La créatrice belge Isabelle de Borchgrave s’installe à Venise, dans l’antre même du maestro. Elle y fait briller son art du papier en prenant pour modèles les opus du grand Mariano Fortuny, rendu célèbre par sa fabuleuse technique du plissé et les motifs prodigieux de ses soieries.

Venise, dans les derniers jours de février. La brume enveloppe la lagune de longues heures durant. Mais dès l’aube, Isabelle de Borchgrave grimpe au quatrième et dernier étage du Palazzo Fortuny, avec vue sur les toits du Campo San Beneto. La créatrice belge, connue dans le monde entier pour ses somptueuses robes en papier, met la dernière main à l’un de ses projets oniriques : une tente d’inspiration maure.  » En hiver, lorsqu’il faisait trop froid, Mariano Fortuny installait une grande tente amenée du Maroc dans son atelier, explique-t-elle. Cette tente, il l’avait également dressée lors de l’ouverture de sa boutique parisienne. Fortuny était, entre autres, un prodigieux ingénieur textile, il avait besoin de ce genre de grands développements pour présenter la beauté et la richesse de ses motifs. « 

écrit dans les astres

Avec Daniela Ferretti, l’architecte des musées de Venise, Isabelle peaufine la mise en scène de l’exposition Un Mondo di Carta, entièrement dédiée à son travail sur le papier et qui aura pour écrin le Palazzo Fortuny. Au programme : plus d’une centaine de robes et d’objets réalisés par l’atelier d’Isabelle de Borchgrave, dont une grande quantité sont inspirées des motifs de tissus et des modèles de robes qui ont rendu Mariano Fortuny célèbre au début du xxe siècle.  » Pour ne citer qu’un exemple, poursuit Isabelle de Borchgrave, Marcel Proust lui-même imagine une robe Fortuny portée par Albertine. Il commente d’ailleurs sa démarche dans une lettre datée du 17 février 1916 et adressée à Maria de Madrazo, la cousine de Mariano Fortuny. Pour détailler au mieux l’£uvre du créateur vénitien, Proust s’enquiert des sources d’inspiration de Fortuny, et plus particulièrement des peintures de Vittore Carpaccio (1460-1525) dont il a utilisé les couleurs, dont ces fameux rouges Carpaccio.  »

La rencontre entre Mariano Fortuny et Isabelle de Borchgrave était sans doute écrite d’avance.  » J’ai découvert Venise à l’âge de 17 ans, confie Isabelle, en compagnie de Thierry Bosquet, le décorateur de théâtre et d’opéra. J’étais totalement fascinée par le palais Fortuny, à un point tel que je rêvais de m’y laisser enfermer pour y rôder à ma guise.  » Depuis ce premier voyage, la créatrice belge a eu tout le loisir de se familiariser avec Venise et les motifs d’inspiration que Fortuny y a puisés, en ce compris  » les moindres pavements de Saint-Marc « . En effet depuis près de trente ans, elle travaille chaque printemps pour le fameux hôtel Cipriani, y laissant libre cours à son art du trompe-l’£il. Elle a ainsi l’occasion d’y faire des rencontres intéressantes et, parfois, surprenantes…

Le conseil de Sarko

L’une d’elles remonte à mars 2006.  » J’installais des robes Fortuny grandeur nature dans les vitrines du bar du Cipriani, dédié à Mariano Fortuny lui-même, se souvient-elle. J’avais été intriguée par le manège provoqué par quatre personnes qui faisaient dresser spécialement une table en terrasse, pour profiter du premier soleil radieux et de la vue sur le bassin de Saint-Marc. Le maître d’hôtel est apparu et m’a transmis une invitation à rejoindre ce petit groupe. C’est ainsi que je me suis retrouvée face à Nicolas Sarkozy, à Cécilia et à deux de leurs amies. Fidèle à sa réputation de curieux insatiable, il m’a posé quantité de questions techniques, avouant au départ ne rien y comprendre. Ce fut un véritable interrogatoire. Il a conclu l’entretien d’un conseil :  » Mettez votre nom en rouge et en plus grand ! « 

