Quand les souliers prennent le chemin du musée, le résultat est forcément digne d’une grande pointure. Shoes or No Shoes ? expose plus de 1 300 paires d’artistes et quelque 2 700 chaussures tribales et ethniques, soit la plus grande collection au monde. Visite guidée pas cire-pompes.

D’où que vous veniez, du nord ou du sud, juste après Kruishoutem, Ardennes flamandes, vous y arriverez par la Vandevoordeweg, une route qui grimpe gentiment une petite colline, serpente entre champs de maïs, saules têtards et prés où paissent des vaches blanches, parfois tachetées. Rien, dans ce paysage bucolique, ne laisse présager la présence d’un tel ovni angulaire. Il faut ensuite abandonner sa voiture sur l’esplanade, en contrebas, ne rien deviner encore, passer une petite porte dans un mur de Corten, et alors s’arrêter le souffle coupé devant ce bâtiment contemporain entièrement recouvert de plomb. La lumière s’amuse de ses gris changeants, quelques marches à emprunter, bienvenue au SONS, pour Shoes or No Shoes ?, le musée de la chaussure le plus incroyable sans doute de la planète.

Ici, au milieu de nulle part, dans cette ancienne galerie d’art très cotée durant les années 80, les souliers ont remplacés les toiles, les installations, les sculptures. C’est ainsi que l’avait rêvée le mécène belge, le groupe Cortina, avec, à sa tête, Dirk Vanderschueren. En 2002, il avait racheté cette galerie d’art avec, dans ses cartons, plus de 1 000 £uvres, mais l’art et la chaussure, ce n’est pas le même métier : très vite, il préférera  » l’aventure  » muséale, la confrontation de deux collections – plus de 1 300 paires d’artistes et plus de 2 700 chaussures tribales et ethniques du monde entier. A la fin de la visite, il n’est pas sûr pourtant que l’on ne pense pas qu’entre l’art et les shoes, la frontière est aussi mince que la semelle d’une tong.

Chaussure à son pied

En guise de décor, un bâtiment  » contenant « , pensé par le collectionneur et galeriste Emile Veranneman et l’architecte Christiaan Vander Plaetse. Daté 1973 et relooké aujourd’hui par Lode Uytterschaut, qui voulait  » renforcer le volume architectural « , lui donner  » un aspect massif et monumental « , c’est réussi et pourtant nullement intimidant. Dehors, du plomb,  » matière vivante « , qui recouvre le tout comme un puzzle arithmétique. Dedans, un système d’exposition  » entrepôt « , semblable à un lieu de stockage  » flexible et industriel « , afin que le visiteur puisse explorer le musée  » en toute liberté « . Une affaire de brio narratif, simple et limpide, pour donner à voir ces collections qui se répondent à travers le temps et les étages.

Shoes arty show

Au rez-de-chaussée, une collection  » d’Art Moderne « . Entamée il y a vingt ans, par un couple d’Anversois, Veerle Swenters, fille de cordonnier et Pierre Bogaerts. Des milliers de lettres officielles, des centaines de demandes par fax, des dizaines d’appels téléphoniques réitérés et surtout une même envie de rassembler les souliers que portent les artistes quand ils travaillent, à défaut de collectionner leurs £uvres. Du monde entier, leur arrivent par courrier de simples godasses défraîchies, des £uvres d’art parfois, des toiles, des photos, des installations avec certificats d’authenticité. Ils les amassent, les exposent d’abord dans leur grenier, aujourd’hui, les voilà au SONS.

25,4 ° C et 46 % d’humidité, l’atmosphère parfaite pour ces accessoires qui ne le sont pas tant que cela et qui furent un temps partie prenante du monde de l’art. La liste est longue, la promenade non exhaustive. Au hasard, façon name dropping, les chaussons de danse de Merce Cunningham, dans un cadre doré, avec portrait en suspension et petit mot de sa main :  » You have my shoes « . Les sabots de César. Le  » Je certifie n’avoir jamais porté ces souliers, ni le gauche, ni le droit  » signé Marcel Mariën. La première paire de la collection, celle de Bram Bogaert, drôlement tachée, et son commentaire :  » C’est difficile de se séparer de mes chaussures, mais je le ferai quand même « . Couverts de traits de Bic bleu, des chaussons de danse passés entre les mains de Jan Fabre. Les deux vieilles baskets vraiment pourries de Peter Greenaway,  » ce sont indubitablement les miennes, elles ont servis en 1990 durant le tournage de Prospero’s Books « . Une phrase déchaussée, blanc sur fond noir, signé Ben,  » bravo et désolé je vais pieds nus « .

