mène vers le temple adossé à la montagne et enfoui dans une végétation luxuriante. Les frangipaniers embaument, le ciel est lourd, l’atmosphère, chargée d’électricité. Tout donne la sensation que le lieu est  » habité « . Ici, plus qu’ailleurs, on a le sentiment que ce petit pays d’Extrême-Orient, longtemps fermé au tourisme, a conservé son parfum de mystèreà

(1) Coauteur, avec Serge Sibert et Yves Goudineau, de Laos. Sur les rives du Mékong : de Luang Prabang aux provinces du Nord, éditions du Chêne, 184 pages.

Anne Tasca

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