LE WHISKY DE L’ONCLE SAM
Longtemps snobé par les amateurs de whisky, le bourbon s’attire peu à peu les faveurs d’une nouvelle génération de passionnés. Histoire d’un retour en grâce pas vraiment programmé.
La fête des pères engendre invariablement son lot de cadeaux consacrés. Parmi eux, un classique : » La bonne bouteille de whisky qui fait tant plaisir à papa. » Si l’on devait mener une enquête approfondie sur ce grand déballage ultraprévisible, il y a fort à parier qu’elle révèlerait une majorité de flacons en provenance d’Écosse : » blended whisky » pour les plus consensuels – soit un assemblage d’au moins un whisky de malt avec des whiskys de grains – et » single malt » pour les plus pointus – soit un whisky provenant d’une seule distillerie. C’est que, pour beaucoup d’amateurs, l’Écosse et son malt – pour rappel, le malt est une céréale germée, essentiellement de l’orge – polarisent tous les fantasmes alcoolisés. Une fascination, à rapprocher de celle qu’exerce la France sur les fondus de vin.
Cette belle unanimité est pourtant en passe de se lézarder, sous l’impulsion d’une nouvelle frange de buveurs. Âgés de 30 à 45 ans, ceux-ci ont une autre perception du marché. Fous de produits, ils entretiennent la passion du » sourcing « , cette pratique consistant à débusquer des raretés. Nomades et en réseaux – privés ou sociaux -, ces têtes chercheuses parcourent le monde, souvent pour raisons professionnelles, et en profitent pour ramener des produits méconnus. Autant de perles qu’ils se font un plaisir de photographier et de commenter sur Facebook ou Twitter, suscitant l’inévitable curiosité teintée d’envie de leurs followers. Les mêmes organisent, en petit comité, des dîners à l’occasion desquels les invités ont la chance de s’initier aux subtilités d’un produit au travers de dégustations circonstanciées. Après avoir flashé sur les whiskys japonais, cette avant-garde du goût s’intéresse désormais aux bourbons américains, habituellement snobés par les amateurs plus âgés qui y voient un alcool sans grande complexité. » Il s’agit d’une génération de consommateurs-zappeurs qui sont en perpétuelle recherche de nouveauté, ils sont imprévisibles… Impossible de savoir sur quoi ils se rueront demain. Ils n’ont pas grand-chose à partager avec la génération précédente qui voue un véritable culte aux single malts, confirme Jacques, membre d’un cercle de dégustation informel. Ce qui est sûr, c’est qu’ils se sont intéressés aux bourbons parce qu’ils étaient laissés pour compte sous nos latitudes. Pour ma part, j’estime que c’est surtout une volonté de se démarquer qui se cache derrière cet engouement. «
Néo-consommateur par excellence, Marc possède une trentaine de bouteilles de bourbon qu’il expose fièrement dans le bar construit sur mesure au sous-sol de sa maison de Lasne. Cet entrepreneur, qui se rend au moins une fois par mois aux États-Unis, ne cache pas sa fascination pour le pays de l’Oncle Sam. » Ce que j’aime, c’est toute l’imagerie que cette boisson véhicule. Bien sûr, il y a le whisky des pionniers mais ce qui m’attire davantage, c’est l’époque de la prohibition durant laquelle les bouteilles se vendaient sous le manteau. Je fantasme pas mal sur les speakeasies, ces bars clandestins à l’ambiance feutrée. » Afin d’initier son hôte à ce qu’il appelle » l’âme » du bourbon, Marc tend un Mint julep – qui panache menthe, bourbon, sucre et eau – servi comme le veut le rituel dans un gobelet en métal blanc. » La première fois, j’ai goûté ce cocktail dans un bar à Hongkong, un choc… Cette expérience m’a donné envie d’en savoir plus sur le bourbon. «
LES EXPERTS