Il reste encore de la place sur les étagères, à deux niveaux, où l’on accède par un escalier de chantier. Toutes ces paires, parfois dépareillées, laissent des empreintes – elles racontent un peu, beaucoup parfois, qui les a portées. Et comment on crée.

Accessoire ethnique

Au sous-sol, on passe du blanc lumineux à l’écrin noir, qui sied mieux à  » la plus grande collection de chaussures tribales et ethniques du monde « . Presque 3 000 paires venues de 155 pays, rassemblée amoureusement depuis 1968 par William Boy Habrakan, ci-devant Hollandais volant, né dans la chaussure et vraisemblablement atteint par le virus à un degré tel que cela lui vaut le certificat circonstanciel du Guinness World Records. Ici, tout est classé par continent, départ Amérique du Nord et Caraïbes, arrivée Asie. L’affichage est succinct : pays, siècle ou année. On rêverait que l’éternel jeune homme aux paires fasse lui-même la visite guidée – on en aurait pour sept heures, il raconterait où et comment il a échangé ses baskets contre ces socques de mariée syrienne, se ferait sorcier et transmettrait les contes sacrés des aborigènes, ou archéologue et décrirait les premières traces laissées par l’homo erectus et ses sandales. Mais William Habraken est à l’autre bout du monde, à la recherche de son deuxmillecentcentetunième mocassin, galoche, pantoufle, botte ou soulier.

On voyagera donc là où nos pas nous mènent. Entre 55 % d’humidité et 22, 23 °C, sans l’ombre d’une poussière ou d’un rayon de soleil, attention fragile. Car les plus anciennes ont 12 000 ans, sont en fibre de yucca et ont été retrouvées dans une grotte américaine. Le reste décline la fourrure de renne, la peau de phoque ou d’ours blanc, la soie, le cuir, le bois, la paille, la nacre, les perles, les grelots et même les minicymbales. On y trouve de tout, et c’est beaucoup, des tongs, des spartiates, des mules, des socques, des santiags, des chopines, des patins, des sabots, des Jin Lian, des kab-kab, des tabi. Et même les pantoufles Donald et Mickey, les originales, merci tonton Walt, les bottes de la garde royale anglaise très A.F. Vandevorst ou encore les escarpins du premier bal de la reine Juliana des Pays-Bas, orange, évidemment.

On pourrait raconter l’histoire de chacune de ces merveilles, comme ces tongs que l’on porte au Bouthan, dans les temples ; ils sont en bois, les semelles ont la forme d’un poisson, entre le gros orteil et le deuxième, une boule, destinée à faire taire toute envie sexuelle déplacée en ces lieux saints, par-dessus, une fleur de lotus qui s’ouvre et se ferme à chaque pas, quel raffinement. Ou ces chaussons australiens qui ressemblent à des nids d’oiseau, tricotés en plumes d’émeu, cheveux et laine de chameau, et servent à accomplir une vengeance particulièrement codifiée, portés par un bourreau désigné qui doit poignarder le c£ur de la victime, faire tomber des gouttes de sang sur les chaussures, laisser les doigts du chef farfouiller dans la plaie, afin que personne ne sache l’heure du coup mortel ni l’endroit d’où venait le vengeur, à pas de loup – l’homme est décidément inventif et les chausseurs aussi.

Fétichisme talonné

Au sous-sol, toujours, dans une petite pièce blanche, l’autre versant de la collection de William Habraken, sa madeleine de Proust, datée xxe et xxie siècles. Des babies Courrèges, des escarpins griffés Christian Dior ou Christian Louboutin, les crazy shoes de Théa Bracadabra, les plates-formes de Vivienne Westwood, les reliques Mary Quant ou les low boots transparents de Thierry Mugler.

Surtout ne pas négliger ces escarpins rouges pas si vertigineux, désirés, pensés, commandés et portés par Marilyn Monroe. Une légère échancrure afin de laisser entrevoir deux orteils, au-dessus comme un bouton qui ne fermerait rien, un petit brillant, l’allusion est érotique. Où Norma Jean Baker allait-elle chercher cet art-là de la suggestion  » hot  » ? Il n’est pas interdit de penser alors tout bas que ce musée pourrait avoir quelque chose à voir avec le fétichisme. Mais comme sur cette Terre, on n’ignore pas qu’on n’est pas la seule à en être atteinte, on s’en fiche. Quand il s’agit de chaussure, et donc de pied, rien n’est jamais innocent, tout est toujours symbolique. Dans le jardin du musée, une sculpture cinétique de George Rickey se joue du vent. Du grand art.

Carnet d’adresses en page 100.

par Anne-Françoise Moyson

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