Barnaba, fils du prolifique artiste italien Piero Fornasetti, nous ouvre les portes de la maison familiale, à Milan, où il vit au milieu du superbe décor métaphysique imaginé par son père. Visite guidée d’une demeure hantée par le merveilleux.

Ses motifs de têtes, colonnes et innombrables éléments décoratifs néoclassiques qui se répètent en une farandole étourdissante sur foulards, vaisselle, accessoires, papier peint et même mobilier sont d’une beauté saisissante. Et pourtant, à la fin du siècle dernier, l’£uvre de Piero Fornasetti (1913 – 1988) sombrait dans l’oubli… Jusqu’au jour où le fils de l’artiste a résolu de lui donner un nouvel essor sur la scène internationale – et il n’aurait pas pu mieux choisir son moment, puisque ce type de design teinté de surréalisme s’inscrit à nouveau parfaitement dans la tendance.

Barnaba a invité Le Vif Weekend à découvrir la grande et belle maison familiale où le temps semble s’être arrêté dans les années 50 : ici, rien ou presque n’a changé depuis l’époque de ses parents. Pour un peu, on s’attendrait même à voir Piero en personne passer la porte du salon… Le décor est si bien préservé que seuls la patine des meubles et le papier peint un peu fané trahissent son authenticité. Imprégné de l’esprit du maître jusque dans les moindres recoins, du hall d’entrée au plus petit réduit, l’endroit a des allures de sanctuaire. Nous mesurons notre privilège car si on peut admirer dans des livres des photos de cette demeure exceptionnelle, elle ne se visite guère : elle n’est pas un musée, mais la résidence privée du fils unique de l’artiste, et nichée dans le jardin arrière d’un autre bâtiment, elle est de surcroît complètement invisible de la rue.

UN PRODIGIEUX TOUCHE-À-TOUT

Gageons que même ceux qui n’ont jamais entendu le nom de Piero Fornasetti, né et décédé à Milan, connaissent à tout le moins ses créations teintées de surréalisme. Très fifties en apparence, celles-ci s’inscrivent toutefois dans une tendance plus large qui dépasse de loin cette décade mythique où elles se sont popularisées un peu partout… Y compris en Belgique : en 1952, l’artiste a mis sur pied une vaste exposition consacrée à la mode et au design italiens dans le bâtiment de À l’Innovation, à Bruxelles, tout en développant son activité dans des boutiques, centres commerciaux et salons de décoration intérieure internationaux.

Piero Fornasetti a fait ses études à Milan, à la célèbre académie Brera, de 1930 à 1932. Il se lance ensuite sans attendre dans sa carrière, exposant ses £uvres pour la première fois lors de la Triennale de 1940. Son style rejoint la Peinture métaphysique. Ce courant pictural qui cherche à représenter ce qu’il y a au-delà de l’apparence physique de la réalité, au-delà de l’expérience des sens, a connu son heure de gloire au cours de la première moitié du XXe siècle, principalement dans le nord de l’Italie. Son chef de file Giorgio De Chirico était lui aussi féru de temples et statues antiques, qu’il se plaisait à intégrer à des tableaux évoquant de singuliers décors de théâtre flirtant avec le surréalisme sans jamais s’y abandonner complètement.

C’est un curieux détour qui a ouvert les portes de ce milieu artistique à Piero Fornasetti, fils et petit-fils d’imprimeurs qui rêvait de donner à l’entreprise familiale une dimension moins conventionnelle.  » Comme il aimait dessiner, il a commencé à réaliser des travaux d’impression pour d’autres artistes et notamment pour De Chirico, avec qui il s’était lié d’amitié, nous confie Barnaba. C’est toutefois l’invention de sa technique de lithographie sur soie qui lui a permis de faire une véritable percée : en 1933, à 20 ans à peine, il exposait ses premiers foulards, qui ont retenu l’attention de l’architecte Gio Ponti. « 

Ce dernier, tout comme Carlo Mollino et d’autres architectes-créateurs d’Italie du Nord, aimait pimenter ses projets d’accents surréalistes. Si la collaboration ne s’est jamais vraiment développée avec Mollino, très solitaire, Piero Fornasetti a par contre noué des liens étroits avec Gio Ponti. Directeur du célèbre magazine Domus, celui-ci lui dédie même en 1939 un important article qui ne fait qu’accroître encore sa notoriété.

