L’art de savoir écouter

© Jeanne Detallante

Au fil des décennies, nous avons perdu notre capacité à tendre l’oreille. Dans son livre You’re not listening, l’auteure américaine Kate Murphy dresse le constat d’une société où l’art de bien écouter se perd. Et nous donne des clés pour changer la donne. A bon entendeur (surtout en cette période) !

Le confinement en famille ou en couple a du bon… et du moins bon. Si cette hyper proximité peut permettre de passer plus de temps ensemble et de ressouder des liens, ces semaines à huis clos cristallisent et amplifient aussi pas mal de reproches et de tensions latentes. Au palmarès de ceux-ci : l’écoute, très probablement ! Car même si nous sommes amenés à vivre et discuter en autarcie, il n’est pas certain que nous ouvrions véritablement nos pavillons. C’est d’ailleurs un constat qui dépasse de loin celui de cette période de crise car notre société, pourtant envahie de moyens de communication, a bel et bien perdu sa capacité à accueillir avec bienveillance la parole de l’autre. C’est ce qu’explique l’auteure américaine Kate Murphy, dans son livre You’re not listening.

« Savoir écouter est une compétence, comme un muscle qui s’atrophie si nous ne l’utilisons pas, mais qui peut revenir avec de l’entraînement »

Lorsqu’elle a entamé ses recherches sur le sujet, la journaliste a pris pour habitude de demander à ses interlocuteurs :  » Qui est vraiment à votre écoute ?  » La plupart des interviewés hésitaient alors avant de répondre. Les plus chanceux d’entre eux citaient quelques noms, souvent un conjoint, un ami proche ou parfois un parent, un frère ou une soeur. Certains ont admis payer une personne à qui parler, un psychologue, un coach, leur coiffeur ou même un astrologue. Toutefois, beaucoup expliquaient avoir le sentiment de n’avoir personne à qui se confier. Lors de notre entretien Skype, nous avons retourné la question à Kate Murphy.  » Je suis très bien entourée, nous a-t-elle répondu. Ma grand-tante, mes grands-mères, mes soeurs et belles-soeurs m’ont appris l’importance de savoir écouter, et ce sont elles qui ont éveillé ma curiosité sur le sujet.  » Envie d’en savoir plus ? Soyez tout ouïe !

Il n’existe que très peu d’articles sur l’écoute, et les sciences humaines ne s’y intéressent presque jamais. Pourquoi avez-vous choisi ce sujet ?

C’est le sujet qui m’a choisie. Je vois des gens être accaparés par leur smartphone, même à table, et l’acoustique de certains restaurants me gêne parfois au point de ne pas pouvoir comprendre ce que disent mes amis. Sur les plateaux télé, les invités interrompent en parlant de plus en plus fort, sans prendre la peine de s’écouter l’un l’autre.

En tant que journaliste, j’ai remarqué que ces dernières années, les personnes interviewées sont presque étonnées que je les écoute, comme si c’était exceptionnel.

En tant que journaliste, j’ai remarqué que ces dernières années, les personnes interviewées sont presque étonnées que je les écoute, comme si c’était exceptionnel. Elles me confient souvent des choses qui n’ont rien à voir avec le thème de mon reportage. Après, elles me remercient toujours du fond du coeur et beaucoup s’excusent de s’être ouvertes à moi. Elles ont l’impression d’avoir profité de mon oreille attentive. Je me suis donc demandé si nous avions tous un problème à cet égard, et cette question était tellement vaste que mon article pour le New York Times est devenu un livre.

Et alors, avons-nous un problème ?

Oui. Quand des parents disent  » écoute-moi « , cela signifie souvent que leur enfant doit obéir. Résultat : depuis l’enfance, nous n’associons rien de positif à cette requête, et nous sommes même un peu conditionnés à désobéir. De plus, nous apprenons que l’écoute est un phénomène passif, c’est le pendant facile de la parole. Dans notre culture, nous pensons que suivre une discussion ne suffit pas, il faut en prendre les rênes. Se faire entendre, contrôler le message, être maître de ses arguments, exprimer sa vérité, voilà ce qui nous permet d’avancer dans la vie. Les réseaux sociaux et le culte de la compétitivité alimentent également ce climat de self-marketing, nous admirons les bons orateurs ou les comédiens et leurs monologues, nous participons à des ateliers pour mieux nous exprimer en public et nous considérons les TED talks comme le summum du succès. Nous apprécions des séries TV telles que A la Maison Blanche pour leurs dialogues percutants, mais nous ne remarquons jamais que les personnages se contentent de réciter leurs tirades et n’écoutent jamais les autres. Car nous ne pensons jamais à l’écoute. Quand nous voyons quelqu’un écouter une conversation, nous croyons que cette personne attend son tour de parole patiemment.