Volonté de se démarquer ou pas, il existe de nombreuses raisons de se passionner pour ce produit. » Il procède d’une histoire « , analyse Pascal Thonon, spécialiste £uvrant à La Barrique, magasin de la région de Charleroi proposant quelque 500 références de whiskys – dont 30 bourbons. » À l’origine, ce sont les colons irlandais qui ont voulu recréer le goût de leur whisky natal. Plutôt que d’utiliser de l’orge, ils ont fait avec les ressources locales, soit le maïs qui est la céréale la plus courante. » Au fil du temps, les procédés ont été codifiés, pour finalement être fixés par une appellation. » Ce n’est pas une appellation de type géographique, même si on en trouve essentiellement dans le Tennessee et dans le Kentucky, poursuit le connaisseur. Il est amusant de noter que c’est cet État qui a donné le nom à son whisky en hommage à Louis XVI, cinquième roi Bourbon, allié stratégique dans la guerre qui a opposé les colons américains aux Anglais en vue d’obtenir leur indépendance. Pour être étiqueté « Bourbon », il faut utiliser entre 51 et 80 % de maïs, le reste des céréales employées étant du seigle ou du blé. Le whisky doit être distillé à moins de 80 % de volume d’alcool et impérativement effectuer un passage en barriques de chêne neuves noircies à la fumée – au moins deux ans pour un « straight bourbon ». «
Une autre spécificité du bourbon tient à sa rondeur en bouche. Paul van Dievoet, caviste flegmatique de Vins & Compagnie, regrette que trop de consommateurs » passent leur chemin en raison d’un manque d’ouverture « . Il précise : » Le bourbon offre la possibilité de parcourir une palette aromatique et gustative différente. Ce qui dérange la plupart des « puristes », c’est la sucrosité résultant du fût neuf. C’est dommage car cela génère beaucoup de rondeur. De plus, le fût de chêne neuf développe des notes de vanille, de caramel et de torréfaction. Je ne dis pas qu’il ne faut boire que cela mais cela représente une approche très complémentaire par rapport aux notes tourbées, iodées, voire salines des whiskys écossais… » Paul Van Dievoet met aussi en lumière l’aspect » easy going « , voire décomplexé, du breuvage. » Aux États-Unis, il est consommé avec des glaçons et dans un verre « tumbler », ce qui est un crime de lèse-majesté en Écosse… Bien sûr cela bloque les arômes mais personnellement j’estime qu’il revient au consommateur d’effectuer le choix qui lui convient le mieux et nombreux sont les amateurs pour qui cette dilution est plaisante. » Dans la foulée, l’expert tente une explication quant à la difficulté des bourbons de s’imposer en Europe. » Je pense qu’il est compliqué de s’y faire une place dans la mesure où l’Écosse a tout balisé grâce à une communication très efficace axée sur les légendes et l’imaginaire celtiques. Il n’y a pas d’équivalent du côté du bourbon, c’est regrettable, alors qu’il existe pourtant une imagerie que l’on pourrait exploiter. «
Hubert Corman, responsable de l’import-export chez Corman-Collins, pointe également un déficit d’image. Celui qui importe 1 800 références de whisky venues du monde entier – dont une petite centaine de bourbons – remarque que le marché américain mise sur une » valorisation directe « . Il détaille : » Il s’agit d’un marché de production qui n’entend pas perdre de temps pour écouler ses stocks. Rares sont les whiskys à pouvoir se targuer d’un long vieillissement. Cette façon de faire est souvent perçue comme trop mercantile, voire comme trop basique. » Hubert Corman en profite pour dissiper un malentendu tenace. » Quand on parle de bourbon, la conversation dévie souvent vers le Jack Daniel’s. Or, il ne s’agit pas de bourbon à proprement parler. Si la célèbre marque pourrait prétendre à cette appellation, elle s’en garde bien tant sa notoriété règne en maître sur le whisky américain – elle domine celui-ci à 85 %. Le Jack Daniel’s est un » Tennessee Sour Mash Whiskey » qui se caractérise par un procédé spécifique : après la double distillation, le » Jack » est filtré goutte à goutte au travers d’un tonneau de 3 mètres de hauteur rempli de charbon de bois d’érable… Une astuce qui en a fait une référence prisée. «
Carnet d’adresses en page 78.
PAR MICHEL VERLINDEN
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