Son rapport au temps n’est pas celui de la mode d’aujourd’hui. Son premier parfum aussi ne pouvait que bousculer les codes des sillages établis.

Le chef en a déjà vu d’autres. Et cette fois encore, le nombre de convives dépasse les prévisions avancées sur papier. Une tradition de famille qui a du bon, à Tunis déjà, lorsqu’elle dressait le couvert, la grand-mère d’Azzedine Alaïa ajoutait toujours au moins deux assiettes de plus  » au cas où « . Dans la mythique cuisine de la rue Moussy, à Paris, où se retrouve chaque midi l’équipe du studio au grand complet, quelle que soit l’ampleur de la tâche encore à accomplir, résonne un joyeux brouhaha. Seul Didine, le saint-bernard, manque à l’appel, la foule des grands soirs aurait plutôt tendance, nous dit-on, à le rendre ronchon. Le maître des lieux, dont le portrait signé Julian Schnabel trône à l’étage, posé le long d’un mur du salon d’essayage comme s’il voulait, même par procuration, garder un oeil sur les femmes qu’il habille, s’est installé en tête de la grande table rectangulaire entourée de chaises blanches signées Robert Mallet-Stevens. Il est vêtu comme à l’accoutumée de son éternel costume noir col Mao – la légende voulant qu’il en possède plus de trois cents -, une vodka  » on the rocks  » sur le devant de l’assiette.

Lui qui n’aime rien tant que de manipuler la matière – les tulles imprimés, les laines brodées et brûlées, les cuirs perforés au laser – au plus près des femmes, en leur tournant autour, encore et toujours, jusqu’à ce que la coupe soit parfaite, lui qui, depuis plus de vingt ans déjà, refuse de se plier à la tyrannie des  » saisons  » au point d’oser commencer une robe un jour et la terminer seulement une décennie plus tard, s’est enfin décidé à faire le grand saut. A oser l’aventure d’un parfum qui porte son nom, qui soit à l’image de sa mode à la fois transgressive et délicate – la beauté peut se cacher aussi dans le plissé minutieux d’une chemise blanche en popeline de coton – qui a su se faire l’alliée de ces dames.  » S’il sculpte si bien leur corps, c’est parce qu’il a un rapport spécial avec elles, note Carla Sozzani, fondatrice du concept store 10 Corso Como (lire par ailleurs), à Milan, et l’ange gardien d’Alaïa depuis plusieurs lustres. Il les voit belles, il les rend belles et leur donne confiance.  »

 » UN GESTE NATUREL  »

A quelque chose comme 75 ans – son âge véritable reste même pour ses proches un mystère -, ce géant du secteur, l’un des derniers à pouvoir se targuer d’avoir rendu si belles les filles qui faisaient la fête au Palace jusqu’au bout de la nuit et d’habiller encore aujourd’hui la Première Dame des Etats-Unis, ne pouvait pas se contenter d’une fragrance comme les autres. Une fois encore, c’est un souvenir d’enfance qu’il évoque au moment de briefer les parfumeurs, l’odeur qui se dégage de la chaux brûlante des murs sur lesquels sa grand-mère, toujours elle, jetait de grands seaux d’eau froide, en été, pour refroidir la maison.  » Ce n’est pas un parfum mais une eau de parfum, insiste-t-il. Se parfumer, c’est comme se rafraîchir, un geste naturel.  »

Pour que prenne vie sans compromis l’image qu’il se fait d’une fragrance, la sienne, en particulier, Azzedine Alaïa sera comme dans tout ce qu’il entreprend le maître unique et absolu de chacune des étapes du processus de décision. Dès le premier tour de table, un seul accord trouve grâce à ses yeux, il est signé Marie Salamagne. Et ne ressemble à rien de connu.  » J’ai posé une formule évocatrice de sensations, détaille-t-elle. Des notes fraîches, aquatiques, minérales assemblées par jets successifs.  » Sous le regard exigeant du créateur parisien et de Carla Sozzani, elle ajoute à son esquisse un coeur floral et travaille le tout de manière moins innocente pour apporter, en clair-obscur, une impression de peau.

Pensé par le designer Martin Szekely, qui le voulait  » comme un objet fétiche adressé aux femmes « , le flacon en verre noir translucide surmonté d’un capot en forme de bobine de fil d’or s’orne sur les deux faces du célèbre  » perforé Alaïa « , aperçu d’abord sur un corset en cuir dans les années 80. Pour incarner cet univers, Guinevere van Seenus a revêtu la robe dite Houpette, l’une des pièces légendaires du créateur, en maille Stretch et mousse de viscose duveteuse. Longue et sinueuse à la manière des premiers modèles à bandes inspirés par les momies égyptiennes, elle dessine la courbe des hanches et dénude les épaules pour mieux révéler le port de tête en majesté de la top américaine, coiffée par Julien d’Ys d’un casque d’or travaillé à même ses cheveux. Devant l’objectif de Paolo Roversi, la jeune femme semble émerger de l’ombre, sorte de vision mystique de l’univers d’Azzedine Alaïa devenu sillage enchanté…

L’eau de parfum Alaïa Paris, déjà disponible dans les boutiques de la marque, arrivera en Belgique à la rentrée prochaine.

PAR ISABELLE WILLOT

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