Selon vous, savoir écouter est à la base même du succès de notre espèce…

Une bonne écoute est la base de toutes nos relations, elle crée de l’intimité, un lien et elle stimule la production des hormones du plaisir. Ce sentiment de compréhension, c’est de l’amour. La connexion qu’entraîne l’écoute en fait le meilleur remède contre la solitude. D’ailleurs, la science, la technologie et la créativité reposent sur la coopération, et donc sur l’écoute. De la chasse au mammouth au décodage de notre ADN, comprendre l’histoire de l’autre et échanger avec lui nous ont permis d’avancer en tant qu’espèce.

C’est bien l’échange d’infos entre scientifiques qui va nous aider à sortir de cette crise du coronavirus, non ?

Pour développer des produits de qualité, il faut écouter les demandes des clients. Pour fonder une équipe efficace, l’écoute mutuelle fonctionne mieux que des dizaines d’activités de groupe. Si nous ne nous écoutons pas, nous ne progresserons plus, en tant que société, ni en tant qu’individus.

L'art de savoir écouter
© Jeanne Detallante

Les relations qui s’effritent, les faillites, mais aussi la polarisation grandissante de notre société pourraient, selon vous, être liées à cette tradition de l’écoute qui se perd ?

Regardez le monde politique, il n’y a presque plus de débats, juste des déclarations de personnes qui se coupent sans cesse la parole. Tout le monde veut imposer son message sans avoir à être remis en question. Nous avons tendance à oublier que sans un doute, il n’y a pas de certitude. De plus, le problème est que les personnes qui ne se sentent pas écoutées protestent. Dans leur sphère privée, mais également en société. La polarisation s’embrase alors, car les déclarations des différents camps se font de plus en plus extrêmes pour être entendues. L’incertitude qui va de pair avec l’impression de ne pas être écouté est au coeur même de bon nombre de nos problèmes contemporains. Vous savez, ce n’est pas facile de considérer une personne comme un ennemi lorsqu’on comprend comment elle pense et se sent. Il ne faut pas être d’accord avec tout le monde, mais en s’écoutant, on se comprend mieux et on diabolise l’autre beaucoup moins vite.

Nous développons une certaine paresse envers nos proches, car nous pensons pouvoir prédire ce qu’ils vont dire, penser ou ressentir

N’y a-t-il pas un peu de nostalgie dans vos propos ? Quand tout le monde habitait dans des villages et prenait le temps d’échanger entre voisins, la situation était-elle meilleure ?

Je pense qu’avant, il existait simplement moins d’obstacles. Notre monde moderne nous empêche de nous écouter. D’un point de vue acoustique d’abord. Pensez aux boutiques, où il est impossible de s’entendre à cause de la musique, aux bureaux en open space où le son des claviers est omniprésent, aux restaurants et cafés où la musique, encore une fois, couvre nos discussions. En outre, nous passons beaucoup trop de temps hypnotisés par notre smartphone. Même au restaurant, lors d’excursions ou chez nous, nous le gardons précieusement à portée de main, de peur de manquer quelque chose. Si nous le désirons, nous pouvons passer des journées sans avoir à écouter, et notre capacité d’attention ne cesse de diminuer. La technologie nous donne par ailleurs l’impression qu’écouter n’est plus nécessaire. Nous sommes connectés grâce à des applis et des réseaux sociaux, et tout paraît plus beau en ligne, car nous pouvons supprimer les imperfections et masquer la complexité. Toutefois, nous perdons les nuances et la richesse des vrais contacts humains, ce qui entraîne un sentiment grandissant d’insatisfaction, de malaise et de solitude.

Vous écrivez que nous avons perdu l’art d’écouter, mais qu’il ne faut pas céder à la panique.

Savoir écouter est une compétence, comme un muscle qui s’atrophie si nous ne l’utilisons pas, mais qui peut revenir avec de l’entraînement. Mais ne vous y méprenez pas, ce n’est pas facile. Certains pensent qu’écouter revient juste à ne rien dire et à attendre que l’autre ne parle plus pour répondre. Ce n’est pas ça, une conversation. Les bons auditeurs mettent leur ego de côté, se concentrent sur leur interlocuteur. Ils sont sincèrement curieux, posent des questions ouvertes, soutiennent l’autre et ne le jugent pas, ils prennent leur temps. En nous demandant ce que nous avons appris sur l’autre et sur son ressenti après chaque conversation, nous devenons de meilleurs auditeurs. Ce qui me frappe, c’est que beaucoup de personnes ne savent pas si elles sont douées ou non pour écouter. Après une discussion, elles ne se demandent même pas si elles en ont retiré quelque chose.