UNE îUVRE LUXURIANTE

La carrière de Piero Fornasetti est donc déjà bien lancée lorsque, à la fin des années 30, la Seconde Guerre mondiale le chasse brièvement vers la Suisse. L’exil est toutefois de courte durée : l’artiste revient rapidement à Milan, où ses motifs réapparaissent dès 1947 sur des objets en porcelaine. À partir de 1949, Piero Fornasetti contribue à concevoir l’intérieur d’un paquebot, imagine divers décors de théâtre et aménage, à la demande de Gio Ponti, de nombreux hôtels et boutiques. En 1951, il part à la conquête des États-Unis et se lance dans l’aménagement de grands magasins tels que le célèbre Macy’s à New York. Son activité se développe alors aux quatre coins du monde, de Dallas à Londres. Sa période de gloire se prolongera jusque dans les années 70. Puis l’intérêt pour son £uvre commence peu à peu à se tarir et elle entre dans l’ombre.

Barnaba, lui-même créateur, reprend toutefois le flambeau dans les années 90 et insuffle une vie nouvelle à la collection paternelle, qu’il enrichit de quelques contributions personnelles, dont des objets en porcelaine et des cravates en soie. Entre-temps, l’engouement des collectionneurs pour le design vintage hisse les meubles conçus par son père au rang de précieuses pièces de collection : de nos jours, le prix d’une armoire Fornasetti  » ancienne  » atteint facilement 100 000 euros. Signalons au passage que la production de ce mobilier se poursuit encore à petite échelle – et que leur prix n’est pas devenu plus démocratique qu’autrefois.

 » Dresser l’inventaire de cette £uvre a été un véritable travail de titan, souligne Barnaba. Au total, mon père aurait créé quelque 11 000 objets, des tissus aux meubles en passant par la vaisselle. C’était un éternel insatisfait qui ne cessait jamais de travailler, ne dormant que quelques heures chaque nuit avant de se remettre à l’ouvrage.  » Et s’il est arrivé à Piero Fornasetti de collaborer avec quelques amis artistes, la plus grande partie de son £uvre a plutôt été le fruit d’un travail en solo.  » C’était un homme obstiné et peu communicatif, que j’ai rarement vu heureux, se souvient son fils. L’insatisfaction faisait partie intégrante de son génie. Il n’était pas non plus un grand adepte de la vie de famille : il ne cessait de se disputer avec ses proches… mais c’est sans doute un peu le propre des artistes. « 

Son style a beau se rapprocher de la Peinture méta-physique, Piero Fornasetti reste un talent singulier.  » Outre son incontournable goût pour le classicisme, il se voyait quelquefois comme un de ces artistes de la Renaissance qui s’exprimait dans les domaines les plus variés, commente Barnaba. Tout, absolument tout a été orné de ses motifs fétiches. Contrairement à nombre de ses contemporains, et à bien des designers actuels, mon père n’était toutefois pas habité du besoin de produire une £uvre innovante, et le complexe qui pousse tant de créateurs à viser à tout prix la modernité lui était inconnu. C’est vers le passé que le portait son imagination : son époque, c’était la Renaissance. « 

UNE MAISON-ATELIER

Tout un côté de la maison-atelier de Piero Fornasetti est occupé par une immense cuisine, qui n’est pas sans évoquer un restaurant italien un peu kitsch, avec sa décoration surabondante et ses motifs de papillons et de coupures de journaux qui se répètent à l’infini sur le sol et les sièges… La demeure abrite toutefois aussi une série d’espaces plus intimistes, coins fauteuils ou bureaux, dont les murs arborent des gravures du Piranèse, graveur d’origine vénitienne qui a signé au XVIIIe siècle de magnifiques eaux-fortes de monuments romains et de paysages imaginaires. C’est toutefois dans les étages que sont installées les pièces les plus somptueuses, comme l’atelier de dessin tout en teintes ocres, dont le motif décoratif est une main empruntée à Michel-Ange. Tout à côté est aménagé un charmant petit salon, pourvu d’une vaste bibliothèque à moitié dissimulée derrière un paravent.

La salle de bains, elle, est habillée de carrelages Fornasetti, tandis que la cage d’escalier est tapissée d’un papier peint où se répète à l’infini une vue de Jérusalem. Taraudé par la hantise du vide, le maestro n’a eu de cesse de remplir la moindre encoignure de créations ou d’objets personnels.  » Mon père adorait ces motifs récurrents, explique Barnaba. Et finalement, pourquoi toujours créer du neuf ? En ressuscitant le classicisme à sa manière, il a donné naissance à une sorte de « slow design », réalisé presque exclusivement de manière artisanale… sans compter que ces infinies répétitions de motifs qui se retrouvent partout ne sont pas dénuées d’humour ! « 

Carnet d’adresses en page 84.

PAR PIET SWIMBERGHE

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content