Eclipsée jusqu’ici par les fastes ostentatoires de Dubai, Abu Dhabi sort de sa léthargie. Face au succès de sa voisine, la capitale des Emirats arabes unis mise sur le tourisme culturel haut de gamme. A grand renfort de projets urbains titanesques signés par des stars internationales de l’architecture.

« Un grand château dominait la petite ville en ruine qui s’étirait depuis le rivage. Il y avait là quelques palmiers et, non loin d’eux, un puits où nous abreuvâmes nos chameaux.  » Pour se faire une idée du visage d’Abu Dhabi il y a à peine cinquante ans, il ne reste que quelques photos jaunies et ces phrases couchées dans les carnets de voyage du gentleman-explorateur britannique Wilfred Thesiger (1910-2003). Le petit port d’antan, qui vivait de la culture des perles, de la pêche et du dressage de chameaux, a troqué en un temps éclair ses modestes tentes contre d’orgueilleux gratte-ciel. Gardien de 10 % des réserves mondiales en or noir et produisant près de 90 % du brut à l’échelle des sept émirats, Abu Dhabi est de loin le plus riche de la jeune fédération. Mais aussi le plus discret. Contrairement à Dubai qui compense – depuis dix ans – sa position inférieure sur le marché du pétrole par des investissements massifs dans des projets immobiliers et touristiques plus extravagants les uns que les autres. Palm Island en est d’ailleurs le parfait exemple. Ce fameux archipel d’îles artificielles en forme de palmier offre, sur une centaine de kilomètres de plages, 50 hôtels, 2 marinas et 2 500 villas à 1 million de dollars pièce (721 000 euros). Plus fou encore, The World, un autre ensemble de 300 îlots factices dont le dessin évoque un planisphère. L’acheteur potentiel peut y acquérir le  » pays  » de son choix entre 6 et 37 millions de dollars (4 326 000 et 26 677 000 euros)… Cette esthétique de la démesure couplée à un régime fiscal attrayant semble en tout cas attirer les investisseurs étrangers, de plus en plus nombreux à y installer leurs sociétés. Les touristes occidentaux, qui ont fait de cette enclave clinquante du golfe Persique l’une des destinations les plus en vue de ces dernières années, suivent le mouvement.  » C’est clair que si vous voulez vous amuser, Dubaï est plus fun qu’Abu Dhabi « , estime Ryan, barman au Trader Vic’s du Beach Rotana Hôtel d’Abu Dhabi, un des rares lieux de la ville où s’encanailler. Avant de servir gins tonic et autres caipirinha aux hommes d’affaires occidentaux exténués par la chaleur autant que par leurs journées de travail – à part bosser, il n’y a pas grand-chose d’autre à faire ici, vous diront les  » expats  » -, ce jeune Mauricien de 28 ans secouait du shaker à Dubaï.  » Mais, croyez-moi, ici, ça bouge beaucoup, tempère-t-il. Avec tous les projets en cours, dans trois ou quatre ans, je vous assure qu’Abu Dhabi va exploser sur le marché du tourisme. Tout change extrêmement vite.  » Il faut parfois croire les barmen sur parole. Lasse de vivre à l’ombre du soleil éclatant de Dubaï autant que consciente des fruits juteux que peut produire l’arbre du tourisme haut de gamme, l’opulente cité insulaire déploie une énergie inédite pour devenir la nouvelle destination en vogue de la péninsule arabique. Si en 2006, la ville n’a accueilli qu’un peu plus de 1 million de touristes, l’Abu Dhabi Tourism Authority (ADTA) – une instance créée il y a à peine trois ans pour redorer le blason de l’émirat – compte doubler ce modeste score pour 2015. D’ici là, Abu Dhabi brillera de tous ses feux.

Hôtels et musées de luxe

L’Emirates Palace, un hôtel pharaonique ouvert en 2006, laisse en tout cas entrevoir les ambitions herculéennes qui motivent désormais les autorités. Planté au bout de la corniche, ce mastodonte couleur dune conjugue l’hyperluxe au superlatif. On pénètre dans le magnifique parc verdoyant de 80 hectares qui entoure le  » palais  » en passant sous un arc de triomphe. Quelques fontaines plus loin, sous le porche de l’entrée, Lamborghini et autres Maserati se reposent sur un lit de marbre. La découverte du hall principal fonctionne exactement comme dans le film promotionnel diffusé en boucle dans les avions de la nouvelle compagnie nationale Ethiad : sourire étincelant, deux grooms vous ouvrent une double porte massive sur un univers kitsch à souhait mariant les plus beaux marbres du monde, le cristal, l’or et l’argent. Hommes en habits traditionnels, businessmen en trois-pièces et vacanciers fortunés foulent le centre du patio central, surplombé par une énorme coupole de… 42 mètres de diamètre. Aussi grandiose soit-il, cet hôtel aux couloirs kilométriques, n’est pourtant que la première pierre d’une vaste métamorphose urbanistique. Parmi les différentes interventions sur le paysage – dont une série d’îles artificielles à louer ou dotées de villas et d’hôtels de luxe – l’aménagement de l’île Saadiyat est tout à fait emblématique.