Selon vous, ce phénomène touche même nos proches.

Oui, nous développons une certaine paresse envers nos proches, car nous pensons pouvoir prédire ce qu’ils vont dire, penser ou ressentir. Alors que ce n’est pas le cas, on ne connaît jamais personne à 100 %. Nous évoluons tous, au fil de nos vies et de nos rencontres. Heureusement. Ainsi, même les personnes dont nous sommes les plus proches peuvent nous surprendre. Toutefois, si cette paresse s’installe, les relations sont souvent vouées à l’échec. En tant que journaliste, j’ai découvert que beaucoup se confiaient plus à moi qu’à leur entourage, justement parce que je ne les connaissais pas et que j’étais donc plus ouverte d’esprit. Qui sait, peut-être que ce virus nous offre une nouvelle chance. Maintenant que le monde est en pause, nous avons le temps de nous écouter, d’abandonner nos préjugés et de redécouvrir l’autre.

Il n’y a rien de pire que de se mettre à nu et de recevoir une piètre réponse, de se confier et d’avoir l’impression de ne pas être écouté

Le fait que nous n’écoutions pas assez nos proches n’est pas uniquement dû à de la paresse, mais également à la peur d’apprendre quelque chose de déplaisant.

C’est juste. Peut-être que mon amie ou mon compagnon va m’annoncer une nouvelle qui me fera réfléchir, et je n’en ai pas envie. Nous sommes des êtres complexes. D’une part, nous cherchons une routine avec des proches prévisibles, pour toujours savoir à quoi nous attendre. Mais d’autre part, en quoi une telle vie est-elle réjouissante ? Nous aimons l’aventure et les surprises. Bien écouter demande du courage et de l’audace, car quand vous posez une question, vous ne savez jamais à quoi ressemblera la réponse. C’est là que cela devient intéressant. Si vous ne faites que parler, vous n’apprendrez rien. Ecouter stimule l’imagination. Vous découvrirez que les gens sont parfois bien plus fascinants que vous ne le pensez, il suffit de poser les bonnes questions. En évitant celles-ci, nous passons à côté d’une richesse insoupçonnée. Et oui, parfois nous avons peur des confidences qui pourraient découler de notre curiosité, mais cette crainte n’a pas lieu d’être. Elle reflète même une certaine arrogance, selon moi. Parce que si quelqu’un se confie à nous, ce n’est pas en quête de conseils ou de solutions. C’est simplement pour se sentir écouter et soutenu. La réponse à sa question se trouve en lui, et notre tâche, c’est de l’aider à la trouver. Et non, vous n’êtes pas un bon auditeur si vous ne posez des questions que parce que vous trouvez les réponses divertissantes. L’intimité se mérite, elle se construit et demande de la patience.

La poétesse Maya Angelou disait :  » Les gens oublieront ce que vous avez dit, ils oublieront ce que vous avez fait, mais n’oublieront jamais ce que vous leur avez fait ressentir « …

Il n’y a rien de pire que de se mettre à nu et de recevoir une piètre réponse, de se confier et d’avoir l’impression de ne pas être écouté. L’insensibilité, l’indifférence et l’incompréhension blessent et donnent envie de retourner dans sa coquille. Mais trouver un bon auditeur, qui nous offre un peu de son temps, qui est sincèrement curieux, qui pose les bonnes questions sans juger et qui ne rendra pas vos confessions publiques dans votre dos, c’est le meilleur sentiment du monde.

C’est imposer une grande responsabilité à l’auditeur tout de même…

Pas vraiment, être conscient de l’importance de l’écoute est déjà un pas en avant. Et si ça ne fonctionne pas tout de suite, d’autres occasions se présenteront. Il n’existe pas de bonne et de mauvaise manière d’écouter, on peut toujours revenir quelques jours plus tard en disant :  » J’ai repensé à ce que tu m’as dit, pourrais-tu m’en dire plus ?  » Attention, savoir écouter demande des efforts, c’est fatigant, justement parce qu’il faut être attentif durant toute la conversation et y réfléchir par la suite. Mais c’est aussi le plus cadeau que l’on puisse offrir.

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