Ce sont ces mêmes robes qui ont attiré l’attention des responsables des musées de Venise sur le travail du papier d’Isabelle de Borchgrave lui proposant d’occuper, le temps d’une exposition personnelle, le Palazzo Fortuny avec ses créations.  » Je travaillais alors sur le thème des Medici et de Florence, sourit-elle. J’ai mis ce projet entre parenthèses pour me plonger dans l’£uvre de l’homme qui a su si bien incarner la création et synthétiser la vie culturelle de la Venise de son époque. « 

Depuis Papier à la Mode, sa première exposition présentée au Musée de Mulhouse, en 1998, Isabelle de Borchgrave a largement ouvert son éventail de créations en papier, passant des robes de grands couturiers à des copies de modèles anciens, d’après peintures d’époque, par exemple.  » Le plus fascinant, s’enthousiasme-t-elle, c’est de passer d’un portrait en deux dimensions à une robe avec ses volumes. Imaginer comment était le dos de ce que portait Elizabeth Ière d’Angleterre, par exemple.  »

Face à l’ampleur des projets, l’atelier d’Isabelle de Borchgrave s’est aujourd’hui mué en une petite ruche où s’affairent une dizaine de personnes, dont quatre jeunes stylistes issues des académies de Gand et d’Anvers. Assise sous sa verrière, Isabelle continue à être la seule à peindre inlassablement ces kilomètres de papier qui sont utilisés chaque année. Comme Mariano Fortuny l’a fait en son temps pour l’impression des étoffes, la créatrice belge a mis au point une technique de travail du papier, partant invariablement du même coupon blanchâtre de 1 m x 1,50 m. Plusieurs opérations sont nécessaires avant d’arriver au stade final, dont celle qui consiste à chiffonner les futures étoffes, de manière à casser la texture brillante du papier et  » produire  » ensuite des étoffes aussi diverses que de la gabardine ou de la soie.

Le grand art du trompe-l’£il

 » Les robes de Fortuny nous ont encore fait progresser, dans la technique, la maîtrise du détail, souligne Isabelle de Borchgrave. Fortuny a énormément voyagé, peint et dessiné. Il a rassemblé une documentation colossale. Ses textiles ne sont pas des copies de motifs orientaux, japonais, maures ou de peintures de Carpaccio ou du Titien. Il les interprète à sa manière et les met au service de sa technique. Il en va de même de la forme des robes. Il s’inspire de Delphes pour créer une ligne de robes au plissé magnifique, ce que Issey Miyake a également réalisé plus tard. La mode puise perpétuellement dans le passé pour le réinventer. « 

Pascaline Vatin, commissaire de l’exposition et Giandomenico Romanelli, directeur des Musei Civici Veneziani, les premiers à avoir initié cette collaboration, découvrent les créations d’Isabelle de Borchgrave les unes après les autres.  » L’an dernier, l’exposition Artempo initiée par Axel Vervoordt a attiré tous les regards sur le palazzo Fortuny, démontrant la fascination que ce lieu peut exercer, rappelle-t-elle. Isabelle de Borchgrave se l’approprie d’une autre manière en faisant revivre le Fortuny de la mode et du textile, comme Peter Greenaway (le réalisateur anglais) l’a fait voici quelques années avec la lumière, une autre facette du génial Mariano. « 

Au premier étage du Palazzo Fortuny, les robes de papier côtoieront, du 15 mars au 21 juillet prochain, les modèles originaux. L’illusion est telle qu’on a du mal à discerner le  » vrai  » du  » faux « . Et l’art du trompe-l’£il selon Isabelle de Borchgrave y triomphe en 3 dimensions.

Carnet d’adresses en page 124.

Reportage : Jean-Pierre Gabriel

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