Aujourd’hui, cette étendue de 27 km2 de sable blanc située à 500 mètres au large de la mégapole est une réserve naturelle totalement vierge. Demain, elle accueillera plusieurs greens, une marina dévolue aux yachts, un ensemble hôtelier, des commerces de luxe, un quartier résidentiel, mais aussi  » Ferrari World  » un parc à thème avec circuit intégré, et, surtout, une  » cité culturelle  » inédite tant par son ampleur que par la concentration de stars contemporaines de l’architecture auxquelles le propriétaire de l’île, le Tourism Development & Investment Company (TDIC), a fait appel pour élever ce nouveau temple de l’art. On retrouvera ainsi, côte à côte, les £uvres de l’Américain Frank Gehry, du Français Jean Nouvel, de la Britannique d’origine irakienne Zaha Hadid et du Japonais Tadao Ando. La nature de leur intervention est encore plus incroyable. Gehry, à qui l’on doit, entre autres coups d’éclat, la réalisation du musée Guggenheim de Bilbao, récidive… toujours pour la fondation américaine. Ainsi, d’ici à 2011, après ceux de New York, Venise, Berlin… le plus grand musée Guggenheim jamais construit sortira des sables émiriens. Pas moins de… 32 000 m2 de surface coiffés de formes géométriques déstructurées où viendront se loger des pièces de la collection d’art contemporain la plus célèbre au monde. En 2012, ce sera au tour de Jean Nouvel, l’architecte du musée parisien des Arts premiers, d’inaugurer sa nouvelle création : Le Louvre Abu Dhabi. A l’ombre d’une grande coupole ajourée, une série de bâtiments cubiques accueilleront des expositions temporaires nourries d’£uvres issues des collections des musées français les plus prestigieux (outre Le Louvre, le musée d’Orsay, le Centre Pompidou, Versailles…) Contre un milliard d’euros versé à la France, les cheikhs s’offrent ainsi des prêts prestigieux, les conseils des instances culturelles hexagonales, et la crédibilité de la  » marque  » Louvre pendant trente ans – qui, selon le quotidien Le Monde vaut à elle seule 400 millions d’euros… Zaha Hadid, la lauréate du Pritzker Architecture Prize 2004 a, quant à elle, été approchée pour concevoir un centre culturel aux belles formes dynamiques qui regrouperait cinq théâtres et un opéra. Enfin, Tadao Ando, le maître de la sobriété japonaise, signera un musée de la Marine, en partie immergé dans les eaux turquoise du Golfe.

Face à l’île Saadiyat désertique, balayée par le vent marin, seuls quelques engins de terrassement nivellent le sol. On a du mal à concevoir qu’ici, dans cinq ans à peine, les amateurs d’art fortunés viendront y admirer un tableau de la Renaissance italienne du Louvre ou une sculpture minimaliste du Guggenheim entre une séance de shopping et un gueuleton chez un jeune chef français. Expatrié depuis près de vingt ans, Greg, pilote d’hélicoptère canadien reconverti dans les balades touristiques en mer, s’étonne encore :  » Ils sont passés du chameau à la Ferrari en moins de trente ans. C’est fou. Tout est allé très vite. Maintenant, ils passent une étape supplémentaire. Construire un opéra ou un musée est incongru pour les habitants. Mais ils ont très vite compris que s’ils voulaient attirer les investisseurs étrangers, ils devaient créer une attraction. « 

Si en quelques années les pétrodollars ont transformé la petite cité portuaire en grand plateau de Monopoly impersonnel, aujourd’hui, Abu Dhabi veut moderniser son image et se créer une identité. En s’achetant un supplément d’âme à l’extérieur, cette ville, où 80 % des habitants sont des allochtones, sera demain, plus encore qu’aujourd’hui, le parangon de ces  » Villes Monde  » au charme étrange ; l’incarnation urbaine de la culture mondialisée, où le mélange des genres semble aussi riche qu’artificiel.

Baudouin Galler

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